
« Les guerres, ce sont des gens qui ne se connaissent pas et qui s’entre-tuent parce que d’autres gens qui se connaissent bien ne parviennent pas à se mettre d’accord »[1]. Si cette citation de l’auteur Paul Valéry s’applique sans mal au fait guerrier, elle peut également rappeler les normes qui semblent régir la criminalité organisée et, plus particulièrement, les mafias.
Sur le plan sémantique, on distingue traditionnellement les entités criminelles organisées des mafias. Ce dernier terme n’a lieu d’être attribué uniquement si une dite entité criminelle cultive son caractère secret et que ses membres s’emploient à réaliser leurs activités « sous le radar »[2]. En outre, alors que le concept d’« affranchi »[3] a été popularisé par la production de nombreux films, le fonctionnement mafieux ne prévoit pourtant en aucun cas une porte de sortie pour les membres qui souhaiteraient se repentir d’une vie de transgression perpétuelle des lois.
Au cours de cette brève, nous tenterons de comprendre quel lien peut exister entre le système mafieux et le fait militaire en nous appuyant sur les exemples des clans yakuza やくざ japonais et de l’armée française actuelle. Après un rappel historique sur les yakuzas, nous évoquerons les similitudes et les différences que l’on peut trouver, notamment au regard de l’engagement personnel des membres d’un côté, et des militaires de l’autre.
Yakuzas : origine et activités
Initialement, l’apparition du terme mafia remonterait au XIXe siècle avec la création des mafias telles qu’on les entend actuellement en Italie, particulièrement dans les campagnes reculées. C’est notamment en Sicile, au sud de l’Italie, que l’origine des plus anciennes et connues d’entre elles remonteraient. Si les clans italiens semblent les plus connus du grand public, d’autres régions du monde ont également vu l’apparition de ces groupes sur leur territoire.
Au XVIIIe siècle, deux groupes distincts naissent au Japon : les bakuto 博徒 (joueurs professionnels itinérants), et les tekiya 的屋 (vendeurs ambulants). Plus tard,ces deux classes professionnelles sont regroupées sous le terme « bōryokudan » 暴力団 (littéralement « groupe violent ») qui qualifie la structure criminelle globale dont les membres s’appellent les yakuza[4]. Officiellement, le terme yakuza apparaît sous le shogunat des Tokugawa (1603-1867)[5]. Le système japonais répond à la nomenclature des mafias traditionnellement établi : il est tout d’abord composé des hommes de la famille hiérarchisés par l’âge. Ainsi, on retrouve tout en haut le parrain – souvent le patriarche -, puis les frères aînés, suivis en dessous par les frères les plus jeunes et les individus que le clan a « adopté »[6].
On s’accorde à dire que les clans yakuza ont connu leur essor au sortir de la Seconde Guerre mondiale pour faire face à des groupes coréens et taïwanais reconvertis en bandits peu après leur libération après avoir été utilisés comme main-d’œuvre au Japon. Les yakuza seraient presque exclusivement présents sur l’archipel, peu d’entre eux seraient implantés à l’étranger. Actuellement, l’influence des clans serait amenuisée par l’apparition des groupes mafieux coréens et chinois au Japon. Ainsi, ce qui avait conduit à leur émergence au XIXe siècle aurait concouru à leur affaiblissement vers la seconde moitié du XXe.
Outre une hiérarchisation spécifique des rapports sociaux, les yakuza sont, comme toutes les autres mafias, connus pour diverses activités illégales qui leur permettent de se financer. Parmi les plus courantes : le proxénétisme, les paris truqués, les assassinats ou encore les escroqueries financières, principalement dans les grands centres urbains comme Tōkyō. Autre élément déterminant, la notion de prix du sang est extrêmement présente au sein des clans. Qu’il s’agisse d’un rite initiatique ou d’une requête explicite émanant du parrain, chaque membre du groupe doit s’y soumettre lorsque cela lui est demandé. S’il refuse ou échoue, il peut en payer le prix de sa vie.
Comment trouver des points communs entre un groupe criminel et une armée professionnelle ? Ce rappel non exhaustif des éléments clés qui définissent les clans yakuza, les normes qui les régissent ou les activités, majoritairement illégales, qu’ils exercent tendraient à les éloigner de la chose militaire. En effet, on peut dissocier aisément les deux groupes par leur finalité, la nature des activités ou encore le type de violence qui y est associée. Si leurs principes sont bien différents, il existe pourtant une donnée qui leur est intrinsèque : ils sont avant tout composés d’humains…

Yakuza et engagés de l’armée française : pas si différents ?
Les membres des clans japonais et ceux des armées nationales ne sont évidemment pas soumis aux mêmes règles.
Tout d’abord, concernant l’intégration. Pour le clan, elle se fait par filiation ou par adoption. Tandis que les militaires – pour les armées de métier – signent un contrat dans lequel ils consentent à s’engager sous les drapeaux. Cette intégration explique en partie l’impossibilité de se soustraire à la famille de type bōryokudan, et réciproquement. En effet, il est quasiment inenvisageable pour un yakuza de sortir volontairement du groupe, lorsqu’un militaire, pour la plupart des armées, peut mettre fin à un contrat qu’il aurait signé pour s’engager afin de protéger et défendre son pays.
En outre, dans les armées professionnelles modernes comme c’est le cas pour la France, la punition corporelle est en théorie interdite alors qu’en cas de grave manquement aux règles, le yakuza se voit amputé d’une phalange d’un doigt. Ainsi, il est marqué à vie par sa faute, sans possibilité qu’elle soit symboliquement oubliée par les membres du clan. Dans la même dynamique, le prix du sang détient un caractère bien plus incompressible chez les yakuza que pour les militaires. Lorsque ces derniers doivent exécuter une ou plusieurs personne(s), bien qu’ils obéissent à des ordres, ils appliquent leurs directives en respectant – en principe – les conventions internationales auxquelles ils sont soumis. Les membres d’un bōryokudan commettent un crime punissable et répréhensible par la loi en menant à bien les assassinats commandités par leurs chefs.
En outre, c’est là une différence majeure et évidente, les activités des mafieux japonais sont illégales et constituent des entorses graves au droit commun. Par ailleurs, le financement de ces occupations est, dans la majorité des cas, privé. En effet, les malfrats vivent des sommes récoltées par les trafics en tout genre qu’ils régissent et dont ils tirent profit. À l’inverse, les militaires sont rémunérés pour un travail professionnel et reconnus par les pouvoirs régaliens de l’État commanditaire.
Pour autant, on retrouve certaines similarités entre les yakuza et la chose militaire, notamment parce que l’humanité est au cœur des deux et qu’elle participe à l’image que chacun entend véhiculer.
Tout d’abord, les militaires comme les yakuza sont principalement des exécutants. L’accès à l’élite dirigeante dans chacune des organisations est codifié et jalonné d’étapes à franchir : formations et grades supplémentaires pour les uns, basses besognes et tests de loyauté divers pour les autres.
Dans l’une comme l’autre des organisations, l’équilibre du groupe repose en partie sur la loyauté supposée des membres qui les composent. Dans ce sens, on pourrait même qualifier ici la loyauté d’engagement total. Les deux factions sont préparées au concept de la mort pour le groupe. Symboliquement, les yakuza sont liés à vie au clan par filiation et seraient, pour la plupart, prêts à payer le prix de leur vie pour cette idéologie. Les militaires, quant à eux, sont préparés dès leur formation à la perspective du sacrifice ultime pour protéger leurs frères d’armes ou une nation tout entière le cas échéant. Si les militaires disposent eux-mêmes d’un code du soldat, ce dernier semble plutôt lister un ensemble de principes moraux dont l’engagé devrait spontanément se sentir imprégné. Ainsi, la notion d’engagement se traduit de façon différente pour les deux groupes.
En somme, si les yakuza et les militaires exercent leurs activités pour une finalité différente, la loyauté qui les unie avec leurs pairs, ou tout simplement à leur rôle au sein d’un groupe, rentre dans la compréhension traditionnelle de la formation et de la culture du lien social. En ce sens, la notion d’appartenance apparaît comme l’une des composantes clés pour permettre d’établir un lien, si surprenant soit-il, entre deux mondes qui semblent opposés dans les valeurs qu’ils cultivent.
Si vous avez aimé cet article, nous vous conseillons également :
Bibliographie
BAUER Alain et SOULLEZ Christophe, La Criminologie pour les nuls, Paris, First éditions, 2021 (1re éd. 2012), 514 p.
DAUVERGNE Cécile, « Les akutō durant l’époque Kamakura : de la rébellion de petits fonctionnaires de provinces au renversement d’un régime shôgunal », dans La Revue d’Histoire Militaire, les Lilas, 2019, [en ligne] https://larevuedhistoiremilitaire.fr/2019/10/30/les-akuto-durant-lepoque-kamakura-de-la-rebellion-de-petits-fonctionnaires-de-provinces-au-renversement-dun-regime-shogunal/ (dernière consultation le 08/02/2023)
ENCEL Frédéric, Les 100 mots de la guerre, Paris, Humensis, 2020, 126 p.
SERAFINO Steve, « Les derniers samouraïs : une histoire de la modernisation de l’armée japonaise », dans La Revue d’Histoire Militaire, Les Lilas, 2021, [en ligne] https://larevuedhistoiremilitaire.fr/2018/09/24/les-derniers-samourais-une-histoire-de-la-modernisation-de-larmee-japonaise/ (dernière consultation le 08/02/2023)
[1] ENCEL Frédéric, Les 100 mots de la guerre, Paris, Humensis, 2020, 126 p., p. 3.
[2] BAUER Alain et SOULLEZ Christophe, La Criminologie pour les nuls, Paris, First éditions, 2021 (1re éd. 2012), 514 p., p 365
[3] On qualifie communément d’« affranchi » toute personne ayant appartenu à une organisation mafieuse qui déciderait de mettre un terme à sa vie de malfrat en quittant le clan. Souvent, ces affranchis ont par la suite coopéré avec la police afin d’obtenir des garanties de sécurité face à leur ancienne « famille » mafieuse.
[4] On estime majoritairement que le terme yakuza provient de la juxtaposition de la désignation des nombres créant la combinaison perdante du oicho-kabu おいちょかぶ, un jeu tradtionnel japonais. Ainsi, le trio perdant est composé du ya (pour yatsu 八, « huit »), ku 九 (« neuf ») et enfin za (dérivé phonétique de san 三, « trois »). Néanmoins, une autre explication provient du nom donné à l’individu, un guetteur, chargé de surveiller l’entrée des salles de jeux clandestines : le mot proviendrait de la juxtaposition de yaku 役 (rôle) et za 座 (chaise).
[5] Le terme shogunat désigne la période d’exercice du shogun, le chef militaire japonais. Ce système tire son origine du XIIe siècle.
Sur le régime féodal bakufu 幕府 ou shogunat, voir DAUVERGNE Cécile, « Les akutō durant l’époque Kamakura : de la rébellion de petits fonctionnaires de provinces au renversement d’un régime shôgunal », dans La Revue d’Histoire Militaire, les Lilas, 2019, [en ligne] https://larevuedhistoiremilitaire.fr/2019/10/30/les-akuto-durant-lepoque-kamakura-de-la-rebellion-de-petits-fonctionnaires-de-provinces-au-renversement-dun-regime-shogunal/ (dernière consultation le 08/02/2023).
Sur le shogunat Tokugawa voir SERAFINO Steve, « Les derniers samouraïs : une histoire de la modernisation de l’armée japonaise », dans La Revue d’Histoire Militaire, Les Lilas, 2021, [en ligne] https://larevuedhistoiremilitaire.fr/2018/09/24/les-derniers-samourais-une-histoire-de-la-modernisation-de-larmee-japonaise/ (dernière consultation le 08/02/2023)
[6] Si la filiation par le sang entraîne d’office l’appartenance au clan mafieux, le système prévoit aussi d’intégrer d’autres personnes en dehors du noyau familial, notamment pour récompenser de loyaux services ou encore pour diversifier les activités criminelles.