Alexandre Chernychev, le James Bond russe qui a dupé Napoléon

Nous sommes à l’été 1810 et Paris bat au rythme du faste du Premier Empire. Jamais l’empire de Napoléon n’a été aussi puissant et dans la capitale, la haute société impériale célèbre comme il se doit une telle puissance… Fêtes, bals, réceptions sont le lot presque quotidien de ceux qui veulent voir et être vus… Mais au milieu de toutes ces mondanités, un nom se retrouve sur toutes les lèvres spécialement féminines…  Chernychev… ‘’N’avez-vous pas vu le colonel Chernychev ?’’ ‘’On dit que c’est le meilleur danseur de Paris’’… ‘’Savez-vous que c’est le confident du Tsar Alexandre ?’’ ‘’On dit que c’est un prince cosaque…’’ ‘’Personne ne peut résister à ces charmes…’’ ‘’On raconte que la sœur de l’Empereur princesse Pauline Bonaparte aurait obtenu ses faveurs’’… ‘’Et Caroline Bonaparte aussi’’… ‘’Voudrait-il donc séduire tout Paris ?’’…

Voilà quelques questions qui pouvaient s’entendre dans les plus hauts cercles parisiens…. « C’était une folie, une obsession qui pouvait faire croire à la magie » raconte la duchesse d’Abrantès dans ses Mémoires. « Il fut bientôt à la mode auprès de toutes les dames qui se disputaient l’empire des grâces et de la beauté » écrit, pour sa part, la dame d’honneur de l’impératrice Marie-Louise. Beau, séducteur, mystérieux, toujours tiré à quatre épingles, parfaitement peigné et maquillé, maîtrisant l’art de la danse et de la conversation comme personne, parlant le plus élégant des français, celui que l’on surnommait le « Parîs de la Neva » (du nom du héros troyen et du fleuve de Saint-Pétersbourg), le comte russe Alexandre Chernychev, envoyé spécial du Tsar Alexandre auprès de Napoléon, avait de quoi faire fondre plus d’un cœur et personne ne pouvait pas lui accorder qu’il était le charme même…

Quel étonnement alors lorsque l’on s’aperçut alors, en février 1812, que ce dernier était le meilleur agent secret russe de son temps, créateur d’un réseau ancêtre du KGB et qu’il était retourné en Russie avec les plans complets de la campagne de Napoléon à venir !

2-Alexandre Chernychev en 1814 (Source-Huile sur toile de Thomas Lawrence, Royal Trust Collection-Windsor Castle)
Alexandre Chernychev en 1814 (Huile sur toile de Thomas Lawrence, Royal Trust Collection-Windsor Castle)

Mais qui était donc ce mystérieux Alexandre Chernychev au destin si extraordinaire ?

Né le 10 janvier 1786, il est issu d’une famille d’origine polonaise de la noblesse russe mise sur le devant de la scène au début du XVIIIe siècle pour ses services rendus lors du règne de Pierre le Grand. Son aïeul, le général Grigori Chernychev obtint plusieurs victoires pour Pierre qui sut le récompenser. D’aucuns affirment d’ailleurs, notamment des officiers russes sous le Premier Empire, qu’Alexandre Chernychev serait l’arrière-petit-fils illégitime du Tsar Pierre le Grand étant donné que l’épouse du général Grigori Chernychev n’était autre que l’amante en titre du Tsar que celui-ci avait ‘’prêtée’’ au général pour éviter le scandale. Il est vrai qu’une ressemblance physique entre les deux hommes est indéniable…

Dans le cours du XVIIIe siècle, sous le règne de la Grande Catherine, c’est surtout la branche cadette de la famille qui s’illustre via trois frères, Piotr le diplomate habile, Zakhar le génial militaire et Grigori, le fin politique : le jeune Alexandre Chernychev va récupérer les qualités de ces trois illustres grands-cousins. Cette branche cadette s’éteint assez rapidement, du moins n’offre pas de successeur assez digne pour honorer le nom des Chernychev et tout repose donc sur le comte Alexandre.

Celui-ci, éduqué dans un milieu très féminin puisque son père meurt très vite et qu’il n’a que des sœurs, montre dès le début une sensibilité et une élégance qui le distinguent de tous les jeunes nobles de son âge. Dès l’âge de 16 ans, en 1802, il est repéré par le Tsar, Alexandre Ier, qui le fait rejoindre la plus prestigieuse unité de l’armée : le régiment des Chevaliers-Gardes de la Garde Impériale russe. 

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Chevalier garde russe sous le règne de l’empereur Alexandre Ier (Lithographie du XIXe siècle auteur inconnu, Benwik, Wikimedia Commons).

Pour Chernychev, les choses sérieuses commencent en 1805 alors qu’il est nommé aide de camp du général Fiodor Ouvarov, un colosse digne d’un personnage de Dostoïevski, véritable foudre de guerre et l’un des derniers amants de la Grande Catherine. C’est avec ce titre que Chernychev prend part à la bataille d’Austerlitz dans laquelle il se distingue en portant les ordres au péril de sa vie entre Ouvarov, le Tsar et les différentes unités engagées : Alexandre Ier le récompense grandement pour son courage le prenant pour aide de camp personnel.

Deux ans plus tard, à Friedland le 14 juin 1807, grande victoire de Napoléon qui amène les Russes à demander la paix de Tilsit, Chernychev, alors simplement âgé de 21 ans, s’illustre avec grand brio en guidant une colonne russe à travers la forêt et lui permettant de passer un fleuve pour éviter qu’elle ne soit écrasée par l’armée française. Devenu un véritable héros de guerre, Chernychev est alors un personnage reconnu auprès du Tsar qui en fait son homme de confiance.

Une confiance qui s’exprime par une mission spéciale dès 1808 : devenir l’envoyé russe auprès de la personne de Napoléon. Plus qu’un simple ambassadeur, Chernychev doit jouer le rôle du confident intime de l’empereur des Français et traduire la pensée d’Alexandre pour la transmettre directement à ce dernier sans passer par l’officialité diplomatique. Accompagnant Napoléon au plus près lors de la campagne de 1809 contre les Autrichiens, Chernychev y montre tellement de courage sous les boulets ennemis que celui-ci est conquis par la noblesse chevaleresque de cet officier qui lui rappelle à chaque instant qu’Alexandre Ier est son allié et ami… 

En réalité, Chernychev est d’ores et déjà en mission d’espionnage et sitôt à Paris, dès 1808, il commence à monter son réseau. Pour cela, il lui faut des collaborateurs et le comte Karl Robert von Nesselrode, conseiller d’ambassade allemand au service russe, va être son principal intermédiaire : Nesselrode de récupérer à prix d’or tous les documents du ministère de la Guerre français qui intéressent les affaires russes… De même, Chernychev crée un réseau informel très performants entre les différentes ambassades russes à Paris, Berlin, Londres, Vienne… dont il centralise les informations pour les envoyer au ministère de la Guerre de Saint-Pétersbourg, préfigurant à plus d’un titre le fonctionnement du KGB.

Mais il lui faut aussi des connections au sein du gouvernement français : le ministre des Affaires Etrangères, Charles-Maurice de Talleyrand, qui louvoie depuis un moment entre sa loyauté à Napoléon et une attitude proche de celle de ses ennemis, est tout prêt à collaborer : il sera surnommé le Cousin Henri ou encore Anna Ivanovna pour les rencontres secrètes… Enfin, Chernychev doit et c’est le plus important, se créer un réseau d’informateurs à leur insu : usant de son charme légendaire et ajoutant tout ce que la séduction peut obtenir, Chernychev doit convaincre les cœurs de s’offrir à lui pour qu’il puisse entrer dans tous les cercles impériaux.

Sa puissance sur les cœurs féminins va se révéler une arme très efficace et on ne compte plus ses conquêtes réelles ou supposées jusqu’aux sœurs mêmes de Napoléon, Pauline et Caroline… Une puissance qui ne se trouve que décuplée après le 1er juillet 1810 : un très grave incendie ravage un bal donné en l’honneur de Napoléon par l’ambassadeur d’Autriche. Alors que l’empereur des Français et sa famille s’en sortent in extremis, de nombreuses personnalités sont victimes du feu et parmi les hommes qui mettent leur vie en danger pour extirper des jeunes femmes des flammes, le Tout-Paris peut admirer le courage de Chernychev.

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L’incendie lors du bal donné en l’honneur de Napoléon 1er à l’ambassade d’Autriche (Robert Alexander Hillingford, huile sur toile, 1897, Wikimedia Commons)

Auréolé d’un grand prestige par son courage, sa prestance et son charme, Chernychev peut ainsi intégrer toutes les soirées parisiennes se renseignant notamment sur la personnalité de tous les maréchaux et généraux de Napoléon… Il doit également avoir ses entrées au ministère de la Guerre : il vise ainsi particulièrement un employé du nom de Michel avec qui il feint une passion commune pour la musique pour lier une amitié vénéneuse où l’infortuné Michel n’y voit que du feu.

Profitant de cela, Chernychev est au courant de tout ce qui se passe avant tout le monde concernant la préparation de la campagne de 1812. Un jour, il a vent que l’on prépare de nouvelles charrettes pour le transport de troupes : se déguisant en ouvrier, il infiltre la manufacture, inscrit tout dans sa mémoire et envoie ses croquis au ministère russe… Une autre fois, il apprend que Napoléon a décidé de se préparer à porter son offensive par la Lituanie pour l’été 1812, ce qui a d’ailleurs été rédigé dans un mémoire secret : il obtient une copie du mémoire, l’envoie en Russie et l’annote avec des commentaires personnels pas si anodins : 

Il semble préférable de laisser Napoléon entrer en Russie pour étirer ses lignes au maximum, l’hiver sera son ennemi

Cet avis qui scellera le tombeau de la Grande Armée en 1812 n’était absolument pas majoritaire au sein de l’Etat-major russe à ce moment mais pourtant sera choisi en juin 1812 : à quel point l’avis de Chernychev fut-il décisif ?


Faisant plusieurs allers-retours entre Paris et Saint-Pétersbourg entre 1810 et 1811 pour correspondre entre Napoléon et Alexandre de manière assez informelle, Chernychev est le spectateur privilégié de la détérioration des relations menant à la campagne de Russie de 1812. D’aucuns prétendent que, avec l’aide de Talleyrand payé grassement par les Britanniques pour cela, Chernychev essaye d’envenimer la situation pour provoquer l’empereur des Français…

Toujours est-il qu’en février 1812, Napoléon prêt pour l’affrontement, se dispute violemment avec Chernychev lui disant toute sa rancœur envers la Russie qui ne fait rien pour la paix selon lui. Chernychev repart à son domicile parisien et dès le lendemain, disparaît précipitamment le 26 février… Savary, le chef de la police secrète de Napoléon, qui soupçonne depuis des mois Chernychev d’espionnage sans en avoir eu la preuve formelle, est immédiatement alerté par ses hommes de ce départ précipité… Il fait vite perquisitionner le domicile parisien du comte russe pour y trouver des documents confidentiels du ministère de la Guerre réduits en confettis ou à moitié brulés dans la cheminée… C’est la preuve !

Vite on télégraphie à tous les bureaux de poste de Paris à Strasbourg pour faire arrêter Chernychev mais alors que celui-ci passe dans la capitale alsacienne à toute vitesse dans sa calèche, l’employé du télégraphe dormait et Chernychev entre en Allemagne ! Savary ne démord pas et envoie des ordres aux policiers français postés dans le royaume vassal allemand de Westphalie pour qu’ils rattrapent Chernychev avant que ce dernier ne passe en Prusse où il ne sera alors plus possible de l’intercepter…

La course-poursuite continue jusqu’à Magdebourg, ville frontière entre Prusse et Westphalie : Chernychev, arrivé avec un peu d’avance, a le malheur de tomber sur un général prussien, gouverneur de la ville, qui, le reconnaissant, croit très à propos de l’inviter à dîner : Chernychev, ne voulant pas donner la vraie raison de sa hâte, est obligé d’accepter… Que ce dîner est long pour lui ! Sitôt celui-ci terminé, Chernychev se précipite à sa calèche et franchit en trombe la frontière prussienne à la porte est de la ville…Dans le même temps, les policiers français franchissaient la porte ouest… Envolé Chernychev ! Et avec lui, les plans très détaillés donnant toutes les compositions de la Grande Armée en route pour conquérir la Russie !


La suite de la carrière d’Alexandre Chernychev pouvait-elle être plus brillante ? Elle le sera. 

Après avoir démontré toutes ses qualités de diplomate et d’espion, il lui restait à démontrer qu’il était un militaire accompli. En effet, après avoir accompli une mission diplomatique de première importance en permettant l’alliance de la Suède avec la Russie juste avant la guerre contre les Français, il devient chef de partisans à partir d’octobre 1812 et va faire vivre un cauchemar aux lignes arrières françaises avec ses cosaques du Don et de l’Ukraine. Désorganisant tous les convois d’intendance, lui et ses hommes vont former le fer de lance des armées russes lors de la poursuite de la Grande Armée en Allemagne début 1813.

Son parcours est ahurissant : sur le Niémen le 1er janvier, il est à 250 km à l’ouest le 15 janvier, dépasse Varsovie et atteint début février la frontière avec la Prusse… Les troupes françaises ne peuvent rien faire contre sa rapidité et sont toutes dépassées ou taillées en pièces… Ses hommes ont parfois cavalé près de 70 km en 24 h ! Le 21 février, il s’installe devant Berlin occupée par les Français et le 4 mars, il entre dans la ville scellant de fait l’alliance russo-prussienne. Point de répit et 10 jours plus tard, il est déjà sur l’Elbe, 150 km plus loin, en plein cœur de l’Allemagne.

Tout au long de l’année 1813, Chernychev et ses partisans cosaques vont ainsi multiplier les attaques contre les convois français instaurant toujours plus le chaos dans les lignes de communications des armées de Napoléon et contribuant grandement à sa défaite dans cette campagne. Le plus beau fait d’armes est en date du 30 septembre 1813 lorsque Chernychev s’empare par un coup de force de la ville de Cassel, capitale de la Westphalie, annulant d’un trait de sabre l’existence du fragile royaume de Westphalie de Jérôme Bonaparte, frère de l’Empereur.

En 1814, Chernychev, continue ses coups de mains avec sa troupe cette fois-ci sur le Rhin et en France opérant notamment dans la région de Soissons. Son apport à la victoire finale des Coalisés n’est vraiment pas négligeable sur le plan militaire et il faut souligner cet aspect de guerre irrégulière menée par les partisans russes et ensuite prussiens qui fut extrêmement nuisible pour la Grande Armée en 1813-1814. 

3-Cosaques de Chernychev en 1813-1814 (Source-Carte postale, 1988, collection de l'auteur)
Cosaques de Chernychev en 1813-1814 (Carte postale, 1988, collection de l’auteur)

Devenu général, Chernychev connaît ensuite une des plus brillantes carrières de l’armée russe du XIXe siècle. Confident d’Alexandre Ier, c’est Chernychev qui lui tiendra la main sur son lit de mort en 1825. Il devient ensuite le principal ministre du Tsar Nicolas Ier, réformant en profondeur l’armée russe des années 1830-1840 avant de servir son troisième Tsar, Alexandre II, à l’âge de 69 ans en 1855. Celui-ci, voulant mettre à la retraite cet infatigable conseiller, lui accorde alors de pouvoir soigner son état de santé surmené en prenant des vacances au soleil de la ville italienne de Naples : Chernychev s’y rend à l’été 1857 et le fidèle serviteur de la monarchie russe s’y éteint le 20 juin de la même année.


Bibliographie

-Arboit Gérald, 1812 : Le renseignement russe face à NapoléonCentre Français de Recherche sur le Renseignement, 2012 : https://cf2r.org/historique/1812-le-renseignement-russe-face-a-napoleon/

-Bellot de Kergore, Journal de Bellot de Kergore, un commissaire des guerres durant le Premier Empire, Paris, 1899

-Cohendet Sophie-Henriette, Mémoires sur Napoléon et Marie-Louise 1810-1814, Paris, 2014

-Dolgorouki Piotr, Mémoires du prince Pierre Dolgoroukow, Genève, 1867

-Hackard Mark, Russian intelligence vs. Napoléon, Espionnage history archive, 17/07/2015, https://espionagehistoryarchive.com/2015/07/17/russian-intelligence-vs-napoleon/

-Junot Laure, duchesse d’Abrantès, Mémoires de madame la duchesse d’Abrantès, Paris, 1834

-Kosovoi Andrei, Les services secrets russes des tsars à Poutine, Paris, 2014

-Löwenstern Waldemar von, Mémoires du Général-Major russe Baron de Löwenstern, Paris, 1903

-Savary Anne-Marie-René, Mémoires du duc de Rovigo, Paris, 1828

-Sokolov Oleg, Le combat de deux Empires, Fayard, Paris, 2012, 522 p.

 

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