« Ce siècle avait deux ans. Rome remplaçait Sparte.
Déjà Napoléon perçait sous Bonaparte,
Et du Premier Consul déjà par maint endroit
Le front de l’empereur brisait le masque étroit. »[1]
La figure de Napoléon Bonaparte n’en finit pas de briser le carcan qui cherche à l’enserrer. Comment, en effet, contenir en un poème, en un volume, en une anthologie les œuvres de Napoléon ? Aucun art n’a fait exception à cette règle : les réalisations, la gloire mais aussi les contradictions du général corse semblent irréductibles à un médium.
De ce constat préliminaire, une observation : les récits, les images, les conceptions de Napoléon tendent à se polariser. L’actualité du bicentenaire de sa mort ne vient qu’étayer cet examen : entre les partisans de l’Empereur, nostalgiques de la France des 130 départements et d’une armée triomphante des vallées de la Toscane aux plaines russes, et ceux qui conspuent l’Ogre, misogyne et esclavagiste, la rigueur historique n’est décidément pas au rendez-vous. Une chose est sûre, Napoléon Bonaparte n’aurait certes pas pleuré cette grande absente, lui qui a utilisé une propagande efficace pour asseoir sa légitimité.
Homme d’image, voire d’images tant on peut s’étonner de la multitude de Napoléon que l’Histoire nous présente : le général de la République, l’ambitieux Consul, l’Empereur pliant l’Europe à sa volonté ; enfin pauvre hère exilé sur une île de l’Atlantique Sud.
Selon Hervé Dumont[2], historien du cinéma, plus d’un millier de représentations de Napoléon peuvent être dénombrées, ce qui fait de l’artilleur corse une des figures historiques les plus représentées sur un écran. Dans cette multitude, l’observation précédente fait office de loi immuable : les figures de l’Empereur et les manières de raconter sa vie se suivent et ne se ressemblent pas. Entre le Napoléon quasi christique d’Abel Gance[3] et le Bonaparte qui nous fait ses Adieux face à la caméra de Youssef Chahine[4], rien de moins semblable. Bien sûr, si un spectre était dessiné pour classer ces œuvres de la plus hagiographique à la plus critique, ces deux récits figureraient sûrement aux deux extrémités de la construction. Néanmoins, elles n’en demeurent pas moins utiles pour comprendre la représentation de cette figure historique au cinéma, et peuvent constituer une base de réflexion solide dans cette entreprise.
Napoléon par Gance : l’homme fait mythe

La première représentation, celle d’Abel Gance, constitue l’essence même d’une image mythifiée de Bonaparte. Si tout mythe comporte une part de vérité, Gance déploie une myriade de moyens novateurs pour l’époque afin de constituer le premier volet d’une série de huit films qu’il souhaitait consacrer à l’Empereur. Fortement inspiré de l’ouvrage d’Élie Faure, Napoléon, paru le jour du centenaire de la mort du souverain, le film se pose en fresque historique grandiose et grandiloquente. Comme Gance le dira lui-même, ce livre lui offre du « feu » rapporté du « fond de l’histoire».
Se succèdent divers épisodes de la vie de Bonaparte : la bataille de boules de neige du collège de Brienne qui voit naître sous les traits de « la paille au nez » le futur chef militaire, le siège de Toulon et ses accents wagnériens dans un rouge somptueux, ou encore le triptyque final dont l’aspect révolutionnaire pour la technologie de l’époque donne une certaine idée de la volonté pharaonique de Gance.

Pourtant, trois caméras ne suffisent pas à aborder tous les éléments historiques pertinents au regard de la période napoléonienne. Le long métrage offre davantage une image d’Épinal, sans réel propos historique, qu’une vision complète et complexe de ce que le personnage de Bonaparte fut. Ce n’est pas un hasard si Gance tira de cet épisode une réputation de metteur en scène de la gloire historique[5].
Un souffle romantique traverse l’œuvre de Gance, et le spectateur est invité à prendre comme point de repère la stature du général corse au détriment de la Révolution française. Il s’agit bien là d’un des points singuliers de ce film : le rapport de Napoléon aux événements révolutionnaires qui ont secoué la France en cette fin de siècle est particulier, entre mépris et amusement. Bonaparte regarde ces événements se produire sans en discerner le sens, puisque la Révolution de Gance semble vidée de son sens premier, et n’est dépeinte que comme une révolte populacière.
En définitive, le Bonaparte présenté par Abel Gance se dessine comme un personnage messianique, seul capable de faire des idéaux pervertis d’une Révolution qui se perd des principes fondateurs d’un régime stabilisé. Une telle analyse revient à faire fi de la complexité d’une telle période, et suffit à prendre la mesure de ce que cette œuvre propose : un récit national – d’aucuns pourraient s’amuser à ajouter le suffixe « iste » -, une vision épique, une mythification d’une gloire nationale.
Napoléon par Chahine : l’aigle retombe au sol
L’œuvre de Youssef Chahine prend le contrepied de l’approche retenue par Gance, ce qui justifie de mettre ici en perspective ces deux métrages. Le personnage de Bonaparte est alors présenté comme un petit homme avide de puissance et de gloire, et placé en opposition avec un de ses généraux qui, pour sa part, se révèle cultivé et humain.

Le film de Chahine présente l’avantage non négligeable de mettre en lumière les aspects les plus sombres du général. Cette entreprise est d’ailleurs louable puisqu’elle prend pour théâtre la campagne égyptienne, dont Bonaparte voulut convaincre tant bien que mal qu’elle fut un succès tant militaire que scientifique. Ce choix est intéressant, et sans nul doute réfléchi : au regard par exemple des événements de Jaffa, où Napoléon a fait exécuter les 3 000 prisonniers ottomans le 10 mars 1799, la critique du futur empereur par le biais d’un film dont l’action se déroule pendant cette campagne n’est pas anodine.

Le Napoléon présenté par Chahine est donc sombre, peut-être trop sombre pour en être totalement fidèle à l’original. Là où Gance péchait par orgueil (français), Chahine pèche assurément par colère. À trop vouloir déconstruire Bonaparte, l’œuvre semble manquer une partie de la réalité de Napoléon.
Une question émerge alors : est-ce seulement possible de représenter Napoléon au cinéma ? La figure napoléonienne, lorsqu’elle est saisie par le septième art, paraît condamnée à un traitement manichéen, binaire. Entre ombre et lumière, du lyrisme au réalisme politique, le petit caporal demeure fluctuant entre la fascination et la détestation.
Or, en cette année de bicentenaire, en ce mois de commémoration, à la fois, du sacre impérial et de la bataille d’Austerlitz, la question se pose avec davantage d’acuité. Le projet de Ridley Scott portant sur la jeunesse de l’Empereur[6] rappelle que le sujet est toujours d’actualité. Il est à souhaiter que les débats récents sur la figure napoléonienne dans le récit national et l’Histoire de France soient pris en compte, tout en conservant le recul historique nécessaire au traitement d’une figure si complexe.
De là seulement, une vision équilibrée et historiquement juste permettra peut-être de faire le pont entre les deux extrêmes présentés. À défaut, nous ne pouvons que souhaiter à ce projet de connaître le sort de son homologue « kubrickien »[7]…
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Références
CHAHINE Youssef, Adieu Bonaparte, Egypte, MISR International, 1985, 115 min.
DUMONT Hervé, Napoléon : l’épopée en 1000 films, Lausanne, Ides et Calendes, 2015, 687 p.
FAURE Elie, Napoléon, Paris, Perrin, 2019 (1re éd. 1921), 266 p.
GANCE Abel, Napoléon vu par Abel Gance, France, Société Générale de Films, 1927, 230 min.
HUGO Victor, « Ce siècle avait deux ans », dans Les orientales ; Les feuilles d’automne, Paris, Le Livre de Poche, 2000, 447 p.
MARTIN Charles, « Le Napoléon de Ridley Scott avec Joaquin Phoenix sortira en streaming sur Apple TV+ », dans Premiere, Paris, Premiere Média, 2021, [en ligne] https://www.premiere.fr/Cinema/News-Cinema/Le-Napoleon-de-Ridley-Scott-avec-Joaquin-Phoenix-sortira-en-streaming-sur-Apple-TV (dernière consultation le 20/12/2021)
VEZYROGLOU Dimitri, « Le Bonaparte d’Abel Gance : un héros pour “apprentis fascistes” ou pour néo-romantiques ? », dans Sociétés et représentations, n°26, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2008, 312 p., pp. 115-130, [en ligne] https://www.cairn.info/revue-societes-et-representations-2008-2-page-115.htm (dernière consultation le 11/12/2021)
[1]HUGO Victor, « Ce siècle avait deux ans », dans Les Feuilles d’automne, Paris, Le Livre de Poche, 2000, 447 p.
[2]DUMONT Hervé, Napoléon : l’épopée en 1000 films, Lausanne, Ides et Calendes, 2015, 687 p.
[3]GANCE Abel, Napoléon vu par Abel Gance, France, Société Générale de Films, 1927, 230 min.
[4]CHAHINE Youssef, Adieu Bonaparte, Egypte, MISR International, 1985, 115 min.
[5]Voir à ce titre VEZYROGLOU Dimitri, « Le Bonaparte d’Abel Gance : un héros pour “apprentis fascistes” ou pour néo-romantiques ? », dans Sociétés et représentations, n°26, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2008, 312 p., pp. 115-130, [en ligne] https://www.cairn.info/revue-societes-et-representations-2008-2-page-115.htm (dernière consultation le 21/12/2021).
[6]Le réalisateur a récemment annoncé qu’un film biographique sur Napoléon était en préparation, le premier rôle devant être confié à Joaquin Phoenix. D’après un article du magazine Première, le tournage devrait débuter en 2022 (MARTIN Charles, « Le Napoléon de Ridley Scott avec Joaquin Phoenix sortira en streaming sur Apple TV+ », dans Premiere, Paris, Premiere Média, 2021, [en ligne] https://www.premiere.fr/Cinema/News-Cinema/Le-Napoleon-de-Ridley-Scott-avec-Joaquin-Phoenix-sortira-en-streaming-sur-Apple-TV).
[7]Stanley Kubrick débuta en 1968 un projet de film biographique sur Napoléon, avant d’abandonner son projet trois ans plus tard. L’aspect anecdotique de ce projet ne doit pas occulter un fait : celui que ce film est désormais considéré comme l’un des meilleurs films jamais réalisés, en ce qu’il devait porter sur un personnage d’envergure et être mené par un réalisateur de génie.