Couverture de l’ouvrage RIGNAC Paul, Ngo Dinh Diem : une tragédie vietnamienne

Ngo Dinh Diem : une tragédie vietnamienne – Paul Rignac

Cette recension a préalablement été publiée dans la lettre n°14 BIS de la Commission Française d’Histoire Militaire en avril 2022. Nous partageons ce texte avec leur autorisation et celle de l’auteur, José MAIGRE

Paru à l’été 2018, ce livre érudit avait échappé à notre vigilance, alors que Paul Rignac est un ami fidèle de notre Commission, déjà venu nous présenter en février 2014 son précédent et pertinent ouvrage La désinformation autour de la fin de l’Indochine française. Je ne peux que corriger cet oubli, d’autant plus qu’il a eu l’amabilité de citer longuement un article que j’avais consacré au général Nguyen Van Hinh, le créateur et 1er chef de l’armée vietnamienne, qui fut l’une des premières victimes du « coup de balai » antifrançais de Ngo Dinh Diem[1].

Le grand mérite de Paul Rignac, c’est de nous faire mieux connaître une personnalité complexe et ambigüe qui n’aimait guère les Français, et surtout la colonisation qu’ils ont imposée par la force à la vieille nation annamite. C’est la première fois qu’un ouvrage historique lui est consacré de ce côté de l’océan, alors qu’il est très présent dans l’historiographie et les médias américains car il est l’un des protagonistes du déclenchement de la guerre du Vietnam où vont s’engluer les États-Unis. C’est dire d’emblée le mérite de l’auteur, car comment comprendre notre sortie sans gloire du Vietnam si on ne se réfère pas à la personnalité et à l’action inlassable de celui qui fut la figure tutélaire de l’indépendance sud-vietnamienne après les accords de Genève ? Le seul, en tout cas, qui pouvait soutenir la comparaison avec « l’oncle Ho », l’incontournable leader charismatique de l’autre Vietnam communiste.

La première partie de l’ouvrage nous fait cheminer de la naissance de Diem (1901) à son retour en politique (1954) après une longue traversée du désert. C’est la période de sa vie la plus mal connue, même en France, alors qu’elle s’est déroulée du temps où l’Indochine était sous la férule du colonisateur, d’abord directe, puis par le truchement des États associés à partir de 1950. Diem est issu d’une grande famille mandarinale installée à Hué, le siège du pouvoir impérial vietnamien. Son père, Ngo Dinh Kha, exerçait de hautes fonctions à la Cour. L’une des spécificités de cette famille aristocratique des Ngo Dinh est d’être depuis des siècles de religion catholique, tout en ayant avec beaucoup d’habileté échappé aux persécutions meurtrières contre les missionnaires catholiques et leurs ouailles, habileté qui leur a permis de se maintenir au service de la mouvance impériale pétrie d’idéaux confucéens. Ngo Dinh Kha éleva d’ailleurs sa nombreuse famille dans le respect à la fois des préceptes catholiques et dans le culte des ancêtres. Il leur transmit aussi l’amour de la patrie et le rejet – plus ou moins voilé – de la colonisation française.

Ngo Dinh Diem fit des études solides de droit et d’administration, et il gravit ensuite brillamment les échelons de l’administration impériale. Ses qualités seront très vite remarquées par la Cour et par le pouvoir colonial, ce qui explique sa nomination au ministère de l’Intérieur en 1933, quand il a tout juste 32 ans. Il ne va pas le rester longtemps car sa soif de réformes et son indépendance d’esprit, si elles plaisent au jeune empereur Bao Dai, déplaisent fortement aux autorités coloniales qui l’obligent à démissionner, prouvant une fois de plus que l’autonomie de l’Annam n’est qu’une fiction. En se retirant, il n’hésitera pas à accuser l’empereur d’être un jouet dans les mains du Gouverneur général de l’Indochine. De toute manière, ils ne pouvaient pas s’entendre car Bao Dai était un jouisseur impénitent, et Diem un ascète intransigeant, confit dans sa dévotion religieuse.

Il commence alors sa traversée du désert qui va durer vingt ans. Il vit d’abord plus ou moins reclus au milieu de sa nombreuse fratrie dans la maison familiale de Hué, tout en entretenant des contacts avec les groupes nationalistes non inféodés au parti communiste du futur Ho Chi Minh, un militant internationaliste brillant et déterminé traqué par la Sûreté indochinoise. Lors de l’intrusion japonaise en Indochine en 1940, il manifeste sa sympathie pour l’empire du Soleil levant, mais sans collaborer ouvertement avec l’occupant. La « Révolution d’août » de l’été 45 porte Ho Chi Minh et le Vietminh au pouvoir. C’est une « divine surprise » pour la nation vietnamienne qui retrouve son indépendance, mais Diem refuse le poste de ministre que lui propose le nouveau régime qui joue – provisoirement – la carte de l’unité nationale, d’autant plus que son frère aîné Ngo Dinh Khoi a été assassiné par le Vietminh.

Couverture de l’ouvrage RIGNAC Paul, Ngo Dinh Diem : une tragédie vietnamienne
Couverture de l’ouvrage RIGNAC Paul, Ngo Dinh Diem : une tragédie vietnamienne, La Chaussée d’Ivry, Atelier Fol’fer, 2018, 270 p.

Il assiste en observateur distant au retour de la France en Indochine qui vaut mieux, malgré tout, qu’un Vietnam aux mains de l’appareil communiste qu’il abhorre, lequel a pris le maquis et va se constituer dans la jungle et la brousse tropicale une véritable armée à l’efficacité redoutable. Diem n’adhère pas à la mise en place en 1949 de l’indépendance partielle dans le cadre de l’Union française des États associés (Vietnam, Laos et Cambodge). Il décide de s’exiler en 1951 d’abord en Belgique, officiellement dans le cadre de retraites monastiques (il deviendra oblat chez les bénédictins) ; en réalité pour se faire connaître au-delà du Vietnam et se constituer des réseaux de soutien, en particulier aux États-Unis. Il va y séduire une intelligentsia américaine toujours très anticolonialiste et qui n’approuve que du bout des lèvres le soutien apporté au Corps expéditionnaire français grâce à l’entregent du général de Lattre. Son idée que pour se débarrasser du Vietminh, il faudra d’abord se débarrasser des Français, fait du chemin à Washington… Surtout après la sévère défaite de Dien Bien Phu.

Cette bataille ingagnable, perdue avec panache et héroïsme, sonne le glas de notre combat contre le Vietminh. La conférence de Genève marque le retour de Diem en pleine lumière, et c’est là que débute la seconde partie de l’ouvrage de Paul Rignac, celle de l’homme public, le seul qui soit un peu connu de ceux qui s’intéressent à la guerre d’Indochine. L’auteur ne fait pas sien le discours habituel sur la francophobie du personnage, ou plutôt il l’explique et la tempère. Force est de reconnaître que feu le pouvoir colonial porte largement sa part de responsabilité dans ce divorce ; la nature méfiante et xénophobe de Diem a fait le reste. Nommé 1er ministre par un Bao Dai très amorphe en juin 1954, il refuse d’emblée la partition dont il rend les Français responsables, et ne signe pas les accords de Genève. Il ne prendra pas la main tendue du général Ély, notre dernier Haut-commissaire, qui est pourtant un homme de conciliation d’une haute vertu morale. Il ne voit déjà que par les Américains et la logique de la guerre froide. Il commence par épurer les cadres de l’armée vietnamienne jugés trop francophiles, et se débarrasse ensuite avec habileté des sectes mafieuses qui gangrénaient la société vietnamienne depuis des lustres.

Après avoir organisé un référendum – plus ou moins truqué – qui proclama la déchéance de Bao Dai en octobre 1955, Diem est intronisé président de la toute nouvelle République du Vietnam. En 1956, les derniers militaires français quittent Saigon et sont remplacés par des conseillers américains. Il refuse alors d’organiser les élections libres prévues par les accords de Genève en vue de réunifier le pays, et établit un régime autocratique et dictatorial, dont il confie les plus hauts postes à sa propre famille. Le véritable « triumvirat » des frères Ngo Dinh, durant la présidence de Diem, a fait, en effet, crier au népotisme familial les opposants du régime. Diem était très proche de Mgr Ngo Dình Thuc, l’archevêque de Hué, et de Ngo Dinh Nhu, ancien élève de l’école des Chartes, son conseiller politique très écouté qui avait créé un parti politique d’inspiration chrétienne à leur dévotion. Nhu contrôlait à la fois la police et les forces spéciales, et son épouse, qui servit de première dame au régime, avait, elle aussi, une main de fer et une réputation sulfureuse[2].

Très vite, les bouddhistes, largement majoritaires dans le Sud-Vietnam, trouvent inacceptables les préférences que le pouvoir affiche systématiquement pour la minorité qui partage ses convictions religieuses, ce qui est sans aucun doute exagéré. De plus, Diem ne tient pas ses promesses de réformes agraires, et le Viêt-Cong a pris la suite du Vietminh, avec l’aide peu discrète d’Hanoi, pour mener une guérilla de plus en plus intense contre son gouvernement. La réussite tactique des hameaux stratégiques pour asphyxier le Viêt-Cong reste incomplète. Diem fait alors emprisonner et tuer des centaines de bouddhistes qu’il accuse d’encourager les communistes. Face à de telles mesures, les États-Unis finissent par lui retirer leur soutien. Abandonné par Kennedy, Diem est alors renversé et assassiné le 2 novembre 1963 avec Nhu par la soldatesque aux ordres des généraux menés par Duong Van Minh[3].L’ambassadeur américain Cabot Lodge avait laissé faire, et l’armée américaine n’allait pas tarder à en payer le prix fort…

Grâce à de nombreux documents d’archives puisés aux meilleures sources, ainsi qu’à une série de témoignages très éclairants, Paul Rignac nous livre un passionnant portait d’un Diem déjà partout présent au demeurant dans le décor de notre bibliographie franco-indochinoise, mais trop souvent évoqué avec un ressentiment qui ne prédispose pas à l’objectivité. Il ne se livre nullement à une sorte d’hagiographie de celui qui eut bien des défauts et perpétra bien des erreurs, notamment vis-à-vis de la France, sur laquelle ses jugements furent trop souvent injustes. Il n’empêche que, comparé à tous les généraux passablement bravaches et corrompus qui lui ont succédé, personne ne peut contester l’intégrité morale, le patriotisme et la véritable stature d’homme d’État de Ngo Dinh Diem.

PS : Un remarquable roman graphique à lire de Marcelino Truong, Une si jolie petite guerre. Saigon 1961-63, Paris, Denoël Graphic, 2012, 269 p. On y retrouve fidèlement l’atmosphère de la capitale du sud-Vietnam lors de la fin de règne de Diem.

José MAIGRE, rédacteur en chef de la Commission française d’histoire militaire

Si vous avez aimé cet article, nous vous conseillons également :

Bibliographie :

MAIGRE José, « Le général Nguyen Van Hinh et la création de l’armée vietnamienne », dans Revue historique des armées, n°1-94, Vincennes, Revue historique des armées, 1994, 142 p., pp. 25-37

RIGNAC Paul, Ngo Dinh Diem : une tragédie vietnamienne, La Chaussée d’Ivry, Atelier Fol’fer, 2018, 270 p.


[1] MAIGRE José, « Le général Nguyen Van Hinh et la création de l’armée vietnamienne », dans Revue historique des armées, n°1-94, Vincennes, Revue historique des armées, 1994, 142 p., pp. 25-37 ; Hinh était le fils d’un ancien 1er ministre du Vietnam. De nationalité française, ancien élève de l’école de l’Air, et ancien pilote de bombardement durant le second conflit mondial, il reprit sa carrière d’officier dans l’armée française qu’il terminera en 1970 comme divisionnaire et Directeur du Matériel de l’armée de l’Air.

[2] Diem avait deux autres frères qui servaient son pouvoir dictatorial : Ngo Dinh Can, qui gouvernait d’une poigne de fer Hué et les provinces du centre Vietnam, a été fusillé en mai 1964 par la junte militaire, après un simulacre de procès ; Ngo Dinh Luyen, étant ambassadeur à Londres, a échappé ainsi à toute poursuite. Après l’assassinat de Diem et de Nhu, leur frère l’archevêque et Mme Nhu se sont réfugiés à Rome.

[3] Curieux retour des choses, le général Minh ne garda le pouvoir que quelques mois, chassé par un nouveau pronunciamiento ; mais c’est à lui que reviendra le rôle de syndic de faillite du régime sud-vietnamien le 30 avril 1975, lorsqu’il signera sa reddition auprès d’un général nord-vietnamien, entérinant ainsi la chute de Saigon.

Une réflexion sur “Ngo Dinh Diem : une tragédie vietnamienne – Paul Rignac

  1. Pour en savoir davantage sur Ngo Dinh Diem, il est utile de se reporter à :
    “La République du Viet-Nam et les Ngô Dinh” publié chez l’harmattan par les neveux de Ngô Dinh Diem : Ngo Dinh Quynh et Ngô Dinn Le Quyen grâce à d’importantes archives inédites.

Laisser un commentaire