Le 17 février 1877, vers 18 h, Saigō Takamori, le héros de la restauration de Meiji, adresse ses adieux à son fils et quitte Kagoshima à la tête de 12.900 hommes. Jusqu’au 24 septembre 1877, il combattra durant plusieurs mois la toute nouvelle armée impériale japonaise au cours de la Guerre du Sud-ouest (seinan sensō 西南戦争). Cet épisode, souvent raccourci en une simple opposition tradition/modernité, cache une réalité militaire bien plus complexe, où se joue l’avenir de l’état-nation japonais.
L’organisation, l’équipement, le ravitaillement, les tactiques et les batailles témoignent en effet d’un affrontement qui dépasse l’image d’Épinal du fier samouraï qui, sabre à la main, charge les lignes d’infanterie, s’offrant ainsi une mort honorable. Le face à face entre l’armée rebelle de Satsuma et l’armée impériale à travers l’île de Kyūshū révèle alors la transformation de l’art de la guerre japonais, basculant d’un code d’honneur déjà moribond à une force militaire sur le chemin de la modernisation depuis l’ancien régime des Tokugawa. À travers les réformes de l’armée impériale, puis le siège du château de Kumamoto, la bataille de Tabaruzaka et enfin la scène finale à Shiroyama, essayons de saisir la réalité militaire dans laquelle s’inscrivent ces deux armées, au-delà du mythe du « dernier samouraï ».

Une armée impériale en pleine modernisation
A la fin du XIXe siècle, les voyageurs occidentaux partis au Japon décrivent l’armée japonaise comme une impressionnante machine de guerre et laissent des témoignages pour le moins éloquents sur les défilés de conscrits auxquels ils assistent, sous l’œil satisfait du gouvernement de Meiji. Les experts militaires européens en mission, eux, sont certes moins verbeux, mais s’accordent sur la réalité d’une force armée encore en devenir.
L’armée japonaise du début de l’ère Meiji (1868-1912) est pensée et développée pour répondre à deux impératifs. Celle-ci doit d’abord devenir un atout diplomatique majeur : le gouvernement de Meiji doit se doter d’une armée moderne à l’égal des puissances occidentales pour renégocier les traités inégaux et prévenir toutes tentatives d’agression extérieure. La finalité n’est cependant pas la capacité à mener et gagner un affrontement direct avec l’Occident. Les réformes militaires sont plus subtilement liées au contexte militaire et politique intérieur du japon. L’armée impériale doit en effet garantir la sécurité intérieure et la pérennité de l’état-nation, encore jeune et fragile, contre toutes menaces d’insurrection. Voilà son second impératif, le plus important selon Ōmura Yasujiro, responsable de la planification militaire, qui exprime en novembre 1868 son inquiétude face aux menaces intérieures grandissantes, notamment dans le sud.
Les réformes militaires mises en place à partir de 1868 se concentrent autour de l’introduction d’un système de conscription nationale et d’une modernisation de l’équipement, de l’entrainement et de l’organisation des troupes en s’inspirant des modèles européens préexistants. De nombreux historiens japonais soulignent, plus que les réformes elles-mêmes qui n’apportent pas d’innovations fondamentales, la capacité du gouvernement à les déployer simultanément à une échelle nationale[1].
Les premiers efforts de modernisation remontent en effet au shogunat Tokugawa, qui décide dès 1862 de réorganiser l’infanterie, la cavalerie et l’artillerie à la manière occidentale, même s’il continue de limiter le recrutement aux samouraïs. Les 13.000 hommes entrainés en quelques années ne satisfont pourtant pas le shogunat, car le puissant fief de Chōshū – futur acteur majeur de la restauration impériale – ne cesse de se renforcer grâce à son système de conscription et la modernisation de ses troupes.

En 1865, le shogunat établit un premier contact avec Léon Roches afin de négocier l’envoi d’instructeurs français au Japon. Le choix de l’armée française semble évident, car cette dernière est alors considérée comme l’une des meilleures forces militaires au monde après la victoire de Solférino. La France se rapproche du shogun et promet de le soutenir contre ses ennemis, proposition qu’elle maintiendra lors de l’opposition contre le clan Chōshū mais néanmoins déclinée par les membres du shogunat. En 1866, Roches donne son accord pour l’envoi d’une mission qui arrive en fin d’année, avec à sa tête le capitaine Charles Chanoine, futur ministre de la guerre. Une école militaire s’ouvre ainsi à Yokohama, où 250 étudiants sélectionnés avec le plus grand soin feront leurs classes.
Durant la guerre pour la restauration de l’empereur Meiji, il n’existe pas encore d’armée impériale. L’armée qui combat le shogunat se présente sous la forme d’une coalition de clans – principalement Satsuma, Chōshū et Tosa – qui engagent leurs propres troupes et les dirigent personnellement. Une fois la victoire remportée, la coalition se brise et chaque clan retourne dans son fief. Il ne reste en guise d’armée impériale que trois-cents rōnin recrutés auprès des clans les plus faibles. Ōmura Yasujiro, un des grands généraux du clan Chōshū est nommé vice-ministre des affaires militaires pendant quelques années avant de se voir confier la planification de la modernisation de l’armée.
Il sait que la pérennité du tout nouveau gouvernement de Meiji dépend de deux conditions interdépendantes : la disparition du système féodal des Tokugawa et la constitution d’une armée moderne. Le financement de ce plan représente le premier défi majeur auquel il doit faire face. Il faut attendre 1871 avec l’abolition des fiefs pour la mise en place d’un système d’impôt garantissant une stabilité et une autonomie financière qui permet au gouvernement de se libérer des financements privés des clans, d’arrêter les emprunts auprès de riches marchands et de limiter l’émission de billets en large quantité comme ce fut le cas durant la dernière campagne militaire. Malgré ses efforts, Ōmura Yasujiro est retrouvé assassiné dans un bois en octobre 1869, lacéré de coup de couteau.
La relève est assurée à partir de 1870 par deux hommes qui accélèrent le processus de modernisation. A peine rentrés de leur voyage d’observation des systèmes militaires en Europe, Yamagata Aritomo et Saigo Tsugumichi prennent la tête du bureau des affaires navales et militaires. Ils s’accordent sur la nécessité d’une mission étrangère : Saigo, impressionné par le professionnalisme des troupes de Louis Napoléon, préfère la France, tandis que Yamagata penche pour les prussiens avec leur excellent système de conscription.
Le 2 octobre 1870, le gouvernement tranche : le système français est retenu. Trois raisons semblent appuyer ce choix : tout d’abord, le système prussien n’avait été adopté que par le clan Kii, qui en avait certes tiré de très bons résultats, mais presque aucun autre clan n’avait suivi cette tendance ; ensuite, beaucoup de clans étaient déjà familiarisés avec le système français, car la plupart de leurs officiers avaient été entrainés durant l’époque des Tokugawa ; enfin, les militaires japonais maîtrisaient davantage la langue française.
Saigo et Yamagata s’attaquent ensuite au recrutement. Pour arriver à démanteler les armées privées, ils décident de jouer la carte du compromis, en demandant d’abord aux clans les plus puissants de contribuer à la formation d’une garde impériale. Saigō Takamori (Satsuma) envoie deux bataillons d’infanterie et deux batteries d’artillerie ; Mori (Chōshū) cède trois bataillons d’infanterie ; Itagaki (Tosa) répond avec deux bataillons d’infanterie, deux escadrons de cavalerie et deux batteries d’artillerie.
Dans le même temps, le système de conscription devient opérationnel dans les cinq provinces du kinai. Les recrues sont d’abord envoyées à Osaka où elles reçoivent un entrainement à la française (tactiques d’infanterie de ligne, appropriation des armes modernes etc…), sont organisées en régiment et sont enfin distribuées dans les nouvelles garnisons pour stationnement : à Osaka, à Tōkyō, à Sendai (pour le Tōhōku) et à Kumamoto et Kagoshima (pour le Chinsai).
Le système de garnison mis en place est un système dit de « branches » qui permet un déploiement et une intervention rapide sur l’ensemble du territoire national en cas d’insurrection. Une autre particularité – propre à l’armée française – est l’interdiction de stationnement d’une recrue dans une caserne de sa province d’origine. Tous les quartiers généraux de garnison sont enfin placés près des côtes pour, d’une part, éviter toute coupure des lignes de communication ou de ravitaillement par l’ennemi ; d’autre part, faciliter les déplacements de troupes grâce à la marine.
Après l’abolition des fiefs en août 1871, les privilèges des samouraïs sont atténués, voire révoqués, les armées des clans dispersées et l’état japonais devient garant de la défense nationale, ce qui renforce considérablement son pouvoir, autant militaire que politique.
En 1872, après avoir été appuyée par Yamagata, une commission dirigée par Nishi Amane est mise en place pour étudier l’introduction du système de conscription allemand. Le 28 novembre 1872, celle-ci rend son rapport qui statut que l’organisation et l’entrainement relèveraient du système français, le recrutement du système prussien, et la marine du système anglais. La loi sur la conscription consiste alors en un service universel et dispose que chaque homme âgé de vingt ans et en bonne santé y soit soumis. Les conscrits servent trois ans, passent ensuite deux ans supplémentaires dans une réserve active où ils sont appelés deux fois par an pour un entrainement approfondi, pour finalement finir dans une réserve passive avec mobilisation générale en cas de conflit.
En temps de paix, l’armée compte désormais 31 680 hommes et 46 350 en cas de guerre. A cela s’ajoute la garde impériale avec ses 3880 hommes. La mission française arrive en 1872, un an avant que la loi de conscription soit totalement opérationnelle. A sa tête, le général Marguerie entraîne les nouveaux soldats de l’armée impériale japonaise qui, cinq ans après, seront mobilisés pour défendre le gouvernement.
La montée des tensions entre Satsuma et Le gouvernement de Meiji
En octobre 1873, Saigō Takamori quitte le gouvernement puis revient à Kagoshima, son fief, avec ses deux généraux (Kirino Toshiaki et Shinowara Kunimoto) et 600 soldats, futurs instructeurs dans les écoles privées qu’il fonde dès son retour. La première ouvre ses portes en juin 1874. En 1876, on en compte déjà 12 à Kagoshima et 120 dans le département de Satsuma ; en tout, 7000 élèves y sont formés. Des professeurs sont engagés pour y enseigner l’anglais et le français, l’entrainement spirituel se focalise sur l’apprentissage des classiques chinois et deux cursus y sont possibles : l’infanterie et l’artillerie. Dans ses écoles, chaque étudiant prenait quotidiennement part à des exercices militaires.
Le gouvernement considère assez tôt ces écoles comme une menaces, d’autant plus que Satsuma jouissait avant la restauration Meiji d’un certaine autonomie politique et militaire : 40 % des ressources étaient destinées à l’armée et deux usines d’armements et trois dépôts de munitions s’y trouvaient encore. Les oligarques du gouvernement ordonnent urgemment la poursuite des réformes au gouverneur de Kagoshima qui présente sa démission. Ces derniers envoient alors des inspecteurs dont le rapport est clair : des aller-et-venus constantes de généraux, des rumeurs de complot contre Tōkyō, une population hostile et critique vis-à-vis du gouvernement et presque aucune mesure concrète de prise concernant les dernières réformes.
Face à ce constat, le gouvernement décide de monter une opération secrète pour vider les armes et munitions se trouvant dans les entrepôts de Kagoshima et les acheminer jusqu’à leur arsenal d’Osaka. Le 30 janvier 1877, en pleine nuit, un navire de la marine et son équipage accostent près de Kagoshima. Durant l’opération, des sentinelles surprennent les soldats impériaux et donnent l’alerte : un affrontement commence alors avec environ 1000 samouraïs qui réussissent à repousser les assaillants, lesquels se replient vers Kōbe par la mer, sans avoir récupéré presque aucune arme ni munition.
Dès qu’il apprend cette nouvelle, Saigō Takamori retourne à Kagoshima, où on lui révèle la détention d’un certain Nakahara Hisao, un assassin chargé de l’éliminer. Nakahara finit par avouer et raconte qu’en décembre 1876, lui et d’autres hommes avait parlé à l’Inspecteur en Chef de la police métropolitaine de Tōkyō, Kawaji Toshiyoshi, pour lui notifier le risque de rébellion à Satsuma. Ce dernier avait alors prévenu que si ce risque s’avérait réel, la seule solution serait la mise hors d’état de nuire de Saigō Takamori, suivie par la prise de la ville de Kagoshima.
Après cette affaire, cinquante membres du département de police originaire de Satsuma rentrent dans leur province. Tout au long du mois de janvier 1877, la rumeur selon laquelle Tōkyō fera exécuter les traîtres se répand et la peur d’une intervention militaire se fait de plus en plus redoutée. Les samouraïs de toutes les écoles décident alors de se rassembler à Kagoshima pour se préparer à la guerre, en étant convaincu que Saigō Takamori les mènera au combat. Celui-ci ne montre pourtant aucun signe d’approbation quant à ce rassemblement ; il reproche même à ses officiers leur intervention contre les troupes impériales lors de l’affaire du déplacement des armes et des munitions vers Kōbe.
Malgré cette posture à la fois neutre et critique envers ses propres hommes, Saigō Takamori décide finalement de s’engager dans ce conflit et de prendre la tête de la rébellion. Son revirement pourrait-il s’expliquer par la tentative d’assassinat à laquelle il réussit à réchapper ? Rien n’est moins certain. Ce qui est toutefois notable, c’est que sa prise de décision finale coïncide avec les aveux de Nakahara Hisao.
Le calme avant la bataille : matériel, mouvements tactiques et prise de position
L’opposition entre Satsuma et l’armée impériale souffre souvent de nombreuses simplifications, la plus répandue étant celle d’une armée de samouraïs fiers, valeureux, n’hésitent pas à charger sabre à la main contre les fusils d’une infanterie japonaise à la pointe de la technologie. Lorsqu’on s’arrête un peu sur la composition et l’organisation des armées, le matériel à disposition et les possibilités de ravitaillement, les faits révèlent que le recours aux charges, par exemple, était, sinon minutieusement réfléchi, souvent la dernière option restante – à cause du manque de matériel – pour tenter de remporter une victoire grâce à un avantage au corps à corps.
L’armée de Satsuma s’organise en unités tactiques le 13 et 14 février 1877. Elle peut compter sur une infanterie de 11 500 hommes, sur 200 artilleurs et 1200 coolies pour la logistique sur le terrain. Au total, 12.900 soldats dont la majorité est extrêmement bien entrainée au maniement du sabre, mais aussi des armes à feu et aux tactiques militaires anglaises. C’est aussi une armée expérimentée, car se trouvent dans ses rangs des vétérans de la guerre contre les Tokugawa. Les samouraïs qui composent cette armée sont ainsi aguerris, techniquement formés à une guerre de type moderne, sont dotés d’un très bon moral et, une des caractéristiques qui leur est propre, respectent encore pour la plupart le bushidō.
Or, l’armée de Saigō Takamori fait face à de nombreux désavantages quant aux armes et au ravitaillement : ils n’avaient que d’anciens modèles de fusils snider ou enfield, des carabines à silex, et différents types de pistolets et mousquets, avec un total de 1 500 000 munitions, soit une centaine par homme. Chaque samouraï portait ses trois sabres. L’artillerie souffrait aussi d’un manque de matériel avéré : seulement deux unités d’artillerie composées de 28 canons de montagnes (5,28 livres), 2 canons de campagne (15,84 livres) et 30 mortiers assemblés. Enfin, l’armée reçu de la part du gouverneur de Satsuma 250 000 yen, l’équivalent d’un mois d’approvisionnement.

Face à cette armée rebelle, les forces impériales étaient beaucoup plus conséquentes : certaines garnisons constituées de 2 ou 3 régiments se trouvaient déjà à Osaka, Nagoya, Hiroshima et Kumamoto. Pour s’adapter à ce nouveau défi, les généraux réorganisent toutes leurs troupes en brigades spéciales. L’armée nationale japonaise débute ainsi cette guerre avec 45 819 hommes et 45 000 fusils enfields d’un modèle un peu plus récent que leurs adversaires, 63 000 000 millions de balles et une artillerie conséquente : 45 canons de montagne (5,28 livres), 20 canons Krupp de calibres différents, 14 mortiers de 13 cm, 9 canons de campagnes, des mortiers de 12 cm, 1 canon armstrong, 2 gatlings et 1 mitrailleuse.

Le 15 février, la garde avancée de Saigō Takamori quitte Kagoshima par le nord en empruntant la route menant à Minamata. Quelques jours après, suit le gros de l’armée en bataillons dirigés par Kirino, Shinowara, Murata Shimpachi, Nagayama Yaichirō et Ikegami Shirō. Le 17, Saigō, son état-major et l’artillerie quittent la ville à 06h00. Ses troupes avancent vers le nord par deux routes convergentes pour rejoindre Minamata, puis longent la baie de Yatsuhiro vers Kumamoto. Le choix de cette route présentait un avantage stratégique : manœuvrant ainsi, Saigō évite de longer la côte est de l’île de Kyūshū, ce qui évite tout risque de pression sur son flanc ou de contournement par la garnison de Kumamoto.
Il pensait en effet qu’en arrivant frontalement sur le château de Kumamoto, on lui accorderait le libre passage ; il n’aurait plus qu’à remonter l’île par le détroit de Shimonoseki et rallier Tōkyō. Plusieurs signes montrent que Saigō n’attendait quasiment aucune résistance de la part des paysans conscrits : peu de préparation pour un siège, le départ séquentiel de l’armée, peu de soldats pour constituer l’arrière garde à Kagoshima. Le 19, la garde avancée atteint Kawashiri, à 193 km de Kumamoto, en seulement quatre jour, malgré le froid mordant de l’hivers. Quelques jours après, elle se mets en route pour le château, mais rencontre un bataillon de la garnison qu’elle repousse sans difficulté. Le 21, Saigō arrive avec le gros des troupes et établit son campement à Kawashiri.
L’armée impériale réagit extrêmement vite. Le 19 février, l’armée désigne le prince Arisugawa commandant en chef des troupes impériales et celui-ci établit son quartier général à Fukuoka. Le 21, il envoie une missive à tous les officiers en service et aux anciens samouraïs et les somme de se présenter à ses quartiers pour servir l’empire. Le même jour, la première brigade sous les ordres du général de division Nozu Shizuo et la deuxième brigade commandée par le général de division Miyoshi Shigetomo rejoignent par voie maritime le port d’Hakata, près de Fukuoka.
Simultanément, le général de division Miura Goro se charge d’organiser la troisième brigade à Hiroshima à partir de sa propre garnison, de celle d’Osaka et d’unités de la garde impériale et rejoint quelques jours après le port d’Hakata. Enfin, à Kumamoto, les 2000 hommes du 13e régiment d’infanterie reçoivent des renforts le 20 février comptant 1800 conscrits du 14e régiment d’infanterie de Kokura et 600 policiers, assurant une garnison de 4400 soldats.

Le siège de Kumamoto et l’enlisement du conflit
Le 21 février, à 13 h 15, un bataillon de la garnison de Kumamoto qui bloquait Saigō à Kawashiri ouvre le feu sur les rebelles. Défaits dans l’après-midi, les troupes impériales se replient dans le château et l’armée de Satsuma commence le siège. La rébellion est alors officiellement annoncée à toute l’armée nationale. Les généraux rebelles proposaient deux plans d’attaque.
Kirino souhaite frapper d’un seul coup puissant avec la totalité des forces ; Saigō, moins impétueux, décide de scinder ses troupes : un front de 2500 hommes pour attaquer à partir du sud-ouest, un flanc de 3000 hommes pour attaquer depuis le nord-ouest et une réserve de 3400 hommes répartis de manière éparses autour du quartier général et des zones de siège. Ces derniers servent à des missions de reconnaissance, mais surtout de sécurisation des flancs près de la baie d’Ariake et de la route nord qui s’étendait sur 14 km de Kumamoto à Ueki.
A l’intérieur du château, la situation est extrêmement tendue : les communications avec le quartier général sont coupées, la population ne soutient pas entièrement le gouvernement et le moral des troupes est au plus bas après la défaite à Kawashiri. Plus grave encore, de nombreux soldats et officiers de la garnison venaient de Kagoshima ou étaient nés à Kyūshū, car le système de conscription n’avait pas été respecté à la lettre concernant les restrictions régionales.
A cause de ces paramètres et n’ayant presque aucune information sur l’armée ennemie, Tani, le général de cette garnison, mise alors sur une tactique purement défensive : il devra tenir Kumamoto jusqu’à l’arrivée de l’armée impériale par le nord. Avant que le siège ne soit opérationnel, il prépare ainsi les défenses du château en rasant une centaine de maisons autour de la place forte pour assurer une vision dégagée aux tireurs, poser des mines sous le sol et priver ses ennemis de toutes couvertures efficaces.
Un événement imprévu et qui aurait pu causer la perte du château va néanmoins rehausser le moral de ses troupes juste avant le début de l’assaut. Le 19 février, vers 11h00, un feu se déclare dans un entrepôt et emporte avec lui une quantité importante de nourriture. La confusion des troupes et leur manque de discipline permet à l’incendie de se propager sur toute la partie supérieure du château, mais les officiers réussissent à reprendre la situation en main, car la réserve de munitions est menacée : officiers et conscrits se lancent dans une opération extrêmement délicate : pendant que certains s’occupent d’éteindre les feux, d’autres transportent les caisses de munitions une à une en lieu sûr. À tout moment la poudre dans les munitions risque d’exploser. Après plusieurs heures, l’incendie est maîtrisé, les munitions sauvées et cet incident remonte incroyablement le moral des troupes.

Satsuma lance la toute première offensive sur le château le 22 février, depuis le front principal au sud, puis à l’est pour finir par encercler le château. Les premières lignes explosent sur les mines, et sont fortement touchées par les tirs de l’infanterie depuis le haut des murailles. Les lignes arrières de samouraïs commencent alors à tirer au mousquet et au fusil pour appuyer avec des tirs de couverture ceux qui tentent d’avancer vers les murailles. Des escadrons réussissent à monter et causent un maximum de dégâts au sabre, mais sont vite éliminés par balle ou par baïonnette. Ici, aucune trace d’une forme de combat relevant d’un style « traditionnel » ou « typiquement samouraïs ». Au contraire, on remarque que Saigō essaye au maximum de tirer profit des armes à feu pour permettre à ses hommes de profiter de leur avantage au corps à corps une fois montés sur les murailles.

A partir du 24 février, les assauts sont moins fréquents, car Saigō doit envoyer la majeure partie de son armée s’occuper des renforts de l’armée impériale, laissant ainsi seulement 3000 hommes pour le siège. La première et la deuxième brigade impériale quitte en effet Fukuoka le 22 février et arrive à mi-chemin de Kumamoto le 24. Pour protéger la route principale, Saigō et ses hommes attaquent de front les troupes impériales, aidés par des anciens samouraïs connaissant très bien le terrain. Variant entre batailles rangées des deux côtés et charge des troupes rebelles pour ne pas gaspiller trop de munitions, les conscrits finissent par être repoussés. La supériorité numérique de ces derniers leur permet néanmoins de relancer un nouvel assaut, où ils repoussent un peu les samouraïs.
L’objectif de l’armée impériale est simple : tenir la route coûte que coûte jusqu’à l’arrivée de 3 brigades supplémentaires et de la 3e brigade d’infanterie commandé par Miura. Une unité constituée dans la nuit tente de rejoindre la 1er et la 2e brigade, mais prise dans une embuscade rebelle, le contact est rompu ; s’ensuit alors 12 jours où presque aucun affrontement n’a lieu. Dès lors, Saigō Takamori sait que l’armée impériale tient les deux routes principales menant à Kumamoto.
La bataille de Tabaruzaka : une guerre de tranchée

Le 3 mars les deux camps se font face et s’étalent sur une ligne de front de 9 à 12 km de longueur et 5 km de profondeur. Pendant 3 jours des rixes éclatent de chaque côté et les généraux de l’armée impériale décident de lancer une offensive majeure le 4 mars. Personne ne l’emporte, et cette action ouvre 17 jours de combats d’une extrême violence pendant lesquels le champ de bataille se transforme en une véritable guerre de position.
Celle-ci, certes assez courte, présente toutes les caractéristiques d’une guerre moderne de type 1914-1918 avec des périodes d’offensives et de défense dans les deux camps. Tabaruzaka est un lieu majeur de cette bataille. Composée de trois collines et de nombreux passages assez sinueux entre chaque hauteur, les troupes qui s’y sont affrontées ont laissé de nombreuses traces de leur passage. On sait ainsi que les conscrits avait creusé de véritables tranchées longues de 115 m, larges de 8 m et profondes de 0.8 m ; de quoi faire tenir entre 80 et 100 hommes, tous armés du modèle Snider-Enfield.
Les rebelles, eux, optent pour des tranchées plus petites : 3 m de longueur, 1.6 m de largeur et pleines avec seulement 2 ou 3 hommes. Ces derniers possèdent toutes sortes d’armes comme des Lee-Enfields, des Snider-Enfields, des Wesley-Richards, avec des balles pour la plupart manufacturées, même si certaines d’entre elles semblent avoir été confectionnées à la main avec divers matériaux. Cette configuration démontre deux choses : d’une part, les troupes impériales étaient totalement préparées à une guerre de tranchée, du point de vue logistique et tactique. Ils sifflaient des offensives appuyées par leurs canons de montagnes et leurs mortiers.
D’autre part, les samouraïs proposent un art de la guerre tout à fait hybride, autrement dit, à cheval sur plusieurs solutions tactiques. Les tranchées, à la fois plus nombreuses et plus petites, leur permettent de moins souffrir de l’artillerie, d’être mieux couverts, et détacher davantage d’hommes pour des attaques surprises ; tandis que les conscrits souffrent d’une mobilité réduite et d’une concentration possiblement fatale si des samouraïs pénètrent la tranchée et attaquent au corps à corps.

Pendant cette bataille, des renforts grossissent les rangs des deux camps. L’armée impériale tire environ par jour 322.150 munitions de fusils et plus de 1000 pour l’artillerie. Après deux offensives ratées le 17 et 18 mars, l’armée nationale réussit à repousser l’armée rebelle le 20 mars jusqu’à Kumamoto. Durant cette quinzaine de jours, 4000 hommes meurent de chaque côté.
Les renforts arrivent alors tout près de Kumamoto ; les rebelles mettent fin au siège et sur plusieurs mois les troupes impériales poursuivent Saigō Takamori et ses hommes à travers l’île de kyūshū, jusqu’à l’acte final d’une résistance maintenant perdue d’avance.

La colline de Shiroyama : un nouvel art de la guerre consacré par la fin d’une rébellion
Après une fuite effrénée de plusieurs mois, Saigō Takamori retourne à Kagoshima avec ses derniers hommes où il réussit à percer la défense de l’armée qui avait presque entièrement rasé la ville. Ils se retranchent sur la colline de Shiroyama, ancienne position du château du daimyō da Satsuma. Là, il se protègent derrière d’énormes sacs de sable avec deux canons de bois (un énorme de 8 pieds et un plus petit de 6 pieds) et quelques munitions. En peu de temps 30 000 conscrits de l’armée impériale encerclent la place forte pour l’assiéger, en construisant des fortifications en parapet couvrant les fantassins jusqu’en haut du torse.
Derrière le siège de la place forte rebelle, l’armée impériale a investi la plupart des maisons, dans les rivières flottent des corps et certains coolies sont chargés de regrouper ceux qui sont tombés au combat. De petites colonnes mobiles de samouraïs faits prisonniers sont déplacées ici et là ; d’autres attendent, assis, gardés par trois ou quatre fantassins seulement. Des piles d’armes de l’armée de Satsuma sont entassées un peu partout : on trouve d’innombrables sabres, mais aussi de vieux mousquets springfield, des fusils spencer et remington et surtout d’ancien modèle de serpentines (fusils composés de mèche à platine)[2].
Autour de Shiroyama, les troupes impériales attendent dans leurs fortifications avec l’ordre de tirer à vue. Les rebelles, eux, ne tirent pas un seul coup de feu, très probablement à cause de l’épuisement des munitions. Le 23 septembre, enfin, de 21 h 00 à 3 h 00 du matin, l’artillerie de l’armée impériale se met à pilonner Shiroyama. A 3 h 00, plus aucun bruit. A 4 h 00, une offensive est lancée de la part de l’armée impériale et l’infanterie remonte les flancs de la colline. Toujours aucun tir du côté des rebelles qui finissent par charger sur les fantassins, les deux gatlings et la mitrailleuse. A 8 h 00 à peu près, Saigō Takamori, ses derniers généraux et 500 samouraïs venaient d’être vaincus.

La rébellion de Satsuma reste peut-être l’un des conflits les plus emblématiques de l’histoire du Japon, et sûrement l’un des plus décisifs dans l’histoire de sa modernité. Son bilan humain reste toutefois la preuve d’un conflit extrêmement sanglant. Sur l’ensemble de la campagne, l’armée impériale compte 16.000 pertes dont 7000 morts au combat sur les 60 000 paysans conscrits. Les rebelles, eux, sont exterminés : sur un total de 30 000 hommes, quelques centaines seulement en réchappent.
Cet épisode où périssent les derniers samouraïs traduit-il pour autant la victoire de la modernité sur la tradition ? Rien n’est moins sûr : les descriptions et les faits nous laissent voir une armée rebelle certes animée par un idéal guerrier propre au bushidō, mais surtout tout à fait familiarisée aux techniques de guerre moderne, aux maniements des armes à feu et à l’artillerie. Loin de l’image du samouraï mystifiée par les mouvements militaristes des années 1930, la rébellion de Satsuma démontre ainsi que l’art de la guerre japonais était déjà, à cette époque, sinon moderne avec l’armée impériale, le résultat d’une société en pleine mutation technologique.
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Bibliographie :
James H. Buck, The Satsuma Rebellion of 1877 : From Kagoshima Through the siege of Kumamoto Castle, Monumenta Nipponica Vol. 28, n°4, 1973, pp. 427-446
Hyman Kublin, The “Modern Army of Early Meiji Japan, The Far Eastern Quarterly, Vol. 9, n°1, 1949, pp. 20-48
Elizabeth Tripler Nock, The Satsuma Rebellion of 1877 : Letters of John Capen Hubbard, The Far Eastern Quarterly, Vol. 7, n°4, 1948, pp. 368-378
Mark J. Ravina, The Apocryphal Suicide of Saigō Takamori : Samourai, “Seppuku”, and the Politics of Legend, The journal of Asian Studies, Vol. 69, n°3, 2010, pp. 691-721
Suguru Sasaki, 西南戦争における西郷隆盛と士族 (Sagiō Takamori et les guerriers de clan à travers la guerre du Sud-ouest), KURENAI, Vol. 68, 1991, pp. 1-46
Mikio Uchiyama, 屯田兵間連記録にみる西南戦争 (La guerre du Sud-ouest à la lumière des documents relatifs à Hei Tonden), Kumamoto University Repository System, Vol. 22, 2015, pp. 20-41
[1] The “Modern” Army of Early Meiji Japan, Hyman Kublin, The Far Eastern Quarterly, Vol. 9, N°1 (Nov., 1949), pp. 20-4, published by: Association for Asian Studies, P23
[2] The Satsuma Rebellion of 1877: Letters of John Capen Hubbard, Elizabeth Tripler Nock, The Far Eastern Quarterly, Vol. 7, N°4 (Aug., 1948), pp. 368-37
3 réflexions sur “Les derniers samouraïs : une histoire de la modernisation de l’armée japonaise”