« Le despotisme existe en Russie, c’est l’essence de mon gouvernement, mais il convient à l’esprit national »[1]. S’entretenant avec le marquis de Custine alors en voyage en Russie pour la rédaction de son fameux La Russie en 1839 — pendant russe de l’ouvrage d’Alexis de Tocqueville De la démocratie en Amérique —, le tsar Nicolas Ier exposait à son interlocuteur sa vision de ce que se doit d’être, et ce qu’est l’exercice du pouvoir en Russie. Cent quatre-vingt-deux ans plus tard, son constat semble toujours d’actualité, voire confirmé par les expériences politiques russes du XXe siècle. De siècles en siècles, de tsars en tsars, qu’ils se présentent orthodoxes, bolchéviques, ou, aujourd’hui, nationalistes, le pouvoir russe est resté despotique et autoritaire ; et ses services secrets ont été et en sont encore les grands artisans. Toutefois, les services secrets russes ne sont pas qu’un pilier essentiel des différents régimes autoritaires s’étant succédé durant la dix fois séculaire histoire de la Russie. Outil de « guerre douce », ils ont servi et servent toujours la politique étrangère du Kremlin, comme nous l’ont montré récemment les épisodes de la Crimée ou de l’empoisonnement de l’opposant politique Alexeï Navalny[2].
Fascinants, ces services secrets nés dans l’aurore de l’histoire russe, ont vu ces dernières années de multiples documents écrits à leur sujet. C’est ce qu’essaye à nouveau Andreï Kozovoï, dans l’ouvrage présenté ici Les Services secrets russes : des tsars à Poutine. Maître de conférences à l’Université de Lille, et membre du laboratoire du Centre d’Etudes en Civilisations Langues et Lettres Étrangères de la même université, c’est un spécialiste de la Russie soviétique et de la période suivant son effondrement. Dans son ouvrage, Kozovoï fait le pari d’écrire une histoire des services secrets russes, tout en annonçant, dès l’introduction, la difficulté d’une telle entreprise, se demandant alors s’il est possible d’écrire une histoire des services sachant que « [les historiens] se basent traditionnellement sur [l’étude] des documents, [tandis que le renseignement, lui, est fondé] sur le déni, la falsification et la destruction de documents »[3]. L’affaire ici étant d’autant plus compliquée « quand on traite des services secrets russes, aux zones d’ombre et taches blanches bien plus importantes que celles des autres »[4]. Ses principales sources se divisent en trois grands groupes : les révélations des « repentis du communisme, les témoignages des transfuges des services de renseignement russes et les Mémoires d’anciens agents publiés en Russie (ces derniers devant, prévient-il, être utilisés avec vigilance).
Ce livre, où l’auteur nous dépeint le fonctionnement des différentes organisations du renseignement russe, nous livre également la façon dont sont formés les agents du renseignement, leurs missions, leur quotidien, et leurs méthodes de travail. Centré sur le renseignement civil et sur la relation Russie-Occident, à savoir « l’ensemble des pays dits développés, à commencer par l’Europe occidentale et les États-Unis »[5], le livre est axé sur trois grands questionnements nourrissant la réflexion de l’auteur, à commencer par la continuité historique des institutions du renseignement. En effet, c’est peu dire que la Russie a connu lors des deux derniers siècles de grands bouleversements qui l’ont modifiée, elle, et son rapport au monde, en profondeur.
Andreï Kozovoï se demande alors comment les services de renseignement ont-ils assuré la continuité de leurs prérogatives et de leurs missions à travers les différentes secousses de l’Histoire et dans les différents régimes s’étant succédé à la tête du pays. Le KGB, service de renseignement soviétique est-il le successeur de l’Okhrana (service de renseignement tsariste) et le SVR est-il une version post-bolchévique du KGB mourant ? Pour répondre à cette question, Kozovoï prend son objet dans sa longue durée. Nés sous les Rioukides, et plus précisément sous Ivan III (1440-1505), les services de renseignement tsaristes vont appuyer le régime pendant près de mille ans. Concentrés sur les « ennemis de l’intérieur », ils deviennent rapidement un pilier du régime, étouffant alors toute opposition. Pourtant, lorsque la Révolution d’Octobre voit le jour, de « nombreux agents tsaristes — à l’image de Nikolaï Potapov, lieutenant général du GU [renseignement militaire], qui survit à la Grande Terreur, et meurt en 1946 — continuent de travailler pour les rouges »[6] ; ceci s’expliquant par le manque de spécialistes chez les bolchéviques qui s’appuient alors sur les services existants. Ce faisant, la rupture est bien moins importante qu’on ne le suppose[7], si bien, nous dit l’auteur, que « les bolcheviques se montrent plus fidèles héritiers du tsarisme que créateurs d’un nouveau système de renseignement »[8].
Il en va de même en 1991, lorsque l’empire rouge s’effondre. Gorbatchev, qui sent alors le pouvoir lui échapper alors qu’il mène d’arrache-pied les réformes qui doivent, selon lui, sauver la Russie du marasme, entraîne le KGB dans le sillage de ces réformes. Son œuvre étant surtout poursuivie par son successeur Boris Eltsine, modifiant notamment la structure de l’appareil de renseignement sur le modèle américain (structure double FBI/CIA indépendants l’un de l’autre) avec la création du FSB (renseignement intérieur et contre-espionnage) et du SVR (renseignement extérieur). Cependant, le naturel revient vite au galop, et, en réponse à la politique d’élargissement à l’est de l’OTAN, le pouvoir russe replace les services de renseignement au centre de ses activités. Malgré la purge s’étant opérée durant la période de réforme, les nouveaux services de renseignement russes, nous dit Kozovoï, se placent bien en héritiers du KGB, car, comme l’expliquait le journaliste et historien Jacques Bainville la « continuité, loi banale de l’histoire et qui apparaît à travers les plus vastes révolutions, s’expliquerait par le seul fait que les hommes qui assistent aux plus grands changements ou qui les conduisent, ont vécu, ont formé leurs habitudes et leurs idées sous le régime antérieur »[9].
Le professeur Olivier Forcade expliquait que « la rencontre de la plasticité des relations internationales et de la plasticité de l’étude du renseignement a produit la richesse de l’objet »[10], c’est-à-dire qu’il faut s’interroger sur le rôle que « l’histoire invisible », à savoir le renseignement russe, a sur « l’histoire visible », c’est-à-dire la diplomatie russe. En d’autres termes, l’action du diplomate s’opère-t-elle en corrélation avec les activités de l’espion ? C’est le deuxième grand pilier d’interrogation de notre auteur. Ce dernier nous montre alors que les services de renseignement russes se présentent dès le début comme un objet au service d’une politique de puissance, l’histoire de l’espionnage russe étant « étroitement liée à l’ouverture diplomatique de la Russie vers l’étranger »[11], la diplomatie russe est dès lors également un service de renseignement, au point que « le terme “diplomate” est synonyme d’“espion” et qu’il « faut attendre le milieu du XVIIe siècle pour qu’un monarque russe tente, pour la première fois, de séparer la diplomatie du renseignement sans y parvenir tout à fait »[12]. Cela signifie que les différents organes de renseignement s’étant succédé appuient les objectifs de grande puissance du pays dès leur naissance « la Moscovie cherche à s’agrandir – tantôt de manière agressive, tantôt obéissant à une logique défensive – et à protéger ses frontières vulnérables. Pendant toute son histoire, elle cherche une ouverture maritime – au nord comme au sud, sur la Baltique comme sur la mer Noire – et l’espionnage constitue un outil privilégié de cette stratégie »[13]. Cependant, le rôle de l’idéologie n’est pas négligeable, surtout durant la période soviétique. Ainsi, Kozovoï nous montre la corrélation entre la puissance politique du PCF, l’antiaméricanisme du général De Gaulle, et la pénétration soviétique sur le territoire français, si bien que notre cher vieux pays fut « pendant dix ans la source d’informations la plus féconde du Centre »[14].
Enfin, le dernier grand axe d’interrogation s’appuie sur une réflexion sur le poids politique des services de renseignement, ou dit plus explicitement : les services de renseignement russes forment-ils un État dans l’État ? Cette question, notre auteur se la pose surtout dans le chapitre XI baptisé
« L’hubris de Poutine » qui traite des services de renseignement à partir de 2012, date ou Vladimir Poutine revient à la présidence, et période où les services secrets redeviennent un puissant outil dans la conduite de la politique étrangère russe et un pilier du régime, lui permettant de mettre au pas la société russe. À travers des carrières comme celle d’Ievgueni Primakov, premier directeur du SVR (1991-1996) puis ministre des Affaires étrangères (1996-1998) puis Premier ministre (1998-1999), et l’étude des liens entre les services de renseignement et les trois grands « groupes sociaux »[15] du pays (État poutinien, mafia russe, société civile), Kozovoï nous montre l’importance des services secrets dans la Russie actuelle, si bien qu’il écrit que les « liens symbiotiques des services secrets russes avec le pouvoir poutinien sont actuellement si prégnants qu’on peut les définir comme un véritable “État dans l’État” »[16]. La puissance de l’appareil est si forte selon lui, que l’on peut parler pour qualifier ses agents d’une « nouvelle noblesse »[17], terme qui est d’ailleurs repris et assumé, l’auteur le rappelle, par Nikolaï Patrouchev (directeur du FSB de 1999 à 2008). Même le GRU (service de renseignement militaire), qui pourtant « est indépendant et ne doit rendre des comptes qu’au ministère de la Défense »[18], obéissant uniquement « à des impératifs purement pragmatiques »[19] et non politiques comme le renseignement civil, s’est vu réformer par le pouvoir poutinien. Devenu GU (la lettre R signifiant littéralement renseignement en 2009, les hommes de cette institution voient — à juste titre — dans cette réforme le début d’une subordination au politique.
Divisé en treize chapitres, l’ouvrage d’Andreï Kozovoï, surtout centré sur la période soviétique, est excellent à bien des égards. Nous livrant une synthétique, mais richement sourcée, histoire des services secrets russes, il présente comme qualité son extrême lucidité sur le pouvoir des services de renseignement de la Russie. Pensé sur la longue durée, il nous permet de percevoir les continuités et les ruptures de cette institution au sein de l’État russe, et par-là de comprendre que, derrière les hommes, les régimes et les idéologies se succédant, se cache toujours derrière l’activité de ces services, une politique de grande puissance. Alors, l’auteur écrit que, chez les plus jeunes nés dans les années 1990, l’URSS n’est pas perçue comme un « Empire du Mal », mais comme « un avatar de la grande et éternelle Russie »[20], vision des choses, nous dit Kozovoï, où « ils n’ont pas forcément tort… »[21].
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Bibliographie
BAINVILLE Jacques, Les conséquences politiques de la paix, Bruxelles, Ultraletters, 2017 (1re éd. 1919), 140 p.
HELLER Michel, Histoire de la Russie et de son empire, Paris, Perrin/Tempus, 2015 (1re éd. 1997), 1486 p.
KOZOVOÏ Andreï, Les Services secrets russes : des tsars à Poutine, Paris, Tallandier/Texto, 2020 (1re éd. 2010), 603 p.
[1] HELLER MICHEL, Histoire de la Russie et de son empire, Paris, Perrin/Tempus, 2015 (1re éd. 1997), 1486 p.
[2] Alexeï Navalny est un militant politique russe luttant contre la corruption du système poutinien. Considéré comme l’un des principaux opposants du régime, il a été plusieurs fois arrêté et emprisonné et a fait l’objet d’une tentative d’empoisonnement certainement commandés par les services secrets russes.
[3] KOZOVOÏ Andreï, Les Services secrets russes : des tsars à Poutine, Paris, Tallandier/Texto, 2020 (1re éd. 2010), 603 p., pp. 31-32
[4] Ibid., p. 32
[5] Ibid., p.39
[6] Ibid., p. 72
[7] Ceci vaut également pour l’Armée Rouge, celle-ci, loin d’être uniforme sur le plan idéologique, avait recyclé beaucoup d’officiers de l’empire ralliés à la Révolution d’Octobre, dont le général Mikhaïl Toukhatchevski sera l’un des exemples les plus éminents.
[8] Ibid.
[9] BAINVILLE Jacques, Les conséquences politiques de la paix, Bruxelles, Ultraletters, 2017 (1re éd. 1919), 140 p., p. 52
[10] KOZOVOÏ Andreï, op. cit., p. 36
[11] Ibid., p. 46
[12] Ibid., p. 49
[13] Ibid., p. 46
[14] Ibid., p. 234
[15] Ibid., p. 457
[16] Ibid., p. 457
[17] Ibid.
[18] Ibid., p. 458
[19] Ibid.
[20] Ibid., p. 553
[21] Ibid.