« La meilleure stratégie consiste à toujours être très fort ; d’abord en général et ensuite au point crucial. C’est pourquoi, en dehors de l’effort nécessaire à la constitution de l’armée, qui n’émane pas toujours du général, la stratégie ne connaît pas de loi plus haute et plus simple que celle-ci : concentrer ses forces. »[1]

Ces principes, développés par Clausewitz dans son ouvrage De la guerre, témoignent sans conteste de l’influence qu’a exercée la tactique napoléonienne sur la réflexion du Prussien. C’est parce qu’il a combattu le Corse que Clausewitz a été un des plus à même de tirer de ces affrontements une analyse des forces de la Grande Armée, pour ensuite généraliser ces dernières sous la forme de concepts applicables à tout groupe combattant.
Le principe de concentration des forces est essentiel, puisqu’il témoigne sans le dire d’une grande spécificité de la tactique napoléonienne : attendre le point de basculement de la bataille – point temporel et géographique – puis y concentrer les troupes nécessaires pour faire voler en éclats le dispositif ennemi. Pour ce faire, Bonaparte a fait sien le système divisionnaire, lequel a permis de répondre à merveille aux injonctions contradictoires de ce tacticien : rapidité dans l’exécution des manœuvres, résistance importante aux assauts ennemis.
Le système divisionnaire constitue l’une des évolutions majeures de l’art de la guerre. Ce système permettant une segmentation des armées en division – soit une unité de 10 000 à 30 000 combattants – a changé la conception moderne de la guerre. Plus question d’affrontements en ligne d’armées massives ! À présent, les divisions volent, virevoltent, prennent à revers, font basculer une bataille sur un point précis de la carte car elles s’y transposent assez rapidement, afin que l’opportunité ne s’échappe pas. D’abord utilisé lors de la campagne d’Italie[2], le système divisionnaire devient plus tard la brique élémentaire d’un système plus important : le corps d’armée. En effet, à partir de 1803, le Premier Consul fait du corps d’armée l’unité principale de son armée[3]. Ainsi, comme le précise l’historien Jean Tulard, chaque corps est constitué d’un état-major, de deux ou trois divisions d’infanterie avec leur artillerie, une division ou une brigade de cavalerie légère et du train[4]. Cette organisation crée de véritables armées autonomes dans leurs déplacements, capables de communiquer ensemble, de coopérer d’un point de vue tactique pour s’adapter au plus vite aux évolutions de la bataille.
L’importance de ce concept induit une interrogation sur la façon dont Napoléon a utilisé ce système divisionnaire et sur les apports de celui-ci à la stratégie de l’Empereur des Français.
L’invention du système divisionnaire
Tout d’abord, il convient de rendre à César ce qui est à César : en l’espèce, il s’agirait plutôt de reprendre à Napoléon ce qui n’est pas à Napoléon. Ce dernier n’est pas l’inventeur à proprement parler du système, puisque cette révolution technique avait été pressentie depuis des décennies par des théoriciens militaires tels que Jacques de Guibert[5], Jean du Teil[6] ou encore Pierre de Bourcet[7]. Ces auteurs figurent parmi les quelques théoriciens dont les œuvres ont été lues et digérées par le jeune artilleur lors de son passage à l’École de Brienne[8].

Le système divisionnaire consiste en la fragmentation d’une armée traditionnelle en plusieurs unités autonomes mais interdépendantes, appelées divisions. Ces divisions sont pensées pour évoluer indépendamment les unes des autres en ce qu’elles disposent d’une capacité interarmes, tout en restant relativement groupées afin de ne pas affaiblir l’armée dans son ensemble. Elles peuvent mener des opérations en autonomie, tout en pouvant se réorganiser en un ensemble militaire en cas de confrontation à grande échelle.
Le mérite de l’Empereur réside davantage dans sa capacité à profiter des avantages de ce système pour en faire l’un des facteurs-clés de ses victoires militaires. En effet, il en arrive à établir une stratégie dont les grands principes sont mis en œuvre par les qualités intrinsèques à cette organisation en divisions.
L’utilisation du système divisionnaire
Fondamentalement, le système divisionnaire offre trois avantages principaux à Bonaparte : une vitesse de déplacement augmentée, une gestion facilitée de l’armée, et un flou tactique bienvenu.
En premier lieu, ce système frappe par la célérité qu’il confère dans les déplacements des troupes. Tranchant avec l’ancienne organisation militaire, Napoléon Bonaparte donne à son armée la capacité de se déplacer vite et mieux. Vite, puisque ces divisions se déplacent plus rapidement qu’un immense bloc armé ; mieux, puisque l’adoption de la stratégie dite du « vivre sur le pays » permet de limiter les frictions logistiques liées à l’intendance, tandis que les lignes de communication bénéficient d’une protection accrue.
Ce système sert Napoléon Bonaparte en lui offrant une mobilité accrue, ce qu’il démontre entre autres en Italie. Comme le note avec justesse le spécialiste d’histoire militaire Bruno Colson :
« […] Napoléon passa maître dans la capacité à tenir son armée réunie sur un large front puis à concentrer plus de troupes que l’ennemi sur le point décisif. Il surprit ses adversaires par la rapidité de ses mouvements. […] En se déplaçant rapidement avec la masse de son armée, Bonaparte put vaincre séparément les colonnes autrichiennes en Italie. »[9]
Dès la campagne d’Italie, le général Bonaparte profite de troupes qui, contrairement au mythe véhiculé par l’épopée napoléonienne[10], disposent d’une expérience certaine du combat.
En deuxième lieu, le système divisionnaire apparaît comme une solution toute indiquée à un problème né des évolutions de l’armée française sous la Révolution : la gestion d’une armée de masse. En effet, les événements de 1793 accélèrent l’enrôlement de nombreux Français habitant certaines régions proches des frontières dans l’armée[11], avant que la Convention n’ordonne la levée de 300 000 hommes le 24 février 1793, puis qu’elle ne décrète la levée en masse le 23 août de la même année. Ce mouvement de hausse des effectifs s’observe aisément : de 150 000 soldats dans l’armée de 1789[12], l’armée napoléonienne atteint un effectif proche des 700 000 hommes en juin 1812[13]. Une telle augmentation du nombre de soldats impose la refondation du système de commandement.
À ce titre, le système divisionnaire répond assurément à cette problématique en ce qu’il subdivise cette masse en unités autonomes, répondant aux ordres de l’Empereur avec plus de rapidité qu’une armée de masse puisque chaque division (ou corps d’armée) est gérée par un officier supérieur en charge d’appliquer la tactique retenue par Bonaparte. La division d’une armée en plusieurs petites armées est un facteur indéniable de facilitation des mouvements.
Enfin, le système divisionnaire révèle un avantage tactique indéniable : il pousse l’ennemi à la faute, et cela avait été rapidement compris par Napoléon.
La fragmentation de l’armée en divisions offre la possibilité de voir ces dernières évoluer de manière autonome, mais ne doit pas occulter un fait : il s’agit toujours d’une seule et même armée cohérente. L’historien Arnaud Blin et le géostratège Gérard Chaliand ne disent pas autre chose lorsqu’ils écrivent :
« Napoléon se déplace avec toutes ses forces réunies. Cependant, il donne l’illusion d’avancer de manière dispersée et peut ainsi tromper l’adversaire sur ses desseins. »[14]
Ainsi, chaque division dispose d’une capacité de résistance propre du fait de son caractère interarmes et peut évoluer de manière autonome sur le terrain, tout en faisant partie d’un tout dont la cohérence permet un rassemblement rapide des forces en un point. Ces avantages offrent à Bonaparte la possibilité d’établir des feintes, d’induire l’ennemi en erreur sur ses intentions et de rapidement remobiliser ses forces en cas de tension ponctuelle sur la ligne de front. Les déplacements des divisions sont également facilités, dans la mesure où l’attaque menée contre l’une d’elles est rapidement contrée par les divisions les plus proches venant en soutien.
Austerlitz, un exemple de l’efficacité du système divisionnaire

Le 2 décembre 1805, un an jour pour jour après le sacre impérial, Napoléon Bonaparte entame une bataille qui devient, par la suite, quasiment légendaire. Ce n’est pas pour rien que cette bataille est encore aujourd’hui considérée comme le chef-d’œuvre tactique de l’Empereur[15] et demeure encore enseignée dans les plus prestigieuses écoles militaires. La bataille emblématique de l’épopée napoléonienne démontre bien l’adéquation entre cette nouvelle organisation de l’armée et le style tactique de Napoléon Bonaparte.
Au matin du 2 décembre 1805, les troupes austro-russes, en supériorité numérique, sont positionnées sur le plateau de Pratzen, étendue surplombant le futur champ de bataille. Trompés par Bonaparte qui feint la faiblesse, les Autrichiens et les Russes s’attendent à affronter un ennemi sur la fuite. Il n’en est rien : Napoléon a déjà prévu le lieu du choc et n’attend que le moment propice pour enfoncer le dispositif adverse. Les maréchaux Soult et Davout maintiennent une pression sur les troupes adverses disposées sur le plateau de Pratzen, pendant que les Alliés poursuivent leur avancée au sud-ouest. C’est là l’erreur qu’attendait Bonaparte, puisque ces manœuvres dégarnissent le plateau de Pratzen, affaiblissant les lignes austro-russes et divisant l’armée coalisée en deux blocs. À 9 heures, le piège se referme. Les troupes françaises reçoivent l’ordre de prendre le plateau, coupant de fait l’armée adverse en deux. Surpris par cette manœuvre, le général russe Mikhaïl Koutouzov se voit dépasser par la célérité des troupes françaises, et les troupes austro-russes battent en retraite.
C’est bien grâce au système divisionnaire que Napoléon a pu, après avoir simulé une faiblesse de son armée pour déséquilibrer le dispositif adverse, faire basculer le sort de la bataille des Trois Empereurs[16]. La tactique de Bonaparte visait à obliger les Austro-Russes à dégarnir le plateau de Pratzen en feignant une faiblesse du dispositif français à la droite de l’Empereur, pour ensuite contre-attaquer rapidement et faire plier le dispositif coalisé. Sans système divisionnaire, la tâche eût été au mieux ardue, au pire impossible. En effet, la mobilité et la réactivité offertes par cette organisation ont permis aux Français de rapidement entamer les lignes ennemis postées sur ce plateau. Sans ce système, l’agilité et la vélocité de l’attaque sur Pratzen n’auraient été les mêmes, et l’Empereur n’auraient pu prononcer ces mots fameux, à l’occasion de son adresse d’Austerlitz : « Cette infanterie tant vantée, et en nombre supérieur, n’a pu résister à votre choc, et désormais vous n’avez plus de rivaux à redouter »[17]. C’est sans conteste au système divisionnaire que la Grande Armée doit ce choc.
En conclusion, l’utilisation du système divisionnaire, si elle ne relève pas de l’invention pure du Corse, revêt un caractère de génie en ce qu’elle a permis de mettre en œuvre une tactique efficace contre des armées supérieures en nombre. Pendant plusieurs années, la maîtrise de ce système, alliant vitesse et armée de masse, a rendu invincibles les troupes du petit caporal.
L’Histoire aimant l’ironie, c’est en partie le système divisionnaire qui explique la chute de Napoléon Bonaparte.
D’une part, les défaites infligées par la France aux puissances européennes catalysent les volontés de refonte des armées européennes afin de s’adapter à cette tactique nouvelle. Par exemple, le système divisionnaire a été instauré après la réforme militaire de 1806 sous la forme de brigades. Au terme de quelques années de refonte, les armées coalisées affichent une meilleure préparation en comparaison avec leur niveau d’antan, et parviennent alors à tirer profit de leur supériorité numérique, laquelle n’était pas suffisante aux temps des premières victoires de Bonaparte.
D’autre part, l’invasion de la Russie à partir de 1812 a montré les limites de ce système. Contre un adversaire disposant d’une grande marge de manœuvre et reculant sans cesse, la Grande Armée s’est trouvée peu à peu coupée de ses lignes de communication et de ravitaillement[18], tandis que la possibilité de vivre sur le pays se heurtait à la politique dite de la terre brûlée[19].
Néanmoins, l’adoption par Napoléon Bonaparte du système divisionnaire, si elle ne peut expliquer à elle seule ses victoires, nous éclaire sur l’efficacité de sa stratégie, laquelle fut fondée sur la vitesse d’exécution, l’optimisation des ressources et la concentration des forces. Ce système, adopté par ses adversaires, puis conservé dans son principe jusqu’à aujourd’hui dans les armées modernes, témoigne bien d’un tournant majeur dans l’histoire militaire.
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Bibliographie :
BERTAUD Jean-Paul, « RÉVOLUTION & EMPIRE, armée », dans Encyclopædia Universalis, Boulogne-Billancourt, Encyclopædia Universalis France, [en ligne] https://www.universalis.fr/encyclopedie/revolution-et-empire-armee/ (dernière consultation le 21/04/2022)
BLIN Arnaud et CHALIAND Gérard, Dictionnaire de stratégie, Paris, Perrin, 2016 (1re éd. 1998), 1117 p.
BONAPARTE Napoléon, De la guerre, Paris, Perrin, 2011, 539 p., présenté et annoté par Bruno Colson
BRUN Jean-François, « Les unités étrangères dans les armées napoléoniennes : un élément de la stratégie globale du Grand Empire », dans Revue historique des armées, n°255, Vincennes, Service historique des armées, 2009, 143 p., pp. 22-49, [en ligne] https://journals.openedition.org/rha/6752 (dernière consultation le 02/05/2022)
COLIN Jean, L’éducation militaire de Napoléon, Paris, Teissèdre, 2001 (1re éd. 1900), 393 p.
TULARD Jean, Napoléon, chef de guerre, Paris, Tallandier, 2012, 378 p.
VON CLAUSEWITZ Carl, De la guerre, Paris, Payot & Rivage, 2014 (1re éd. 1832), 364 p., traduit par WAQUET Nicolas
[1] VON CLAUSEWITZ Carl, De la guerre, Paris, Payot & Rivage, 2014 (1re éd. 1832), 364 p., p. 208, traduit par WAQUET Nicolas
[2] Campagne militaire menée de 1796 à 1797 par Napoléon Bonaparte, alors général de la République française, face aux troupes sardes et autrichiennes. Après plusieurs victoires françaises dans la péninsule, le traité de Campo-Formio est signé le 18 octobre 1797 et met fin à la Première Coalition.
[3] TULARD Jean, Napoléon, chef de guerre, Paris, Tallandier, 2012, 378 p., pp. 123-130
[4] Pour simplifier le propos, nous considérerons ici le système divisionnaire comme l’organisation de l’armée napoléonienne en division jusqu’en 1803, puis l’organisation de cette même armée en corps pour le reste de la période du Premier Empire. Les corps d’armée ne sont, en définitive, que des regroupements de division.
[5] Officier général et tacticien français, Jacques de Guibert a nourri la réflexion du jeune Bonaparte, notamment par son Essai général de tactique (1770) dans lequel il développe une réflexion sur la nécessité de rendre l’armée mobile et apte à vivre « sur le pays », c’est-à-dire en subsistant grâce aux ressources locales par la conclusion d’accords avec les populations.
[6] Théoricien de l’artillerie, Jean du Teil (1738-1820) a écrit De l’usage de l’artillerie nouvelle dans la guerre de campagne (1778), y défendant une mobilité des unités d’artillerie afin d’en faire une pièce maîtresse dans le jeu militaire.
[7] Pierre de Bourcet (1700-1780) a rédigé Principes de la guerre de montagne en 1775, ouvrage dans lequel il défend le système divisionnaire et le rôle de la défense active. Ses écrits soulignent l’importance des communications et de la mobilité dans la conduite de la guerre.
[8] COLIN Jean, L’éducation militaire de Napoléon, Paris, Teissèdre, 2001 (1re éd. 1900), 393 p., pp. 118-126
[9] BONAPARTE Napoléon, De la guerre, Paris, Perrin, 2011, 539 p., p. 203, présenté et annoté par Bruno Colson
[10] La postérité a en effet conservé une image caricaturale de l’épopée napoléonienne, à savoir celle d’une armée d’Italie exsangue que les mots et le génie de Bonaparte suffirent à galvaniser. Si l’influence de Napoléon Bonaparte est indéniable, notamment en ce qui touche au ravitaillement et au rétablissement de la discipline, les hommes de ces troupes disposent d’une expérience au combat et seront un terreau fertile pour la tactique du général corse.
[11] BERTAUD Jean-Paul, « RÉVOLUTION & EMPIRE, armée », dans Encyclopædia Universalis, Boulogne-Billancourt, Encyclopædia Universalis France, [en ligne] https://www.universalis.fr/encyclopedie/revolution-et-empire-armee/ (dernière consultation le 21/04/2022)
[12] Ibid.
[13] BRUN Jean-François, « Les unités étrangères dans les armées napoléoniennes : un élément de la stratégie globale du Grand Empire », dans Revue historique des armées, n°255, Vincennes, Service historique des armées, 2009, 143 p., pp. 22-49, [en ligne] https://journals.openedition.org/rha/6752 (dernière consultation le 02/05/2022)
[14] BLIN Arnaud et CHALIAND Gérard, Dictionnaire de stratégie, Paris, Perrin, 2016 (1re éd. 1998), 1117 p., p. 701
[15] Ibid., p. 55
[16] Surnom de la bataille d’Austerlitz (2 décembre 1805), laquelle oppose l’empereur Napoléon Bonaparte à l’empereur autrichien François Ier d’Autriche et l’empereur russe Alexandre Ier. Cette bataille marque la fin de la Troisième Coalition, et oblige l’Autriche à signer la paix de Presbourg.
[17] Proclamation de Napoléon Bonaparte après la bataille d’Austerlitz, 3 décembre 1805.
[18] Ibid., p. 703
[19] La politique de la terre brûlée désigne la tactique militaire consistant, pour une armée, à détruire les ressources, moyens de production et infrastructures afin d’empêcher l’adversaire d’en profiter.