SOUTOU Georges-Henri, La Guerre froide : 1943-1990

La guerre froide : 1943-1990 – Georges-Henri Soutou

Quiconque étudie les relations internationales ne peut faire l’économie d’une étude approfondie de la période communément dite de la guerre froide. Sur ce sujet, l’historien spécialiste des relations internationales et de la guerre froide Georges-Henri Soutou nous livre une synthèse très complète (malgré ses limites) de plus de 1000 pages sur cette période très complexe : La guerre froide : 1943-1990[1]. Il s’avère enrichissant d’enseignement pour quiconque souhaite mieux comprendre la politique étrangère américaine et russo-soviétique ou encore l’arrière-plan de la construction européenne et plus globalement les origines de l’ordre international actuel encore largement dominé par les États-Unis. L’ordre international et la construction européenne tels que nous les connaissons aujourd’hui résultent en grande partie, non seulement des décisions d’importance capitale négociées entre les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale, mais aussi de la confrontation larvée entre les deux superpuissances que sont l’URSS et les États-Unis auxquelles sont associés leurs alliés respectifs. Nous tâcherons ici de récapituler certains enseignements et idées essentielles exposées dans cet ouvrage et d’y apposer certaines critiques à propos de la manière dont le sujet est traité.

Cette confrontation entre les deux blocs se déroule sur tous les plans : politique, militaire, idéologique, économique, scientifique… et heureusement, elle n’a jamais atteint le seuil de l’affrontement armée à grande échelle ou même celui de la guerre nucléaire (même si l’on en a été tout proche lors de la crise de Cuba de 1962). Pour autant, il n’y a pas seulement eu des aspects de compétition : il y a aussi eu des accalmies et même des aspects de coopération. On peut notamment penser à la coopération en matière d’armes nucléaires dont le legs a été le traité sur l’interdiction des essais nucléaires[2], le traité de non-prolifération TNP[3], les traités de contrôle des armements SALT[4] ou encore les traités de désarmement FNI[5] et START[6].

Si la guerre froide ne s’est pas transformée en « guerre chaude » et que le continent européen a traversé des crises[7] sans subir le retour de la guerre à proprement parler, il en a été tout autre pour d’autres régions du monde. On pense notamment aux guerres d’Indochine, celle de Corée, les guerres civiles qui ont sévi sur le continent Africain, ou encore les guerres entre Israël et ses voisins arabes. C’est pourquoi Georges-Henri Soutou considère l’appellation communément admise de « guerre froide » comme étant eurocentrée. Il retiendrait plutôt l’appellation de « Guerre de cinquante ans »[8].

En se replaçant sur le temps long, Soutou perçoit la guerre froide comme une étape clôturant le grand débat intellectuel entre les courants de pensée politique, économique et sociologique nés au XIXe siècle. Le débat a finalement été tranché en faveur de la démocratie libérale et non de la démocratie populaire. Sa réflexion se positionne dans le sillage de la pensée de Francis Fukuyama qui, dans son célèbre livre La fin de l’Histoire et le Dernier Homme [9], interprète de manière hégélienne l’effondrement du communisme et la propagation du libéralisme à l’échelle planétaire comme le dénouement de l’Histoire, laissant entendre que si des événements continuent de se produire, il n’y aura pas d’autres cadres de pensée mieux à même d’organiser la société.

Par ailleurs, l’historiographie soutourienne diverge d’autres grands spécialistes de l’histoire diplomatique que sont Jean-Baptiste Duroselle ou encore Jacques Droz. Soutou tranche avec l’approche purement événementielle du traitement des questions historiques. Il s’efforce plutôt de reconstituer les desseins des protagonistes à l’œuvre dans l’apparition de problèmes historiques et de mettre en exergue comment elles ont influencé le traitement et la résolution de ces problèmes.

Dans son livre, l’emphase est placée sur les arrière-pensées des protagonistes, arrière-pensées qui, bien sûr, divergent considérablement entre Occidentaux et Soviétiques, mais aussi entre alliés de chaque camp et au sein même des administrations en charge de l’élaboration de la politique étrangère. On pense notamment comme exemples flagrants désavouant le monolithisme de chaque camp, au schisme sino-soviétique des années 1960, controverse idéologique et de politique étrangère portant sur les rapports à entretenir avec l’Ouest. Et dans le camp occidental, à la politique de grandeur et d’indépendance nationale de De Gaulle.

Pour Soutou, la politique étrangère soviétique accorde une place capitale à l’idéologie marxiste imposant une lecture en termes philosophiques et économiques de la survenue des évènements. Même si les interprétations ont quelque peu différé selon les dirigeants soviétiques qui se sont succédé, les Soviétiques n’ont jamais abandonné l’idée qu’ils étaient à la tête du mouvement révolutionnaire et que le capitalisme se devait d’être détruit tôt ou tard et qu’il fallait s’y préparer[10].

L’historien s’oppose à la littérature révisionniste qui place les États-Unis comme fautifs du déclenchement de la guerre froide, c’est avant tout Staline qui, de par ses ambitions territoriales insatiables en Europe ou encore au Moyen-Orient, a provoqué un raidissement occidental et le déclenchement de la guerre froide[11]. L’activisme offensif de la politique étrangère soviétique se retrouve aussi bien chez Staline que chez ses successeurs, comme Kroutchev qui tente une poussée sur Berlin et dans les Amériques, Brejnev qui s’essaie à obtenir des gains dans le tiers-monde (par exemple en Afrique), jusqu’à Gorbatchev qui comprit que l’aventurisme soviétique ne peut que provoquer le raidissement du camp occidental et tente de se rapprocher des Occidentaux face à de graves problèmes économiques intérieurs.

Pour les Américains, la politique de Truman, et de tous les présidents jusqu’à Reagan, a été celle de l’endiguement : partout où les Soviétiques tentaient une percée politique et idéologique, il faut s’affairer à y placer des contrepoids. C’est plus ou moins ce que préconisait le diplomate spécialiste de la Russie Georges Kennan dans son télégramme du 22 février 1946 et à la tribune de la revue Foreign Affairs de juillet 1947 qui mettait en garde les décideurs à Washington des intentions soviétiques[12]. Bien sûr, chaque président américain et son administration diffèrent sur les modalités (politiques, idéologiques, militaires, économiques…) et les variations (plus ou moins d’engagement) de ces contrepoids. Car, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il n’était pas acquis que les États-Unis continueraient à s’impliquer dans les affaires mondiales et à stationner des troupes en Europe. Dans un premier temps, Roosevelt et Truman ont opté pour une approche wilsonienne reposant sur de grandes institutions internationales pour traiter les problèmes mondiaux et non sur des systèmes régionaux de sécurité dirigés par les États-Unis. La résistance posée devant l’expansion soviétique déboucherait éventuellement sur une transformation du système soviétique plus favorable au camp occidental. C’est la thèse de la convergence entre les systèmes socialistes et capitalistes. Reagan, quant à lui, tranche avec la politique de l’endiguement pour adopter celle du refoulement : il faut renforcer considérablement les capacités de l’Amérique afin de la placer en position de force face à l’URSS.

L’autre thème de prédilection est celui du développement des armes nucléaires, la conception de leur doctrine et les négociations américano-soviétiques pour les encadrer. Il en ressort que, jusqu’à la fin des années 1960, les Américains disposent d’une éclatante supériorité nucléaire sur les Soviétiques. Que ce soit sur le nombre de têtes nucléaires ou le nombre et la diversité des vecteurs. Les Américains ne sont rattrapés – et même surpassés – par les Soviétiques qu’à partir des années 1970. Toutefois, les Américains demeurent également en avance sur le développement des technologies anti-missiles.

La doctrine américaine a basculé des représailles massives vers la riposte graduée[13] et repose sur une conception de l’équilibre de la terreur. Il n’y a pas de vainqueur dans une guerre nucléaire. Pour les Soviétiques, au contraire, la dissuasion nucléaire repose avant tout sur la possession de capacités permettant de gagner une guerre nucléaire. Le déploiement de missiles nucléaires soviétiques à Cuba en 1962 a été une tentative de rééquilibrer la parité stratégique avec les Américains et, de ce fait, d’obtenir des moyens de pression sur Berlin. Pour Soutou, le spectre de l’apocalypse nucléaire et la volonté de l’administration Kennedy d’œuvrer au contrôle des armements nucléaires ont permis de constituer la première pierre d’un lien américano-russe indéfectible. Depuis la crise de Cuba, les Américains et les Russes n’ont jamais cessé de dialoguer sur l’encadrement, la limitation, voire même la réduction des arsenaux nucléaires[14].

Concernant l’Europe, tout le long de son livre, Soutou ne cesse de se focaliser sur les modalités de la réinsertion de l’Allemagne, le problème de sa division et les perspectives de son unification. La question allemande a toujours continué de diviser les vainqueurs tout le long de la guerre froide :

  • Les Soviétiques ambitionnent de constituer une Allemagne communiste sous orbite soviétique, détachée du camp occidental et à défaut une Allemagne de l’Est sous leur contrôle total ;
  • Les Français veulent maintenir une Allemagne faible et divisée ou éventuellement une Allemagne unifiée, mais ayant une souveraineté limitée ;
  • Les Américains désirent une Allemagne enracinée dans le camp atlantique ;
  • Les Allemands, quant à eux, souhaitent une Allemagne réunifiée pleinement souveraine ou, pour les socialistes allemands, une Allemagne réunifiée et neutralisée dont pourraient s’accommoder les Soviétiques.

L’Allemagne et surtout Berlin sont des points de pression que n’hésitent pas les Soviétiques à utiliser, comptant sur leur supériorité militaire conventionnelle en Europe afin de pousser les Américains hors d’Europe, susciter l’effondrement de l’Alliance Atlantique et asseoir la domination et l’influence soviétique sur le continent européen. Ce fut le cas de Staline avec le blocus de Berlin, ou encore les menaces de Kroutchev de paix séparée avec la RDA si les Occidentaux ne se retirent pas de Berlin.

Si Georges-Henri Soutou nous a produit ici une excellente synthèse, fruit d’un colossal travail de recherche, elle ne reste pas exempte de manquements et de reproches. En effet, l’historien affirme plusieurs fois que la guerre froide ne peut se résumer à une affaire entre Américains et Soviétiques et que d’autres puissances ont influé sur le cours des évènements, notamment les Européens, que ce soient les Britanniques, les Français, les Allemands ou les Européens de l’Est. Toutefois, Soutou traite peu des rapports entre Européens, Soviétiques et Américains. Il aborde encore moins les rapports encore Soviétiques, Américains et leurs alliés ou partenaires d’Asie (en dehors du cas de la Chine populaire), d’Afrique, des Amériques et plus généralement du Tiers-monde. Soutou réprouve une approche eurocentrée de la guerre froide. Pourtant, si le problème allemand et les soulèvements populaires des pays du Pacte de Varsovie[15] sont largement évoqués, les conflits meurtriers ayant fait plusieurs millions de morts dans le Tiers-monde, comme la Guerre de Corée ou encore les guerres d’Indochine, ne sont évoqués que rapidement. La politique étrangère de la Chine populaire, autre grande puissance nucléaire et pilier du mouvement communiste pendant la guerre froide, est passée à la trappe. Davantage d’attention pourrait également être accordée à la construction européenne et à l’édification de l’Europe de la défense. Sur ce point, nous préférerons son autre livre portant sur les rapports franco-allemands : L’Alliance incertaine, les rapports politico-stratégiques franco-allemands, 1954-1996[16].

SOUTOU Georges-Henri, La Guerre froide : 1943-1990
Photographie de l’ouvrage SOUTOU Georges-Henri, La Guerre froide : 1943-1990, Paris, Fayard, 2011 (1re éd. 2001), 1103 p., La Revue d’Histoire Militaire, 2022

Si vous avez aimé cet article, nous vous conseillons également :

Bibliographie

FUKUYAMA Francis, La fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 2018 (1re éd. 1992), 643 p.

SOUTOU Georges-Henri, L’alliance incertaine : les rapports politico-stratégiques franco-allemands, 1954-1996, Paris, Fayard, 1996, 496 p.

SOUTOU Georges-Henri, La Guerre froide : 1943-1990, Paris, Fayard, 2011 (1re éd. 2001), 1103 p.


[1] SOUTOU Georges-Henri, La Guerre froide : 1943-1990, Paris, Fayard, 2011 (1re éd. 2001), 1103 p.

[2] Le traité d’interdiction des essais nucléaires a été signé en juillet 1963 par les États-Unis, l’URSS et la Grande-Bretagne. Il met fin aux essais nucléaires sous-marins, atmosphériques et spatiaux, les essais sous-terrains restaient autorisés.

[3] Le traité de non-prolifération nucléaire (TNP) a été signé originellement le 1er juillet 1968 par les Américains, les Soviétiques et les Britanniques. Les pays signataires s’engagent à ne pas fournir à autrui de matières fissiles et de technologies pouvant conduire au développement d’armes nucléaires.

[4] Le traité de limitation des armements stratégiques (SALT I) a été signé le 26 août 1972 par les États-Unis et l’URSS. Il prévoit un plafonnement du nombre de missiles balistiques intercontinentaux des deux superpuissances. Le second traité de limitation des armements stratégiques (SALT II) a été signé le 18 juin 1979, toujours entre les deux grands. Il était plus ambitieux que le précédent en incluant davantage de vecteurs et en prenant en compte le mirvage des têtes nucléaires. Il ne fut jamais ratifié par la partie américaine considérant qu’il avantageait davantage la Russie.

[5] Le traité sur les forces nucléaires intermédiaires (FNI) signé entre Américains et Soviétiques le 8 décembre 1987 interdit les missiles soviétiques et américains à portée intermédiaire de 500 à 5500 km, il met définitivement à l’épisode de la crise des euromissiles.

[6] Le traité sur la réduction des armes stratégiques (START I) a été signé le 31 juillet 1991 quelques mois avant la dissolution de l’URSS, à la différence des traités SALT, il oblige à un démantèlement partiel des arsenaux nucléaires stratégiques américain et soviétique.

[7] Les crises de Berlin de 1948-1949 et de 1958-1961 ; les printemps des peuples en Europe Centrale et Orientale (en Hongrie en 1956, en Tchécoslovaquie en 1968, en Pologne en 1980) ; la crise des euromissiles de 1981-1983.

[8] Ibid., p. 8

[9] Publié aux États-Unis pour la première fois en 1992. FUKUYAMA Francis, La fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 2018 (1re éd. 1992), 643 p.

[10] SOUTOU Georges-Henri, op. cit., p. 19

[11] Ibid., pp. 221-223

[12] Ibid., pp. 210-211, pp. 231-234

[13] La doctrine nucléaire de la riposte graduée énoncée sous l’administration Kennedy inquiéta les Européens qui l’ont interprété comme un désengagement de la garantie nucléaire américaine à l’Europe. Les Français et De Gaulle notamment se virent conforter dans l’édification de forces nucléaires nationales.

[14] Ibid., pp. 597-602

[15] Le Pacte de Varsovie, fondé en 1955, est un pacte de sécurité sous leadership soviétique regroupant l’URSS et les pays d’Europe Centrale et Orientale communistes. Il peut être considéré comme la réponse soviétique à l’OTAN.

[16] SOUTOU Georges-Henri, L’alliance incertaine : les rapports politico-stratégiques franco-allemands, 1954-1996, Paris, Fayard, 1996, 496 p.

Laisser un commentaire