Peinture d’un conseil de guerre russe dans Drissa par Alexander Petrowitsch Apsit, 1912, Wikimedia Commons

Jomini et Clausewitz : s’engager durant les guerres napoléoniennes

« Je crois et je professe qu’un peuple n’a rien de plus haut à respecter que la dignité et la liberté de son existence. Qu’il devra défendre celles-ci jusqu’à la dernière goutte de son sang. » écrit Carl von Clausewitz dans un texte de 1812[1] (publié en 1869) et qui parvient aux oreilles d’un roi de Prusse Frédéric-Guillaume III mécontent. Quel est donc l’état de la Prusse cette année-là pour qu’un officier supérieur, proche de la famille royale, s’exprime ainsi et mécontente le roi dont il éduque le fils ?

Cette année 1812 est celle d’un tournant pour la Prusse. Le prestige de son armée était à son faîte depuis les nombreuses victoires de Frédéric II, dit Frédéric le Grand, au siècle précédent, lors duquel il avait notamment battu les troupes françaises, russes et autrichiennes. Ce souverain avait fait passer la Prusse d’un royaume en marge de l’Europe civilisée, aux bordures du Saint-Empire, à un État comptant dans le concert des nations. La guerre de la Quatrième Coalition ridiculise militairement la Prusse : dans la journée du 14 octobre 1806, elle est complètement battue par l’armée française à Iéna et Auerstedt. Napoléon 1er entre à Berlin le 27 octobre 1806, dix-neuf jours après le début des combats.

Le royaume prussien rejoint la liste des pays vassalisés par la France, dont le symbole le plus éclatant est la réduction de son armée à 42 000 hommes. De plus, les restes de l’armée sont incorporés dans la Grande Armée. Plus généralement, c’est l’Europe entière qui est sous la domination de Napoléon 1er. Le Royaume-Uni, isolé sur ses îles, reste toutefois en mesure d’inquiéter la puissance française, tandis que la Russie semble réticente à appliquer toutes les décisions napoléoniennes d’ordre européen. Pour Clausewitz, prisonnier de guerre, c’est le moment d’un voyage en France et en Suisse, dont il tire un rapport comparant Français et Allemands. Six ans plus tard, il ne peut pas supporter l’humiliation de l’alliance avec la France et s’exile pour continuer la guerre contre elle dans les rangs russes.

Dans le même temps, un officier suisse, général de brigade dans l’armée française, se prépare à la guerre visant à contraindre l’Empire russe à s’aligner avec le blocus français contre le Royaume-Uni. Cet homme, Antoine de Jomini, ancien banquier et fonctionnaire a déjà près de dix ans d’expérience des affaires militaires. Issu d’une famille de la bourgeoisie du canton de Vaud, il sait depuis tout jeune qu’il veut embrasser la carrière militaire, comme en témoigne sa volonté de faire ses études dans l’école militaire du prince de Wurtemberg.

Enfin, la Révolution française a interrompu l’achat d’une charge d’officier dans un régiment suisse au service de la France, c’est pourquoi il se lance dans une carrière de banquier puis oblique vers le service public comme secrétaire du Ministre de la Guerre suisse (1798-1801). C’est à cette époque qu’il démissionne pour s’engager dans l’armée française. Il est ensuite connu pour avoir « trahi » la France et servi la Russie tsariste.

Comment résoudre cette tension ? Comme le fait remarquer l’historien Bruno Colson[2], l’historiographie a préféré s’intéresser à leurs œuvres, si importantes et commentées, qu’elles ont écarté de la lumière leurs auteurs. Pourtant, ces deux hommes avaient comme problématique et intéressant point commun d’avoir quitté leur pays pour continuer à combattre, mais en affrontant les hommes qu’ils avaient côtoyés peu auparavant. Comment résoudre cette tension ? À travers les exemples de ces deux hommes, nous mettrons ainsi en lumière deux types d’engagements : celui de Clausewitz, en rupture avec son passé, et celui de Jomini, qui prépare son futur.

Histoires d’engagement : l’ascension de Jomini face à la réprobation suscitée par Clausewitz

Les engagements respectifs de Clausewitz et de Jomini partent dans des directions complètement opposées. La question de la représentativité d’un parcours comme celui de Clausewitz sera d’abord soulevée, avant de décrire et d’analyser plus en détail l’ascension de Jomini dans l’armée française.

Ce parcours n’est pas unique, même s’il reste largement minoritaire. Farouchement opposé à l’alliance française imposée par Napoléon 1er comme condition à la paix, Carl von Clausewitz décide de continuer le combat. Pour cela, il envisage de rejoindre l’armée russe. Dans la correspondance[3] entre la princesse Louise de Prusse[4] et Heinrich von Stein[5], on apprend que la situation de Clausewitz est loin d’être isolée : il n’est que l’exemple le plus célèbre de ce mouvement de rejet anti-français de la part des militaires, dont beaucoup émigrent en Russie.

Les premiers obstacles commencent avec le financement du voyage. Ses ressources sont en effet très limitées, notamment car il ne touche plus sa solde. Il est réduit à demander un prêt à son ami Gneisenau, général dans l’armée prussienne. Quand il présente sa démission du poste de précepteur militaire du fils du roi de Prusse, celui-ci lui offre un cadeau, dont la valeur n’est pas connue mais sans doute assez élevée.

Son départ est une rupture majeure dans sa vie. Sur le plan symbolique, d’abord, car il date du 31 mars 1812, veille du défilé du maréchal Oudinot et de ses troupes à Berlin, ressenti comme une honte nationale. Ce défilé permet à l’armée française et à Napoléon de réaffirmer leur primauté dans l’alliance franco-prussienne dirigée contre la Russie. Sur le plan pratique, il laisse toute sa vie derrière lui. En quittant son poste de précepteur, il « abandonne la possibilité d’un accès à un poste influent » ; en ne reprenant pas son poste auprès de Scharnhorst, lui-aussi général prussien, ni ses cours à l’École de guerre, « il se coupe d’un milieu dans lequel il aimait travailler »[6].

De plus, il ne parle pas le russe et abandonne également sa femme, Marie von Brühl. Mais ce départ n’est pas seulement une rupture pour lui : c’est également le symbole d’un changement dans les raisons poussant les officiers au départ. Il est courant que des nobles servent dans d’autres armées que celle de leur pays natal, et des Prussiens servent déjà dans l’armée du tsar Alexandre 1er ; Clausewitz est le premier à marquer ce départ d’un choix politique. Il refuse la politique diplomatique de son roi et pense mieux servir son pays en combattant dans l’armée russe.

Portrait de Carl von Clausewitz par Karl Wilhem Wach, XIXe siècle, Wikimedia Commons
Portrait de Carl von Clausewitz par Karl Wilhem Wach, XIXe siècle, Wikimedia Commons

Le choc est important car Clausewitz sous-entend que la politique royale n’est pas bonne, mais également parce qu’il va combattre les troupes prussiennes, ses propres frères d’armes. Il passe donc pour un traître par son patriotisme total. Bruno Colson évalue à vingt le nombre d’officiers prussiens qui suivent le même chemin que Clausewitz. Plus nombreux sont ceux qui, désapprouvant eux-aussi la politique royale, demandent leur congé temporaire. On peut citer Gneisenau et Boyen, ainsi que Scharnhorst qui ne garde que son titre de chef du corps des ingénieurs. Clausewitz commence son parcours en intégrant une légion russo-allemande dirigée par le duc d’Oldenbourg, père du beau-frère du tsar, dont les terres ont été rattachées à la France. Toutefois, les volontaires n’arrivent qu’au compte-gouttes même si cette unité a pour but de rallier l’ensemble des Allemands décidés à se battre contre la France, sans distinction de nationalité.

Quant à Antoine Jomini, nous avons vu qu’il rêvait dès son plus jeune âge de la carrière militaire mais que le déplacement de l’école dans laquelle il devait étudier ne lui avait pas permis de le réaliser. C’est par une autre voie qu’il met donc le pied à l’étrier : il commence un apprentissage des métiers de la banque dans une école spécialisée, à Aarau[7]. Il exerce pendant quelques années, notamment à Paris, puis est employé par le Ministère suisse de la Guerre.

Dans le même temps, il s’intéresse à l’histoire, notamment militaire. Il participe à l’organisation de l’armée suisse, mais le traité de Lunéville (9 février 1801) lui fait sentir que les moyens suisses ne seront pas à la hauteur de ses ambitions. En effet, ce traité entérine la création de la République helvétique sous l’égide de la France qui ne laisse pas une armée imposante se développer. Il reprend ses travaux de banque pendant un temps avant de se tourner entièrement vers l’étude des questions militaires.

Portrait de Antoine-Henri Jomini, atelier de George Dawn, entre 1820 et 1825, Wikimedia Commons
Portrait de Antoine-Henri Jomini, atelier de George Dawn, entre 1820 et 1825, Wikimedia Commons

En 1805, il rencontre le maréchal Michel Ney, qui devient son protecteur, et lui présente son ouvrage Traité de grande tactique qu’il vient de finir de rédiger. Impressionné, le Français lui propose un poste dans son État-Major. En échange de son engagement comme volontaire au camp de Boulogne, il lui promet un poste d’aide de camp[8]. Jomini donne les premières preuves de ses compétences lors de la campagne face à l’Autriche lors de la guerre de la Troisième Coalition en 1805 et il est récompensé par l’Empereur d’une promotion au grade d’adjudant commandant le 27 décembre 1805.

Celui-ci le fait même entrer directement dans son entourage après une lecture de ce Traité de grande tactique publié aux frais de Michel Ney. La guerre et ses combats ne l’empêchent pas de continuer d’écrire, bien au contraire. Ses analyses et récits lui valent un certain succès, au point que son éditeur fasse imprimer le tome 5 de son Traité avant les tomes 3 et 4 pour coller au maximum à l’actualité. Ces deux tomes paraissent en 1807 et 1809. C’est là le sommet de sa carrière en France.

Car en effet, il se brouille progressivement avec son protecteur. Pour ne pas perdre un tel potentiel, Napoléon 1er le transfère auprès du maréchal Berthier. Toutefois, les deux hommes ne s’entendent pas, et Antoine-Henri de Jomini pose sa démission le 28 octobre 1810[9]. Alors baron d’Empire et colonel dans l’armée française, il est connu dans l’Europe entière. Ainsi, les Russes tentent une première fois de l’enrôler à leur service. Toutefois, sa nomination au grade de général de brigade apaise quelque peu les relations de Jomini avec l’armée française. Gouverneur successif de plusieurs villes lors de la campagne de Russie, il répugne à affronter les troupes russes, car il se sent lié par des obligations au tsar[10].

C’est à la bataille de Bautzen, du 20 au 21 mai 1806, que tout se dénoue, lorsque les troupes russo-prussiennes affrontent les Français. Alors que le maréchal Ney, sous lequel Jomini sert à nouveau, l’inscrit au tableau d’avancement pour le grade de général de division, Berthier reproche à ce dernier d’« avoir tardé à envoyer les états de situation du 6e corps, et un ordre du jour de l’Empereur lui inflige les arrêts »[11].

Il décide alors de rejoindre l’armée russe. Ses frères d’armes français se sentent trahis par cette décision, mais qu’en pense l’Empereur ? Dans sa correspondance, il évoque la désertion de Jomini mais ne semble pas lui en vouloir. Étant suisse, et donc citoyen d’un pays neutre, il lui revient de droit le choix de l’armée dans laquelle il veut combattre. Il est ainsi cité par la famille de Jomini, qui réplique à la publication par le général Marbot, proche de Napoléon 1er, d’un ouvrage attaquant la mémoire d’Antoine de Jomini : « Il avait à se plaindre d’une grande injustice; il a été aveuglé par un sentiment honorable. Il n’était pas Français »[12].

Tandis que l’engagement de Clausewitz pour la Prusse est la raison de son départ de l’armée prussienne, celui de Jomini dans l’armée française lui fait vivre une véritable ascension.

Défendre son engagement : l’exemple de Clausewitz

Le deuxième temps de notre étude est l’analyse d’une publication méconnue de Carl von Clausewitz, les Bekenntnisse de 1812. Traduits en français sous le nom de Manifeste, ils permettent de comprendre la vision de Clausewitz sur son engagement.

En 1810, le tsar Alexandre 1er est sorti du Blocus continental organisé par Napoléon 1er. Ce Blocus continental avait pour but de mettre en difficulté l’économie britannique mais avait pour corollaire d’affaiblir également celles des pays assujettis à la France. Pour sortir de cette spirale, la rupture du traité de Tilsit du 7 juillet 1807, qui incluait la Russie dans la lutte commerciale contre le Royaume-Uni, avait refroidi les relations entre Empires russe et français.

En 1812, l’impérialisme français se fait pesant pour la Prusse, d’autant plus qu’elle doit fournir ravitaillement et troupes pour la campagne qui se profile contre la Russie. C’est donc naturellement qu’elle lance des négociations à la fois avec la France, pour adoucir son sort, et avec la Russie, pour se protéger. L’armée prussienne semble être prête à reprendre la lutte face au vainqueur français. Si les résultats des négociations n’étaient pas connus du roi avant le 2 mars à 6 heures[13], l’armée devrait marcher à la guerre contre la France : c’est Scharnhorst qui le révèle à Clausewitz.

Quand la nouvelle du traité signé entre l’Empereur et l’ambassadeur Krusemarck le 24 février est connue, la stupéfaction s’abat sur l’armée. Les Manifestes (Bekenntnisse) de Clausewitz sont l’occasion de produire une œuvre politique. Il ne comprend pas comment la famille royale peut s’autoriser à déchoir ainsi de l’héritage de Frédéric II en se vassalisant à la France. En effet, les conditions du traité sont rudes pour un pays qui doit se battre en allié : toutes les citadelles et forteresses prussiennes sont ouvertes, l’armée française est logée et ravitaillée par la Prusse… En plus, l’armée prussienne doit donc se ranger avec la France face à la Russie. Pour Clausewitz, le but de son engagement est avant tout de sortir la Prusse de la domination française.

Ces Manifestes sont divisés en trois parties. La première est un rappel historique de la grandeur de la Prusse, pour laquelle la mémoire de Frédéric II doit être un exemple à suivre. Clausewitz continue avec une analyse du Blocus continental, dont il décrit les potentiels méfaits pour l’économie prussienne. Il conclut en se déclarant partisan de la lutte armée face à l’envahisseur, même s’il reconnaît que les chances de succès sont faibles.

Dans un troisième temps, il réfléchit aux forces prussiennes[14]. Clausewitz veut voir dans ces événements un transfert de la force révolutionnaire et de l’idée de la guerre nationale de la France à la Prusse. Il y développe aussi son idée de Landsturm, sorte de milice nationale qui suppléerait à son manque de formation militaire par une farouche volonté de vaincre. On voit ici la double influence des troupes chouannes et républicaines. Clausewitz évoque une montée aux extrêmes : « Acceptons le risque de payer la cruauté par la cruauté, de répondre à la violence par une autre violence »[15], notion qu’il étend dans écrits postérieurs.

Il évoque aussi le caractère national des guerres qui se déroulent depuis la Révolution : ce n’est plus le chef politique qui en combat un autre, c’est l’entièreté d’un peuple qui se jette avec rage et fracas sur un autre. Il y a déjà là les prémisses de sa pensée sur la totalisation des guerres. Si le roi, l’armée et les institutions sont incluses, sous la plume de Clausewitz, dans le peuple, cette vision est quelque peu révolutionnaire dans son contexte d’énonciation.

Gneisenau, ami proche de Clausewitz, déconseille la publication de cet ouvrage, mais des copies finissent par circuler. La famille royale et les militaires de haut rang ne voient pas d’un bon œil une telle production. En effet, il est révolutionnaire qu’un officier semble mettre au même plan l’aspiration à la liberté et le roi.

La vie sous les drapeaux russes

Le troisième temps de notre réflexion est la description et l’analyse du vécu des deux hommes sous les drapeaux russes. Leurs engagements dans cette armée sont successifs, Clausewitz ouvrant la marche en 1812 et Jomini arrivant en 1813.

Le 28 avril 1812, la grande nouvelle arrive : le congé de Clausewitz est accepté. Il bénéficie alors de plusieurs coups du sort. D’abord, le comte Lievin, ambassadeur de Russie à Berlin, lui remet 120 ducats pour ses frais. Dans le même temps, Clausewitz est assuré de recevoir un traitement de 1900 thalers au lieu des 1300 que son grade major lui procure à ce moment. En effet, il passe de major (dont l’équivalent actuel serait commandant) à lieutenant-colonel. Son départ a lieu le 2 mai pour Saint-Pétersbourg, siège de la Cour du tsar, mais il se déroute vers Vilna, en Prusse, qu’il atteint le 20 mai pour y retrouver le tsar, sa suite et son État-Major. Il quitte l’uniforme bleu de la Prusse et revêt la tunique verte de l’Armée russe le 6 juin, marquant symboliquement son passage d’une armée à l’autre.

On lui confirme également qu’il est affecté à la 1re Armée de l’Ouest, sous le commandement de Barclay de Tolly. Son premier rôle est l’inspection du village de Drissa. Son importance est capitale car ce dernier « est situé entre les deux routes, qui de Vilna, conduisent à Saint-Pétersbourg et à Moscou, mais il ne barre aucune des deux »[16]. Sa mise en défense par les Russes n’est pas optimale et le rapport qu’en fait Clausewitz au tsar à l’écrit est plus dur que sa présentation orale.

En effet, le général von Phüll, qui lui a fait une place dans son entourage et qui est très proche du tsar, a choisi cette position pour la retraite de l’armée russe, a donné l’ordre à Clausewitz de l’inspecter, et il est présent avec l’ensemble de l’État-Major à la présentation de celui-ci… Son avis de ne pas y livrer bataille est mêlé à d’autres, mais il faut reconnaître là sa première contribution majeure à la campagne. Jusqu’à la bataille de la Moskova[17], il est principalement utilisé dans l’arrière-garde.

Peinture d’un conseil de guerre russe dans Drissa par Alexander Petrowitsch Apsit, 1912, Wikimedia Commons
Peinture d’un conseil de guerre russe dans Drissa par Alexander Petrowitsch Apsit, 1912, Wikimedia Commons

Il reprend de l’importance quelques mois plus tard, à la fin de décembre 1812, quand le corps prussien sous le commandement du général Yorck est isolé de sa chaîne hiérarchique française (maréchal Macdonald). En tant qu’ex-officier prussien, Clausewitz fait régulièrement la liaison entre les États-Majors de Yorck et du russe Diebitsch. D’après Bruno Colson reprenant l’historien Werner Hallweg, c’est sa deuxième grande action de la campagne : il a fait sortir le général Yorck, qui commande les troupes prussiennes sous autorité française, du champ militaire et lui a fait prendre une position politique en rompant l’alliance avec la France.

Frédéric-Guillaume III ne s’y trompe pas et sa colère contre Clausewitz ne faiblit pas. Cette contribution, à la frontière du politique et du militaire, est essentielle pour la suite de la campagne. Sans les désormais neutres 14 000 Prussiens sous le commandement de Yorck, Macdonald aurait sans doute pu arrêter les Russes. Son dispositif n’est pas suffisant pour les retenir et les troupes russes pénètrent en Allemagne.

Clausewitz au service de la Russie est donc d’abord un Prussien qui continue de servir son pays selon ce qu’il pense le mieux pour son avenir. Sans arrêt, il tente de se rendre utile alors qu’il ne parle pas le russe et c’est dans la négociation avec des Prussiens qu’il trouve son utilité pour sa cause.

Encore plus que Clausewitz, Jomini est isolé en Russie. Toutefois, la grande différence entre eux est la reconnaissance que porte le tsar à l’œuvre historique et théorique de Jomini. Quand celui-ci rejoint le tsar Alexandre à Prague le 14 août 1813, il est directement intégré aux plus hauts cercles de commandement et de pouvoir. Sa maîtrise totale du français lui permet de s’intégrer aux sphères de la Cour. Il est régulièrement consulté sur les problèmes tactiques et stratégiques que les Coalisés rencontrent. Jomini sert ainsi à Leipzig et à Dresde, où il conseille directement le tsar dont il fait partie de l’État-Major. Il va alors tenir le rôle difficile de celui qui connaît les secrets du camp d’en face et rechigne à les dévoiler. D’après Bruno Colson, il n’aurait ainsi rien révélé, quoiqu’en disent ses détracteurs[18].

Jomini tente de préserver la neutralité de la Suisse mais n’y parvient pas ; dans le même temps, il semble ne pas se livrer entièrement dans la guerre face à la France. Il aurait, en effet, des scrupules à combattre ses anciens camarades, surtout sur le sol français. Sans trop de rancune, il tente de sauver Michel Ney de la mort après les Cent-Jours[19] mais ne peut compter sur l’appui d’Alexandre qui avait lui-même promis au futur Louis XVIII de « n’intervenir pour personne »[20].

La carrière purement militaire de Jomini ne s’arrête pas là. En 1828, il participe à la guerre contre l’Empire ottoman comme conseiller du tsar Nicolas et s’illustre par exemple au siège de Varna[21]. Il retourne ensuite à ses études. Auparavant totalement ignorant des choses de la guerre, il a maintenant un bagage pratique particulièrement impressionnant : il a servi dans les deux armées les plus nombreuses, victorieuses chacune leur tour. Jomini a été au contact de tous les styles nationaux de commandement. Sa première expérience d’enseignement s’est déroulée entre le Congrès de Vienne et 1827 : il enseigne régulièrement l’art militaire à Nicolas et Michel, les grands-ducs héritiers de la couronne russe. Il la prolonge dans l’écriture de nombreux livres, comme le Tableau analytique des principales combinaisons de la guerre, précurseur de son Précis de l’art de la guerre.

Jomini continue de bénéficier de la confiance de la famille impériale et enseigne à partir de 1836 au prince héritier Alexandre II. Alors qu’il commence à être âgé, il décide de se retirer du monde militaire et de s’installer à Bruxelles. Il est sorti de son isolement par la guerre de Crimée (1853-1856), mais, d’après Bruno Colson, l’auteur suisse a beau participer aux conseils de guerre, il n’est pas très écouté[22]. Vient alors le temps de sa retraite définitive, qu’il passe à Paris.

Le lien que tisse Jomini avec la Russie est donc profond : il forme trois des héritiers au trône, conseille régulièrement les tsars sur les actions à mener. Il y a là plus qu’une trahison contre le camp français. Jomini semble avoir trois patries, ou plutôt qu’une seule : la science militaire.

Peinture du siège de Varna en 1828 par Alexander Sauerweid, 1836, Wikimedia Commons
Peinture du siège de Varna en 1828 par Alexander Sauerweid, 1836, Wikimedia Commons

Nous avons vu les oppositions entre les raisons des engagements de Clausewitz et de Jomini. Le Prussien s’engage dans l’armée russe parce qu’il préfère continuer à combattre les Français plutôt que de se soumettre, tandis que le Suisse accepte une proposition d’emploi dans les rangs français. Clausewitz explique ses raisons dans trois Manifestes qu’il écrit en 1812. Il en fait ressortir une volonté de défendre sa patrie qui est supérieure à celle de défendre son roi et sa politique. Enfin, nous avons fini par étudier leur passage sous les drapeaux russes, dont ils retirent des expériences fondamentalement différentes.

Sur la problématique de l’engagement, que retirer de ces deux parcours ? Tout d’abord, s’engager ne signifie pas forcément s’enrôler dans l’armée de son pays. Clausewitz, comme quelques autres, pense mieux servir la Prusse en portant l’uniforme russe. De son côté, Jomini semble être allé là où sa présence était souhaitée. La fidélité des deux hommes aux diverses armées dans lesquelles ils ont servi semble entière. La particularité de Clausewitz est sans doute celle d’avoir défendu des idéaux : il soutient en bloc le mouvement pour la liberté des peuples allemands. Au contraire, Antoine de Jomini semble plutôt avoir suivi des opportunités de carrière.

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Bibliographie

CLAUSEWITZ (von) Carl, Die drei Bekenntnisse, Stuttgart, Hoffmann, 1939 (1re éd. 1812), 21 p.

COLSON Bruno, Clausewitz, Paris, Perrin, 2016, 517 p.

JOMINI (de) Eugène, JOMINI (de) Nicolas, COURVILLE (de) Maurice et al., Le général Jomini et les mémoires du baron de Marbot, Paris, Baudoin, 1893, 36 p.

JOMINI (de) Antoine Henri, Précis de l’Art de la guerre, Paris, Perrin, 2008, 303 p.

Musée de Payerne, Général Antoine-Henri de Jomini : 1779-1869, Payerne, Comité du centenaire du général Jomini, 1969, 73 p.


[1] CLAUSEWITZ (von) Carl, Die drei Bekenntnisse, Stuttgart, Hoffmann, 1939 (1re éd. 1812), 21 p.

[2] Bruno Colson est l’auteur de la grande biographie en français de Carl von Clausewitz et de la préface d’une édition française du Précis de l’Art de la guerre d’Antoine de Jomini.

[3] COLSON Bruno, Clausewitz, Paris, Perrin, 2016, 517 p., p. 135

[4] La princesse Louise de Prusse (1770-1836) est la nièce de Frédéric II de Prusse.

[5] Heinrich von Stein (1757-1831) est un ministre prussien jusqu’en 1808. Il démissionne à cause de ses critiques antimonarchiques et de son opposition à Napoléon 1er.

[6] Ibid., p. 137

[7] JOMINI (de) Antoine Henri, Précis de l’Art de la guerre, Paris, Perrin, 2008, 303 p., p. 9

[8] Ibid., p. 10

[9] Musée de Payerne, Général Antoine-Henri de Jomini : 1779-1869, Payerne, Comité du centenaire du général Jomini, 1969, 73 p., p. 35

[10] JOMINI (de) Antoine Henri, op. cit., p. 12

[11] COLSON Bruno, op. cit., p. 42, citant Musée de Payerne, op. cit.

[12] JOMINI (de) Eugène, JOMINI (de) Nicolas, COURVILLE (de) Maurice et al., Le général Jomini et les mémoires du baron de Marbot, Paris, Baudoin, 1893, 36 p., p. 1

[13] COLSON Bruno, op. cit., p. 133

[14] Ibid., p. 134

[15] CLAUSEWITZ (von) Carl, op. cit., p. 134

[16] COLSON Bruno, op. cit., p. 143

[17] La bataille de la Moskova oppose le 7 septembre 1812 l’armée française à l’armée russe. Le résultat est indécis mais la retraite russe laisse ouverte la route de Moscou à Napoléon.

[18] JOMINI (de) Antoine Henri, op. cit., p. 12

[19] L’expression « Cent-Jours » désigne le retour d’exil de Napoléon, qui dure du 1er mars au 7 juillet 1815.

[20] Ibid., p. 12

[21] Lors de la guerre russo-turque de 1828-1829, les troupes russes soutiennent la révolte grecque contre les occupants ottomans. Le siège de Varna (juillet-septembre 1828), même s’il est une victoire russe, est si coûteux en hommes et en matériels, qu’il force l’armée russe à repousser au printemps suivant ses opérations.

[22] Ibid., p. 13