Une histoire de poudre et d’acier : la bataille de Nagashino ou le triomphe de la modernité ?

28 juin 1575, 3e année de l’ère Tenshō, 5 heures du matin. Après une nuit de pluie torrentielle, le soleil se lève sur l’étroite plaine de Shitaragahara, encore recouverte d’une légère brume matinale. On devine, tout à fait au centre, les rizières bordant le lit de la rivière Rengo, inexploitées depuis le début du siège. Bientôt, à la mélopée de l’eau, s’ajoutent le bourdonnement d’un pas lourd mais régulier d’une armée en mouvement, le hennissement de centaines de chevaux, le cliquetis de milliers d’armures laquées teintes de rouge et de noir.

Tout à l’est de la plaine, sur une colline boisée apparaissent, au pas, les premières unités de la cavalerie la plus puissante et la plus redoutée du Japon, celle de Takeda Katsuyori et avant lui, du très célèbre Takeda Shingen. De l’autre côté de la rivière, à l’ouest, protégée par des palissades en bois, l’armée coalisée d’Oda Nobunaga et de Tokugawa Ieyasu, composée d’arquebusiers, de piquiers, d’archers et de samourais, se tient prête. La bataille décisive pour la libération du château de Nagashino, propriété de la famille Tokugawa assiégée par les forces de Takeda, est sur le point de débuter et de marquer à tout jamais l’histoire japonaise.

La bataille de Nagashino, appelée aussi bataille de Shitaragahara, est peut-être l’un des combats les plus marquants de la période dite des « provinces en guerre » (sengoku jidai), pendant laquelle l’ordre shogunal vacille et les seigneurs provinciaux (daimyō) se construisent de véritables puissances territoriales. Tout semble réuni pour promettre un combat presque mythique, déjà marqué du sceau de la postérité. En effet, sur ce champ de bataille s’affrontent des personnages extrêmement connus de l’histoire militaire japonaise, certains prenant même part au récit de l’unification du Japon. Des actes d’héroïsme rythment l’histoire de Nagashino. Deux armées, profondément déséquilibrées en termes d’effectifs, s’engagent dans un combat final avec, semble-t-il, deux stratégies opposées : Takeda Katsuyori, avec 12 000 hommes, compterait sur la puissance dévastatrice de sa cavalerie, tandis qu’Oda Nobunaga et Tokugawa Ieyasu, forts de 38 000 hommes, relèveraient le pari de la technologie grâce à la toute première utilisation massive de l’arquebuse.

En employant cette nouvelle arme pour défaire son ennemi, l’armée coalisée n’allait pas seulement démontrer sa supériorité tactique et réaliser un exploit technique. Sans le savoir, elle allait donner l’occasion à la postérité de faire de Nagashino, et plus généralement de l’arquebuse, la source de la révolution militaire ainsi que le symbole de la prémodernité japonaise. Or, le récit du récit peut parfois prendre certaines libertés, et son analyse donner lieu à des débats. Autrement dit, de nombreuses zones d’ombres continuent de planer sur cette victoire incontestée, au point d’en faire aujourd’hui une histoire particulièrement contestée par les historiens.

Pour tenter de percer les secrets de Nagashino, de comprendre son importance et son impact, il est nécessaire de se plonger non seulement au cœur des combats, mais aussi de cette époque des provinces en guerre, traversée par des transformations politiques, sociales et militaires. Ainsi arriverons-nous peut-être à déterminer, au fil de cet article, si le pari de la technologie, et donc de la modernité, constituait ou non un véritable un risque tactique.

Panorama du champ de bataille de Nagashino (wikimedia commons).
Panorama du champ de bataille de Nagashino (wikimedia commons).

De l’introduction des armes à feu au Japon


Avec le temps, certains événements de l’histoire militaire particulièrement importants accumulent parfois des significations nouvelles, au risque de se détacher peu à peu de la réalité, pour finalement devenir un mythe presque fondateur. Et Nagashino ne fait pas exception à la règle, notamment lorsqu’il est question des fameuses arquebuses d’Oda Nobunaga. Celles-ci se trouvent aujourd’hui propulsées au cœur même du récit, puisque de nombreuses versions nous expliquent qu’elles constituent la pièce maîtresse de cette victoire. Pour la toute première fois au Japon, des armes à feu auraient été utilisées à des fins militaires.

Ne semble-t-il pas toutefois assez singulier qu’une toute nouvelle arme, encore jamais employée auparavant, soit si bien intégrée à une stratégie dite moderne et qu’elle puisse y jouer un rôle aussi primordial ? Face à un tel paradoxe, avant même d’examiner la mêlée, il est alors légitime de se demander si la bataille décisive de Nagashino constitue effectivement le tout premier usage d’armes à feu sur un champs de bataille japonais. Pour répondre à cette question, et comprendre par la suite le poids technologique et tactique de Nagashino dans la période prémoderne des provinces en guerre, il nous faut commencer notre investigation, par une petite histoire des armes à feu au Japon.

L’apparition exacte des mousquets ou des arquebuses sur l’archipel demeure encore relativement difficile à déterminer. Dès le XIIIe siècle, il est possible de trouver des illustrations de balles de fer brûlant des guerriers japonais dans le « Rouleau de l’invasion mongole » (Mōko shūrai emakimono), peint douze ans après la fin du conflit, en 1293. C’est dans ce dernier qu’apparaît également la première occurrence en kana du mot japonais désignant des armes à feu : Teppō (鉄砲)[1]. Si l’on sait désormais qu’il s’agit plutôt d’un type particulier de bombe en usage dans les armées mongoles de la fin du XIIIe siècle, le terme ne tarde pas à réapparaître, dès le XIVe siècle, dans la Chronique de la grande paix (Taiheiki), puis au XVe siècle, dans la Chronique des cinq générations de la famille Hōjō (Hōjō godai ki)[2].

Il semble donc admis que des armes à feu se trouvaient bel et bien sur l’archipel avant même l’arrivée des portugais en 1543. Toutefois, l’historien Naganuma Kenkai explique que ces armes à feu n’étaient probablement pas utilisées à des fins militaires[3]. Il faut en réalité attendre le début du XVIIe siècle pour rencontrer les premiers ouvrages traitant des armes à feu en usage. Certains, comme la Chronique des arquebuses écrite en 1606 ou encore la Chronique de la famille Tanegashima commandée en 1673, nous livrent par exemple de nombreux détails sur l’introduction des armes à feu[4].

Illustration du Mōko shūrai emakimono, XIIIe siècle.
Illustration du Mōko shūrai emakimono, XIIIe siècle.

Bien qu’elles soient plus ou moins véridiques, ces sources partagent un point commun : elles établissent toutes l’introduction des premières arquebuses le 23 septembre 1543, avec l’arrivée des premiers portugais sur la petite île de Tanegashima, tout à fait au sud de l’archipel japonais. Le seigneur de l’île, Tokitaka, en aurait alors commandée une copie à son forgeron qui aurait maîtrisé sa fabrication en à peine quatre mois. En effet, selon la Chronique des armes à feu, des arquebuses auraient été prêtes à l’usage dès le 27 janvier 1544, employées par Tanegashima Tokitaka pour envahir l’île de Yakushima[5]. Si tel est le cas, la toute première utilisation d’une arme à feu sur un champ de bataille précéderait de 21 ans la bataille de Nagashino.

Néanmoins, la Chronique de la famille Tanegashima, historiquement fiable, ne mentionne à aucun moment l’usage d’arquebuses lors de cet épisode guerrier. Il semblerait plus plausible que sa diffusion et sa manufacture ait débuté ailleurs. Peut-être à Kagoshima, capitale du domaine de Satsuma, à laquelle l’île de Tanegashima était rattachée. Probablement à Negoro, dans la province de Kii, où une copie de l’arquebuse aurait été emmenée. Sûrement dans la province de Bungo, puisqu’on sait que la nouvelle arme rentre dans l’arsenal militaire du clan Ōtomo, qui domine par la suite une partie du territoire de Kyūshū de 1556 à 1578[6].

Portugais faisant la démonstration d'une arquebuse à des guerriers japonais (Nara Women's University Academic Information Center).
Portugais faisant la démonstration d’une arquebuse à des guerriers japonais (Nara Women’s University Academic Information Center).

Désormais diffusée et manufacturée à Kyūshū, au sud du Japon, l’arquebuse ne tarde pas à attirer l’attention des forgerons de l’île principale, qui partent alors en quête de sa fabrication. A leur retour, les plus talentueux d’entre eux ouvrent des boutiques et fondent des écoles à Sakai (province d’Izumi), à Yakkaichi ou encore Kunimoto (province de Kai) : de futurs grands noms de la production d’armes à feu[7]. Pour autant, ces premières arquebuses ont-elles été employées sur le champ de bataille, bien avant Nagashino ? Il semble que oui et même à plusieurs reprises.

En 1549, des Teppō sont utilisés en combinaison avec des arcs par le seigneur du domaine de Satsuma, Shimazu Takahisa, alors en pleine querelle de pouvoir interne. La même année, Oda Nobunaga – daimyo à l’initiative du mouvement d’unification du Japon – en commande 500 au forgeron de Kunimoto[8]. Dans les années 1550, les mentions d’arquebuses utilisées comme arme auxiliaire pendant les combats se multiplient, l’import et la production augmentent, les modèles se diversifient et leur qualité se stabilise. Par ailleurs, on commence à trouver plus facilement de la poudre et des guerriers capables de manier cette nouvelle arme[9].

Ainsi, Oda Nobunaga aurait employé des arquebuses en 1553, le très célèbre Takeda Shingen en aurait commandé 300 en 1555[10] et Hōjō Ujiyasu aurait invité des forgerons dans son château d’Odawara pour y démarrer sa propre production. De 1560 à 1569, cette dynamique ne cesse de se renforcer, avec l’apparition des premières stratégies basées sur des formations armées d’arquebuses. Avant 1565, leur utilisation se limite cependant à des cas isolés et peut sensiblement varier en fonction des daimyō.

Enfin, les années 1570 marquent un véritable tournant dans la pratique guerrière, laissant deviner une accélération de la révolution militaire enclenchée depuis maintenant plusieurs décennies[11]. Deux phénomènes, l’un géographique et l’autre militaire, témoignent particulièrement de ce nouveau point de rupture. D’une part, l’épicentre de l’usage de l’arquebuse quitte peu à peu le sud-ouest du Japon et se relocalise à l’ouest. En effet, après la bataille d’Anegawa en juillet 1570 – où les armes à feu jouent peut-être pour la première fois un rôle décisif – la région du Kansai connaît une massification de sa production et de son usage.

Olof G. Lidin estime qu’en 1575, 10 % des forces d’Oda Nobunaga possédait une arquebuse, qu’en 1592, 24 % des troupes mobilisées pour l’invasion de la Corée en étaient armées, et qu’en 1603, presque 50 % des forces des Date participant à la bataille de Sekigahara en détenait[12]. D’autre part, c’est pendant les années 1570 que l’arquebuse tend à devenir une arme principale, intégrée dans des stratégies qui s’affinent et employée par des détachements spécialisés[13].

Oda Nobunaga
Oda Nobunaga (wikimedia commons).

Parmi les célèbres guerriers que compte la période des provinces en guerre, Oda Nobunaga est probablement l’un des premiers à comprendre l’importance des armes à feu. Cette prise de conscience n’émerge toutefois pas ex nihilo : elle naît très probablement à la suite de deux revers militaires qu’il subit en 1570 contre les moines-guerriers de l’école Ikkō-ikki. Ces derniers, acculés depuis août dans leur temple-forteresse de Ishiyama Hongan-ji, décident de lancer une attaque surprise sur les fortins ennemis le 12 septembre 1570. Armés d’arquebuses, les moines auraient impressionnés Oda Nobunaga par leur feu nourri. Preuve qu’avec de la discipline et l’armement adéquat, des unités de basses classes pouvaient se révéler particulièrement puissantes[14].

Trois ans plus tard, de nouveau confronté aux mêmes moines, retranchés cette fois-ci dans leur forteresse de Nagashima, Oda Nobunaga doit renoncer au combat, car ses arquebuses se retrouvent inutilisables à cause d’une forte pluie[15]. Deux leçons dont il ne tarde pas à tirer les conséquences, lui permettant ainsi, le 28 juin 1575, de remporter une victoire éclatante. Non pas grâce à une stratégie inaugurant au Japon l’usage de l’arquebuse, mais bel et bien grâce à une stratégie où pour la toute première fois celle-ci, investie d’une mission tactique spécifique, s’intègre harmonieusement à un plan qui transforme la pique et l’arc en armes de soutien.

1575 : le siège de Nagashino et la bataille de Shitaragahara


Une zone d’ombre vient de s’éclaircir, pour nous laisser observer en détails cette date du 28 juin 1575. Une journée fatidique où Takeda Katsuyori, en infériorité numérique, géographiquement désavantagé et contre l’avis de ses généraux, affronte l’armée coalisée d’Oda Nobunaga et de Tokugawa Ieyasu dans la plaine de Shitaragahara[16]. Une première question se pose : pourquoi ce combat perdu d’avance a-t-il lieu ?

En réalité, cette bataille n’est que l’acte final d’une longue quête d’expansion territoriale engagée depuis plusieurs décennies par la famille Takeda, dirigée jusqu’en 1573 par le redoutable Takeda Shingen (1521-1573). Depuis la province de Kai, ce dernier lance en effet plusieurs campagnes militaires au cours desquelles il remporte de grandes victoires, révélant de facto un talent de stratège et de tacticien hors-pair. Il réussit notamment à annexer la province de Shinano en 1542 puis à s’approprier la province de Suraga vers 1560.

Excellent gestionnaire, riche d’une production incomparable de minerai et fort de ses derniers succès militaires[17], il décide de s’attaquer durant l’hiver 1572 à la famille Tokugawa, détentrice des provinces de Mikawa et de Tōtomi. Après une première victoire contre leur chef, Tokugawa Ieyasu, lors la bataille de Mikatagahara et l’interruption forcée de la campagne pour des raisons climatiques, Takeda Shingen revient assiéger dès l’année suivante leur château de Noda. Lieu où, selon la légende, il serait mort d’une balle tirée par un combattant embusqué.

Takeda Shingen et ses 24 généraux
Takeda Shingen et ses 24 généraux (wikimedia commons).

Son fils, Takeda Katsuyori (1546-1582), hérite alors d’une lourde tâche : maintenir son emprise politique sur ses provinces, pérenniser les dernières positions acquises par la force et préserver la réputation militaire forgée par les exploits de son père. Pour réaliser ces trois objectifs, il peut compter sur plusieurs atouts. Tout d’abord, son expérience militaire acquise durant les précédentes campagnes de son père – notamment aux batailles de Kawanakajima et de Mikitagahara. Il profite ensuite d’une cavalerie réputée pour son écrasante puissance et d’une remarquable suite de 24 généraux, des vétérans tous extrêmement aguerris. D’ailleurs, ces derniers lui proposent d’adopter une stratégie défensive, pour consolider ses positions et ne pas risquer une attaque de la part d’Uesugi Kenshin, au nord de son territoire[18].

Takeda Katsuyori
Takeda Katsuyori (wikimedia commons).

Cependant, Takeda Katsuyori décide en mai 1575, contre l’avis de ses généraux, de poursuivre le projet expansionniste de son défunt père, en envahissant la province de Mikawa, appartenant à la famille Tokugawa. Le 30 mai 1575, il quitte ainsi sa place forte de Tsutsujigasaki, avec un plan d’attaque extrêmement simple. Par l’intermédiaire à un traitre qui lui aurait promis d’ouvrir les portes du château d’Okazaki[19], il pense pouvoir s’emparer directement de la forteresse principale de ses ennemis, gardée par Tokugawa Nobuyasu, le fils ainé d’Ieyasu.

Or, à mi-chemin de la place forte, Takeda Katsuyori apprend que la conspiration a été démasquée et que le traître a été exécuté. Dans ces conditions, n’ayant mobilisé que la moitié de ses troupes, il change d’objectif. Il décide de rejoindre la rivière Toyo par l’est afin d’assiéger le château de Noda, dernière cible de son père en 1573. Le 13 juin 1575, il brûle les deux forteresses satellites de Nirengi et d’Ushikubo avant de débuter le siège.

A peine a-t-il établit son camp, qu’il découvre alors que Sakai Tadatsugu, commandant de la garnison, se trouve aux côtés de Tokugawa Ieyasu, venu personnellement en renfort avec 5000 hommes. En effet, après avoir laissé 7000 hommes à son fils, ce dernier suivait le raid de son ennemi à la trace depuis déjà deux semaines. Un seul combat suffit pour que le siège soit levé et que Takeda Katsuyori change de nouveau une nouvelle cible. Cette fois-ci cap au nord en direction d’une forteresse censée être bien moins protégée : le château de Nagashino.

Tokugawa Ieyasu
Tokugawa Ieyasu (wikimedia commons).

Construit en 1508[20], le château de Nagashino a une importance stratégique particulière et possède plusieurs caractéristiques topographiques qui font de lui une place forte presque imprenable. Tout d’abord, le château de Nagashino protège la voie d’accès menant directement au nord de la province de Mikawa. Le capturer revient, par conséquent, à profiter d’une entrée sans pareille sur le territoire des Tokugawa. Ensuite, il occupe une hauteur bordée par deux rivières, Taki et Ono, qui se rejoignent en son sud, formant un « Y ». Le château bénéficie donc de douves naturelles arrières, desquelles s’élèvent des pentes extrêmement raides et escarpées de 50 mètres environ.

Le nord, descendant en pente vers une large plaine, profite également de plusieurs zones de défense. La partie la plus fortifiée, le hon-maru, siège sur la hauteur, protégé à l’arrière par la falaise et les deux fleuves, fermé à l’avant par une enceinte de pierre et une douve sèche[21]. Juste en dessous, à l’est, deux espaces clos (Kuruwa) servent successivement de défenses extérieures, le deuxième niveau (ni no maru) et le troisième niveau (san no maru), tous deux fermés par une enceinte (yagyū guruwa)[22]. Un dernier espace nommé fukube-maru constitue la première ligne de défense avec un petit mur. A l’ouest, deux autres espaces terminent de protéger l’ensemble du lieu. Tout au nord, se trouve enfin la montagne boisée de Daitsūjiyama.

Maquette du château de Nagashino (wikimedia commons).
Maquette du château de Nagashino (wikimedia commons).

Bien qu’elle bénéficie d’une topographie relativement avantageuse, en 1575, la défense du château de Nagashino demeure fragile : la garnison ne compte que 500 hommes, apparemment munis de 200 arquebuses et d’un canon[23]. Il est assez aisé d’imaginer alors le désarroi du maître des lieux, Okudaira Sadamasa[24], lorsqu’il apprend que son château est la prochaine cible de Takeda Katsuyori. Ce dernier arrive le 16 juin à Nagashino et place son quartier général sur la colline d’Iōjiyama, autour de laquelle s’installent ses plus fidèles commandants. Katsuyori pense vaincre rapidement et réussit, il est vrai, à sécuriser en quelques heures les premières lignes de défense.

Mais les assiégés, malgré le gigantesque écart d’effectif, ne semblent pas avoir l’intention de se rendre. Cette volonté presque inébranlable, le chef de la famille Takeda la découvre dès le 17 juin, lors d’un violent assaut ciblant la partie nord-est, puis le 18 juin, dans une contre-attaque extrêmement violente lui coûtant 800 hommes. Le 19 juin, Takeda Katsuyori tente de briser les défenses du château en construisant des radeaux pour attaquer par une des rivières, en vain. Le 20 juin, il lance une double attaque de nuit sur le fukube-maru à l’est et sur l’une des portes principales à l’ouest.

Après un combat acharné, il remporte son premier véritable succès, obligeant les défenseurs à se replier à l’intérieur du troisième niveau. Entre la zone fortifiée et la montagne au nord s’étend alors un véritable no man’s land[25]. La même nuit, Takeda fait construire une tour de siège qui sera détruite le matin même. Contre toute attente, Nagashino résiste. Mais aux premières heures du 21 juin, les assiégés découvrent avec stupeur la construction d’un tunnel, creusé sous leurs pieds depuis le début du siège par les mineurs de Takeda Katsuyori.

La fin semble désormais plus proche que jamais. L’un des hommes de la garnison d’Okudaira Sadamasa décide alors de réaliser un exploit, l’un des plus marquant de l’histoire de Nagashino. Torii Suneemon, un samouraï âgé de 34 ans, se lance dans une mission suicide : traverser les lignes ennemies pour demander l’aide de Tokugawa Ieyasu[26]. Le samouraï part du château de Nagashino le soir du 23 juin 1575, descend la falaise, plonge dans la rivière Toyo et, passe sans être découvert les filets noyés qu’avaient mis en place les forces Takeda pour prévenir ce type de tentative.

Torii Suneemon atteint le château d’Okazaki le 24 juin, à l’aube. Il prévient Tokugawa Ieyasu, rejoint quelques jours auparavant par Oda Nobunaga. Les deux chefs de guerre, qui prévoyaient déjà de se rendre à Nagashino pour combattre Katsuyori, sont à ce point ému par cet acte de bravoure, qu’ils auraient promis de partir dès le lendemain. Une fois son message délivré, le samourai prend le chemin du retour, mais se fait capturer par les forces de Takeda. Il sera exécuté puis crucifié.

Illustration représentant l'exploit de Torii Suneemon
Illustration représentant l’exploit de Torii Suneemon (wikimedia commons).

Comme convenu, l’armée coalisée d’Oda Nobunaga et de Tokugawa, forte de 38 000 hommes, se met en marche le 25 juin 1575. Elle atteint le château de Noda le 26 et arrive le 27 au soir, tout près de la plaine de Shitaragahara, à environ 2 kilomètres à l’ouest du château assiégé. Oda Nobunaga prend immédiatement position sur les hauteurs nord/nord-est et installe son quartier général assez en arrière, sur la colline de Gokurakuji-yama. Tokugawa Ieyasu établit son camp sur la colline Danjō-yama et place des contingents sur des positions hautes, assez proches des lignes de siège de Takeda[27].

Tous deux choisissent cette plaine, car elle offre de nombreux avantages si l’on souhaite adopter une stratégie défensive[28]. Le flanc gauche de l’armée coalisée est en effet protégé par une montagne recouverte de forêt, le flanc droit, moins couvert, bénéficie d’une légère protection offerte par la rivière Toyo. Tout à fait au milieu de la plaine, une autre défense naturelle offre à l’armée coalisée un avantage certain sur l’ennemi : il s’agit de la rivière Rengo, longue de 2,1 kilomètres. Pour maximiser son effet défensif, Oda Nobunaga fait construire tout le long une palissade anti-cavalerie, derrière laquelle il pourra placer ses troupes à couvert, notamment ses arquebusiers[29]. Leur objectif est simple : attirer Takeda dans cette zone étroite et l’encercler[30].

Reproduction d'une partie des palissades utilisées par l'armée coalisée
Reproduction d’une partie des palissades utilisées par l’armée coalisée (wikimedia commons).

Le soir du 27 juin 1575, les deux armées se préparent, chacune tenant conseil. Les assiégeants, désormais assiégés, sont en désaccord : Takeda Katsuyori et ses plus jeunes guerriers veulent combattre, tandis que les plus anciens comme Baba Nobuhara, Naitō Masatoyo, Yamagata Masakage ou Oyamada Nobushige proposent une retraite honorable vers la province de Kai. Après deux échecs successifs au cours de cette courte campagne, une troisième retraite serait une forme de désaveu ainsi qu’une victoire par forfait pour les anciens ennemis du père de Katsuyori. Même s’il est impossible de connaître les raisons exactes qui ont motivé son choix, ce refus d’un nouvel échec aurait pu finalement pousser Takeda Katsuyori, contre l’avis de ses généraux, à livrer bataille le lendemain.

Quoiqu’il en soit, quatre divisions d’un total de 12 000 hommes sont mobilisées pour l’affrontement, les 3000 autres restant en arrière pour maintenir le siège. Du côté de l’armée coalisée, nulle opposition de ce type ne semble s’être produite. A l’écoute de leurs généraux, Oda Nobunaga et Tokugawa Ieyasu prévoient de tenir un front principal tout le long de la rivière Rengo, grâce à des palissades, d’où les arquebusiers couverts et protégés par les piquiers pourront affronter la cavalerie. Ils planifient également une attaque surprise menée par 3000 hommes avec 500 arquebusiers postés sur le camp des forces Takeda[31].

Le 28 juin, à 5 heures du matin, le soleil se lève sur la plaine de Shitaragahara et les dernières vérifications de la palissade ont lieu. Les arquebusiers prennent place derrière elle et se mettent en formation sur trois rangs de profondeur. Ils sont commandés par sept horōshu, des samurais issus de la garde du corps personnelle d’Oda Nobunaga[32]. Pendant ce temps, Takeda Katsuyori donne l’ordre à ses troupes d’avancer en direction de la plaine, soit quatre contingents de 3000 hommes chacun, devancés par une avant-garde de trois divisions de cavalerie[33]. Au sortir de la forêt, les premiers cavaliers découvre, au loin les forces ennemies. Les deux armées sont maintenant proches l’une de l’autre, séparées par seulement quelques centaines de mètres, 200 m au minimum, 400 m au maximum.

Vue panoramique de la plaine de Shitaragahara : au centre, la rivière Rengo; en haut à gauche, la montagne boisée par laquelle arrivent les troupes de Takeda ; à droite, la montagne boisée sur laquelle Oda Nobunaga et Tokugawa Ieyasu installent leur camp
Vue panoramique de la plaine de Shitaragahara : au centre, la rivière Rengo; en haut à gauche, la montagne boisée par laquelle arrivent les troupes de Takeda ; à droite, la montagne boisée sur laquelle Oda Nobunaga et Tokugawa Ieyasu installent leur camp (wikimedia commons).

Une heure s’écoule avant que l’ordre d’attaquer soit lancé. Vers 6 heures du matin, une première vague de cavaliers, commandée par Yamagata Naitō et Baba Nobuhara, descend de la colline boisée vers l’armée coalisée. Ils arrivent dans une petite plaine assez exiguë. Aucun coup de feu ne retentit. Il leur faut maintenant traverser la rivière Rengo qui les sépare de leurs ennemis. Certains passages sont traversés sans grande difficulté, d’autres sont trop escarpés ou trop profonds pour permettre une charge directe. Des cavaliers sont donc obligés de ralentir, voire de mettre pied à terre, et les servants qui les accompagnes ne peuvent aller guère plus vite. Une fois de l’autre côté de la rivière, à 50 mètres environ des palissades, les cavaliers reçoivent une première salve de balles. Puis une seconde. Enfin, une troisième. Ils tombent les uns après les autres. Plusieurs vagues s’enchaîneront ainsi pendant environ huit heures.

De l’autre côté de la carte, près du Château de Nagashino, vers 8 heures, le contingent de 3000 hommes d’Oda Nobunaga et de Tokugawa Ieyasu prennent à revers les forces de Takeda, en lançant une attaque sur leur camp à Tobigasu-yama. Cet assaut surprise se divise en trois détachements : le premier attaque le fort de Nakayama avec une telle force que les ennemis abandonnent précipitamment leur position pour rejoindre Tobigasu-yama, déjà attaqué par les samourais du deuxième et troisième détachement. Ayant compris qu’un combat avait lieu, la garnison du château de Nagashino serait sortie pour soutenir l’attaque surprise.

De retour à la plaine de Shitaragahara, trois heures après la première charge, vers 9 heures, les combats tout le long de la rivière Rengo semblent maintenant varier en fonction des endroits. Au centre de la plaine, les multiples charges de Takeda Nobukado ne donnent rien face aux hommes d’Oda Nobunaga. Sur le flanc droit, l’avant-garde menée par Baba Nobuhara subit d’importantes pertes à force d’engager l’ennemi. En effet, les collines boisées empêchent toute manœuvre de contournement et pousse Baba à se désengager, pour être remplacé par les frères Saneda.

Au prix de 200 hommes, ces derniers réussissent à briser les lignes ennemies, mais meurent finalement de deux tirs d’arquebuses. Baba, lui, retourne combattre pour tenter d’abattre les palissades, en passant par une des hauteurs gardées par Sakuma Nobumori qui, en feignant une fausse retraite, cède temporairement la colline. Celle-ci est alors reprise par Shibata Katsuie et Hashiba Hideyoshi, attaquant ensemble par les flancs et infligeant une perte de 700 hommes à Baba.

Sur le flanc droit, nettement moins protégé, Okuba Tadayo et son frère Okubo Tadasuke, deux hommes d’Oda Nobunaga, doivent affronter l’assaut de l’un des généraux les plus féroces et aguerris de Takeda : Yamagata Masakage. A découvert, les deux frères reçoivent de plein fouet la charge passée à travers une première salve de balles. Un combat au corps à corps s’ensuit entre les samourais des deux camps, conclut par la mort de Masakage, alors âgé d’une soixantaine d’année.

Attaqué à l’arrière comme à l’avant, l’armée de Takeda Katsuyori se retrouve acculée. Ce dernier décide alors de lancer une attaque générale sur l’ensemble du front principal avec tous ses hommes – y compris sa garde personnelle. Il chevauche au centre, derrière l’unité de Takeda Nobutoyo. A 13 heures, les combats au corps à corps ont peu à peu remplacé les charges et Oda Nobunaga commande à ses troupes de se repositionner derrière les palissades. Désengagé, Takeda Katsuyori sonne la retraite vers le temple Hōrai-ji, situé la route menant à la province de Kai.

Observant la fuite de son ennemi, Oda Nobunaga ordonne sa poursuite : les samouraïs montent sur leurs chevaux et sortent des palissades. C’est à ce moment précis, en plein dénouement, que Baba Nobuhara, le général de Mino, se sacrifie de manière héroïque pour couvrir la retraite de Takeda Katsuyori. Ce dernier réussit ainsi à sortir vivant de ce bain de sang, dans lequel sont tombés 10 000 des siens (67 %) et 6000 hommes de l’armée coalisée (16 %)[34].

Nagashino : une victoire incontestée, une histoire contestée


Voici le récit que nous livre Stephen Turnbull dans son livre Nagashino 1575, Slaughter at the barricades, dans lequel est effectué un travail remarquable. En effet, ce dernier représente peut-être l’un des ouvrages les plus complets publiés dans le monde anglo-saxon sur ce sujet, permettant à de nombreux lecteurs non-japonisants d’avoir accès à l’histoire de Nagashino. Il introduit les personnages clés, dépeint avec précision les unités, explique la campagne militaire, nous renseigne sur les différentes stratégies et retrace heure par heure le déroulé de la bataille.

Néanmoins, dans ce livre nous sommes face à une « narration brute » des événements, au sens où ces derniers sont énoncés et présentés sans véritablement être interrogés. Peu de place est attribuée aux doutes des historiens sur les nombreuses zones d’ombres qui gravitent toujours autour de cette bataille décisive. La raison de l’attaque, la nature des stratégies employées, l’usage de la cavalerie, le principe de l’attaque surprise, le nombre réel d’arquebusiers et leur formation, le nombre de salves tirées… autant de points à examiner, pour tenter d’entrevoir la réalité de Nagashino.

Les premières questions que se posent les historiens ou spécialistes japonais tiennent moins de la controverse que de la simple explication de la narration. Par exemple, Yuasa Taishi, conservateur de la bibliothèque historique de Shitaragahara et reconstitueur chevronné, se demande pour quelle raison le château de Nagashino n’est pas tombé face à l’armée de Takeda Katsuyori. Autrement dit, par quel miracle 500 guerriers retranchés peuvent tenir presque une semaine face à 15 000 hommes : un ratio de 1 contre 30.

Dans la plupart des récits, ce point n’est presque pas abordé, voire pas du tout expliqué, sinon par la topographie et par l’acharnement des défenseurs. Il est indéniable que les protections naturelles et humaines de cette place forte, ainsi que l’extrême bravoure des samouraïs d’Okudaira Sadamasa jouent un rôle certain. Toutefois, Yuasa Taishi émet une autre hypothèse : Takeda Katsuyori ne se serait-il pas servi du siège pour attirer Tokugawa Ieyasu et provoquer un combat final en dehors du château ? Rappelons-nous que son père, Takeda Shingen, avait remporté une écrasante victoire contre les forces Tokugawa lors du siège de la forteresse de Hamamatsu en 1572, justement en combattant, non pas devant les murs, mais dans une plaine.

Deux lignes du Journal de Nagashino (nagashino nikki) semblent confirmer cette théorie : « Le château de Nagashino pouvait être pris par une puissante attaque lancée par le général de Mino [Baba Nobuhara], l’un des plus grands guerriers, en sacrifiant 1000 hommes »[35]. De plus, sans les troupes d’Oda Nobunaga, Tokugawa Ieyasu ne détenait que 8000 hommes, soit moitié moins que les forces de Takeda Katsuyori.

Avec un net avantage en termes d’effectif, et ne prévoyant pas la possibilité d’une armée coalisée, ce dernier n’aurait-il pas joué la carte du « siège-leurre », pour affronter son ennemi sur un terrain dégagé, à l’instar de son père ? D’autant plus que Tokugawa Ieyasu avait, lors d’une autre campagne, abandonné l’idée de secourir le château de Taketenjin dès qu’il apprit la capitulation de ce dernier[36]. Par conséquent, la prise de Nagashino aurait très probablement supprimé toute possibilité d’un combat décisif avantageant Takeda.

Okudaira Sadamasa
Okudaira Sadamasa (wikimedia commons).

Yuasa Taishi s’interroge également sur un autre point, souvent occulté par la plupart des récits : pour quelle(s) raison(s) Takeda Katsuyori relève-t-il ce défi militaire qui nous semble aujourd’hui perdu d’avance ? Selon le conservateur de la bibliothèque historique de Shitaragahara, il semblerait que Katsuyori était sûr et certain de l’emporter sur ses adversaires. Pour preuve, une lettre écrite par ce dernier quelques heures avant la bataille :

« Alors que je venais d’attaquer Nagashino, Nobunaga et Ieyasu [sont arrivés et] avaient pour but de nous encercler, mais j’ai déplacé mes troupes afin de les affronter. Ils ont pris position sans attaquer. En utilisant cette erreur tactique de l’ennemi, et comme [l’affrontement] semble de plus en plus imminent, je vais charger [à cheval] de manière incomparable le camp militaire de mes deux ennemis réunis, Nobunaga et Ieyasu. Je devrais ainsi atteindre mon but tel que je l’avais prévu »[37].

Malgré un handicap avéré en termes d’effectif – l’armée coalisée comptant environ 38 000 hommes –, Takeda Katsuyori avance ses troupes jusqu’à 200 mètres de la ligne de front, située tout le long de la rivière Rengo : ses cavaliers sont donc hors de portée des tirs d’arquebuses et des volées de flèches. Dans ces conditions, et toujours selon Yuasa Taishi, l’issue même de la bataille était encore loin d’être jouée. Car l’initiative du combat revenait à Takeda Katsuyori :

« A ce moment précis, il existe bien une différence en termes d’hommes, mais celle-ci n’est pas aussi handicapante qu’on veut le croire. L’armée coalisée, souhaitant à tout prix éviter un tel désavantage, détache des troupes à l’arrière des forces de Takeda pour lancer une attaque surprise sur Tobigasu-yama, et récupère ainsi l’avantage de l’initiative »[38].

La volonté sans faille de l’armée coalisée de pouvoir ouvrir la bataille ne démontre-t-elle pas, en soi, le danger représenté par Takeda Katsuyori malgré son infériorité numérique ?

Cette question du premier coup porté sur le champ de bataille pose d’ailleurs question. Stephen Turnbull, dans son livre, explique que le premier mouvement de troupe est la charge de cavalerie ordonnée par Takeda Katsuyori à 6 heures du matin. L’attaque surprise d’Oda Nobunaga se produirait deux heures après, vers 8 heures. Or, plusieurs chercheurs japonais expliquent que le tout premier assaut est celui porté à l’arrière-garde des forces de Takeda, cette fameuse attaque surprise d’Oda Nobunaga[39]. Pensant qu’il s’agissait de l’attaque principale, Takeda Katsuyori aurait alors ordonné la charge sur le camp de l’armée coalisée. Cette version, si elle s’avère vraie, confirmerait les propos du conservateur de la bibliothèque historique de Shitaragahara : l’initiative du combat reviendrait à Oda Nobunaga et Tokugawa Ieyasu.

Avec ces deux derniers éléments – motivation du combat, heure de l’initiative –, nous commençons à soulever les points les plus controversés de cette bataille. L’un d’eux fait d’ailleurs aujourd’hui particulièrement débat : la théorie d’une stratégie moderne face à une stratégie traditionnelle, introduite par le livre Histoire militaire du Japon, le rôle de Nagashino[40]. Publié en 1910, il établit que Nagashino est un combat décisif entre « les arquebusiers d’une stratégie nouvelle contre les cavaliers d’une stratégie ancienne », en se basant sur le postulat suivant : pour la première fois Oda Nobunaga aurait utilisé massivement l’arquebuse avec la technique de la « formation en trois rangs » (sandanuchi)[41], tandis que Takeda Katsuyori n’aurait compté que sur la puissance de sa cavalerie. Ce mythe est pourtant largement remis en cause depuis la fin de la seconde guerre mondiale, car il se fonde sur deux erreurs fondamentales[42].

La première concerne cette opposition infondée entre arquebusiers et cavaliers, marquée par le désintérêt total de Takeda Katsuyori à l’égard des armes à feu. D’un côté, on trouverait un Oda Nobunaga maîtrisant une nouvelle arme, de l’autre un adversaire obéissant aveuglément à une forme de tradition guerrière. Or, on sait que Takeda Katsuyori portait un très grand intérêt à l’arquebuse, dès lors qu’on examine les sources historiques. Ainsi peut-on trouver un passage précédent de sept ans Nagashino, dans lequel il exhorte son vassal Ishigawa Shinrokurō de veiller à l’acquisition d’armes à feu : « Les arcs et les fusils sont d’une importance capitale, […] Il faut désormais faire particulièrement attention à ne pas manquer d’arquebuses. Nous avons également besoin de poudre. Il faut par ailleurs m’amener des arquebusiers sachant bien manier l’arme[43] ».

L’idéalisation stratégique de la cavalerie de Takeda constitue la seconde erreur, apparemment souvent colportée par le mythe. En effet, à cette époque, aucune formation ou corps d’armée de cavalerie n’existait, pas plus que des tactiques de guerre montée regroupant plusieurs centaines d’unités. En réalité, même à l’époque du conflit de Genpei, les combats montés se limitaient à des affrontements individuels à l’arc[44]. Les fouilles auraient également révélé la faiblesse et la petite taille (environ 120 centimètres au garrot) caractéristiques des chevaux de ces périodes. Ces derniers n’étaient a priori pas particulièrement destinés au combat.

Enfin, aucun document historique ne constaterait la préférence de Takeda pour la cavalerie ; au contraire, certains documents semblent même nier cette croyance. C’est le cas du Kōyō gunkan, la chronique de l’histoire militaire de la famille Takeda, dans laquelle on trouve cette phrase : « Pour chaque formation, sept voire huit généraux ou vassaux de l’armée Takeda montaient à cheval, le reste [des troupes] suivait les chevaux et attaquait à la lance »[45].

Or, un autre passage, provenant cette fois-ci de la chronique Shinchō kōki dédiée aux exploits d’Oda Nobunaga, nous apprend qu’ « avant de prendre position, pour se protéger de la cavalerie, nous [l’armée] avons dû construire des palissades […] »[46]. Au vu de cet élément, il est bien sûr impossible de réfuter l’existence même de la cavalerie et le danger qu’elle représente.

Néanmoins, pour certains chercheurs, les chiffres prouvent qu’elle ne représente qu’une petite, voire une infime partie des troupes de Takeda : pour Stephen Turnbull, 4254 samouraïs montés prennent part à la bataille de Nagashino, soit 27 %, pour 655 arquebusiers, soit à peine 4 %[47]. Hu Weiquan, de l’université de Hiroshima, estime quant à lui que la cavalerie ne représentait que 8 % des troupes mobilisées par Takeda. Loin d’être résolu, ce débat entre nouvelle et ancienne stratégie – autrement dit une pseudo-opposition entre modernité et tradition – mériterait une étude beaucoup plus approfondie, notamment sur les chiffres précités qui, par leur écart, ne peuvent que retenir notre attention.

Au-delà de ce mythe, certains chercheurs vont jusqu’à questionner l’importance même de Nagashino, du moins son originalité, notamment à travers le prisme de l’attaque surprise. En effet, le contournement et l’effet de surprise constituent deux facteurs a priori déterminants dans cette bataille, et sont devenus par extension des caractéristiques propre au génie militaire d’Oda Nobunaga. Or, ces deux mouvements tactiques ne vont pas de soi pour Hu Weiquan, qui n’hésite pas à les remettre en cause.

Tout d’abord, il s’interroge sur leur application réelle, notamment à travers l’exemple de la bataille d’Okehazama[48]. Quinze ans avant Nagashino, en 1560, Oda Nobunaga, profitant d’une pluie torrentielle, aurait utilisé cette technique contre Imagawa Nanana. Et, à nouveau, l’Histoire militaire du Japon de 1910 aurait établi par défaut « la thèse de l’attaque surprise par contournement » (junkai kishū setsu), remise en question dès l’après-guerre par son inverse « l’attaque surprise frontale » (shōmen kishū setsu)[49]. Autrement dit, Oda Nobunaga aurait simplement percé les lignes d’Imagawa au cours d’un assaut direct et frontal. Si l’on en croit ces débats, serait-il alors admis de douter aussi de l’attaque surprise portée sur l’arrière garde de l’armée de Takeda ?

Quoiqu’il en soit, questionner cette thèse nous permet d’observer la répétition de cette tactique de l’attaque surprise, considérée comme propre à l’épisode de Nagashino. Car, tout au long de la période des provinces en guerre, les exemples de batailles où cette technique est utilisée ne manquent pas : avant Okehazama, on peut par exemple citer celle de Kawagoe, de Miyajima ou encore de Kizaki[50]. Voici la raison pour laquelle il s’avère relativement difficile de partir du principe que l’attaque surprise constitue un trait tactique original de Nagashino ou d’en faire une particularité stratégique d’Oda Nobunaga, dès lors qu’on inspecte avec minutie l’époque dans sa globalité.

Un dernier élément de la bataille de Nagashino, et non des moindres, soulève un formidable débat parmi les historiens. Il s’agit des arquebusiers d’Oda Nobunaga. En effet, depuis déjà quelques années, leur nombre, leur formation, leur méthode de tir et même le nombre de salves tirées ne cessent d’être remis en question. Car leur rôle est central dans le récit de Nagashino, il nous faut désormais disséquer toutes ces données, pour répondre aux questions suivantes : y avait-il 3000 arquebusiers sur le champ de bataille ? Ont-ils véritablement formé ces fameuses trois lignes pour maintenir un feu nourri ? Combien de salves ont-ils réussi à tirer face aux multiples charges de la cavalerie ennemie ?

Commençons par nous interroger sur leur nombre. Dans son ouvrage, Stephen Turnbull nous explique qu’Oda Nobunaga aurait disposé, au total, de 3500 arquebusiers sur le champ de bataille. La majeure partie (3000) aurait été placé derrière les palissades, et l’autre partie (500) aurait constitué un détachement de l’attaque surprise sur Tobigasu-yama. Ce nombre de 3000 provient en réalité de l’une des sources les plus connues, mais considérée comme la moins fiable d’un point de vue historique : La Chronique de Nobunaga (nobunaga ki)[51].

Or, nous savons aujourd’hui grâce au chercheur Fujimoto Masayuki (藤本正行) que ce chiffre est une falsification et qu’aucun document historique ne précise le nombre exact d’arquebuses[52]. A contrario, il existe une lettre écrite par Oda Nobunaga peu de temps avant la bataille, dans laquelle il demande à ses deux vassaux, Hosokawa Yūsai (細川幽斎) et Tsutsui Junkei (筒井順慶), de préparer quelques centaines d’arquebuses[53]. Il est donc difficile d’imaginer que Nobunaga ait pu atteindre les 3000 arquebuses, un nombre d’armes à feu assez colossal pour les années 1570.

Parallèlement à la question du nombre, les historiens, les experts en armement ainsi que les reconstitueurs remettent également en question la formation des arquebusiers. En japonais, le terme pour parler de la technique spécifique de feu nourri a priori employée pourrait se traduire littéralement par « Trois lignes d’arquebuses, un tir en rafale » (teppō sandan issei shageki 鉄砲三段一斉射撃). Ce « tir en trois lignes (sandan uchi 三段撃ち) provient encore de La chronique de Nobunaga – historiquement peu fiable – dans laquelle il est écrit que « mille arquebusiers tirent, puis chaque rangée doit tirer tour à tour »[55].

De nouveau, cette information est considérée comme fausse par les historiens, puisque l’auteur ne cite jamais sa référence, qu’aucune autre source ne mentionne cette technique et que des experts militaires ont prouvé sur le terrain qu’avec les arquebuses de l’époque, le tir en trois lignes n’était ni rapide ni efficace, notamment à cause de l’écran de fumée dégagé par les tirs et du temps de rechargement.

Cette vitesse de tir et ce nombre de salves constituent enfin la dernière zone d’ombre autour de ces arquebusiers. En admettant leur effectif plutôt vers les 1000, il est possible de reprendre l’hypothèse avancée par Stephen Turnbull. Grâce à une série de calculs précis, ce dernier réussit à nous éclairer sur la réalité du combat mené devant les palissades. Il nous explique en effet que la portée maximale des arquebuses de cette époque est de 500 mètres, avec un impact maximal à 200 mètres. Cette dernière distance constitue l’écart approximatif entre le pied de la colline d’où descendent les cavaliers de Takeda Katsuyori et les palissades de l’armée coalisée.

Autre information importante : à 50 mètres de distance, une plate de fer d’un millimètre est totalement transpercée par une balle d’arquebuse. Sachant que les plates utilisées pour les armures de samouraïs mesurent 0.8 mm d’épaisseur, il suffit que la cavalerie soit à une distance de 50 mètres pour que les dégâts commencent à être significatifs et à 30 mètres pour que les tirs soient véritablement précis [56].

Sachant également qu’une fois la rivière Rengo traversée, la cavalerie se trouvait précisément à 50 mètres des palissades, et qu’elle chargeait à une vitesse moyenne de 40 km/heure, soit 11 m/s, l’espace restant aurait été chevauché en à peine 5 secondes. Or, la traversée de la rivière Rengo a considérablement ralenti les cavaliers, parfois de 20 à 30 secondes, offrant une fenêtre maximale de tir de 10 à 15 secondes aux arquebusiers pour 3 salves. Les plus expérimentés pouvant tirer, recharger, viser et tirer de nouveau en 50 secondes, les moins expérimentés en une 1 minutes et 10 secondes. Selon Stephen Turnbull, il est impossible qu’en si peu de temps un feu nourri soit maintenu toutes les 15 secondes ou 45 secondes. Il propose plutôt d’imaginer trois lignes d’arquebusiers, poudre déjà chargée, tous prêts à tirer successivement une salve dans un temps extrêmement limité[57].

Donc, trois tirs en trois salves d’une extrême précision rythmique, après lesquelles ne succèdent pas directement trois nouvelles salves. En effet, avec le temps du rechargement, il est probable que de nouveaux tirs ne retentissent pas avant l’arrivée de la seconde vague de cavaliers, et ainsi de suite, pendant presque huit heures. Les arquebusiers ont donc joué un rôle majeur dans cette bataille, en effectuant un tir presque simultané. L’expression japonaise « tir en rafale » ou littéralement « tir simultané » (issai shageki 一斉射撃) trouve alors tout son sens.

Yuasa Taishi, conservateur de la bibliothèque historique de Shitaragahara, propose également une autre version des faits. Pour lui, il est beaucoup plus vraisemblable, en admettant le véritable nombre d’arquebusiers (1000), d’observer en réalité des mini formations de neuf arquebusiers répartis sur trois lignes tout le long de la plaine qui, rappelons-le, reste relativement étroite pour contenir les 3000 du récit [58]. Il ne faut pas non plus oublier les piquiers munis d’une lance de presque 5,6 mètres ou les archers, deux unités sûrement placées en première ligne. Leur soutien constituant une pièce tactique importante pour assurer une bonne protection aux arquebusiers en plus des palissades.

https://www.youtube.com/watch?v=QojB-zEECAg&ab_channel=muttykun

Ainsi venons-nous de lever le voile sur l’une des dernières problématiques de Nagashino. Comment, alors, comprendre cette bataille ? Est-elle le déchaînement d’une puissance de feu encore inégalée au Japon ? Est-elle la victoire de la modernité sur la tradition, grâce au génie tactique d’un stratège sachant manier une nouvelle arme contre un art de la guerre moribond ? Force est de constater que ces questions manquent leur cible. Pourquoi ? Car ce champ de bataille est bien plus complexe qu’il n’y paraît, et les regards se braquent très souvent sur l’usage de l’arquebuse ou le nombre d’arquebusiers, piliers de la théorie de la nouvelle stratégie. En un mot, cette nouvelle arme capte toute l’attention. En dépit, pourtant, d’une prouesse relevant du génie.

En effet, notre investigation nous révèle qu’Oda Nobunaga maîtrise absolument tous les éléments et toutes les données en sa possession. Il réussit à établir une stratégie où il met la topographie au service d’une tactique défensive, alliant diversion, cohésion de l’infanterie, coordination et technologie. C’est notamment cette capacité d’extrême coordination qui transparaît véritablement à travers l’usage de l’arquebuse. Au-delà de la puissance ou de la vitesse, n’est-ce-pas le rythme du tir, chronométré à la seconde près, qui démontre chez Oda Nobunaga un génie du détail et de la rigueur ? Un génie capable de modeler son art de la guerre à l’image de son époque, pour en faire le produit d’une révolution militaire enclenchée bien avant l’arrivée de l’arquebuse. Une transition qui dépasse cette arme, et sans laquelle Oda Nobunaga et Nagashino n’auraient probablement pas marqué l’histoire japonaise.

Nagashino et l’innovation technologique : moteur ou produit de la révolution militaire ?


La défaite de la cavalerie face à la victoire de l’arquebuse : voilà une définition superficielle qui ne suffit plus vraiment à Nagashino. Car à bien analyser la mêlée, on distingue nettement la présence de plusieurs caractéristiques propres à la révolution militaire tactique de l’époque prémoderne : désuétude de la cavalerie lourde, massification des formations d’infanterie, intensification de l’usage des armes à feu, bataille à grande échelle. Au Japon, cette époque commence officiellement vers le début du XVIIe siècle, voire la fin du XVIe siècle, avec l’unification du Japon et l’instauration d’un nouveau shogunat par Tokugawa Ieyasu, marquant l’entrée dans l’époque Edo (1603-1868).

Dans ces conditions, il serait possible d’affirmer que la bataille de Nagashino en 1575 se trouve à la frontière des époques médiévale et prémoderne qu’elle inaugure, notamment par l’usage massif des armes à feu, la révolution militaire et la prémodernité. Autrement dit, cette bataille serait en quelque sorte le moteur d’une succession de bouleversements politiques, sociaux et militaires, car elle initierait pour la première fois une tactique basée sur l’infanterie et l’innovation technologique. Il y aurait un « avant » et un « après » Nagashino[59].

Pourtant, lorsqu’on observe cette bataille à la lumière de son temps, elle apparaît certes tout aussi importante, mais moins fondatrice. D’abord, parce qu’elle ne repose pas uniquement sur l’usage de l’arquebuse, mais concentre l’ensemble des évolutions militaires prémodernes. Ensuite, parce qu’avant de préfigurer une nouvelle époque, elle en termine une autre, ou plutôt s’inscrit dans la continuité d’une période antérieure, celle des provinces en guerre (1477-1573), considérée comme le sommet de l’époque médiévale[60].

Celle-ci est en réalité une période de divisions et de compétitions extrêmement féconde d’un point de vue militaire. Elle advient à la suite de la guerre d’Ōnin qui met en partie un terme au shogunat Ashikaga et à l’équilibre entre les gouverneurs militaires (shugo)[61]. Pendant la guerre, ces derniers s’affrontent violemment, et, peu à peu, prennent politiquement le pas sur le shogun, dont la perte d’influence libère l’espace nécessaire aux seigneurs provinciaux (daimyō), pour se construire de véritables principautés. Et, même si l’ordre finit par être rétabli, la décentralisation du pouvoir politique leur permet d’affirmer plus que jamais leur prétention de domination sur la capitale.

Ainsi, pendant la période des provinces en guerre, les daimyō « sécurisent, organisent et dirigent d’une manière innovante et efficace »[62] leurs domaines, dans un « contexte culturel commun mais politiquement divisé »[63]. Alliances et combats rythment en effet cette période, où le nombre de domaines ne cesse de décroître entre 1477 et 1577, avec comme dénouement, l’unification du Japon grâce aux efforts successifs d’Oda Nobunaga, d’Hideyoshi Toyotomi et de Tokugawa Ieyasu[64].

Comme le remarque Stephen Morrilo de l’Université de Hawaii, il est particulièrement intéressant de noter que, dans les années 1570, certains daimyō sont devenus si puissants, qu’ils détiennent les capacités guerrières suffisantes pour éliminer leurs rivaux et prétendre à marcher sur Kyōto. L’épisode de Nagashino ponctue donc la toute fin de cette période, à un moment où le rôle politique et militaire de ces seigneurs provinciaux atteint son sommet.

Une centaine d’années s’est donc écoulée depuis la fin de la guerre d’Ōnin. Cent ans durant lesquels, les familles de ces daimyō se sont considérablement renforcées dans des territoires qu’elles dirigeaient, administraient, parfois réformaient, tant sur le plan politique que militaire, dans un contexte de guerre constant. Plus tout à fait médiévale, mais pas encore prémoderne, que faire alors de la seconde moitié de cette période, où l’arrivée de l’arquebuse occulte souvent la richesse et la profondeur des transformations politiques et sociales impactant l’aspect militaire ?

Loin d’être un « moteur » de la modernité, Nagashino ne serait-elle pas, finalement, le produit d’une époque en transition, déjà marquée par la révolution militaire ? Autrement dit, la concentration de nouvelles caractéristiques militaires sur ce champ de bataille – dont l’utilisation a priori massive d’arquebuses – provoque-t-elle au Japon une redéfinition de l’art de la guerre ? Ou, à l’inverse, incarne-t-elle la consécration d’un art de la guerre déjà marqué du sceau de la prémodernité ?

Avant d’observer comment elle s’applique au Japon, définissons rapidement ce qu’est la révolution militaire. Selon Stephen Morrilo, de l’université de Hawaii, ce terme[65] désigne les développements dans l’art de la guerre survenus en Europe entre 1450 et 1800. Il traduit une révolution tactique où l’infanterie de masse prévaut sur la cavalerie lourde, où s’opère une transformation des fortifications et des techniques de siège. Enfin, la révolution militaire s’accompagne d’une densification des effectifs, conduisant à des campagnes plus vastes et amenant à des conflits de plus en plus globalisés, notamment grâce aux nouvelles capacités de la marine. Ces changements influençant invariablement les sociétés qu’ils impactent[66].

Autour de ce concept, deux thèses s’affrontent depuis plusieurs décennies, sans jamais réussir à se départager. D’une part, la théorie du déterminisme technologique, affirmant que l’introduction des armes à feu est la cause, le moteur de la révolution militaire. L’un des pères de cet argument technologique est Geoffrey Parker. Selon lui, l’introduction d’armes à feu sur le champ de bataille provoque une redéfinition tactique : l’infanterie armée de mousquets détruit la cavalerie lourde, les canons abattent les fortifications médiévales, les nouveaux forts résistant aux canons créent un besoin d’armées toujours plus grand, imposant dorénavant l’efficience. Ainsi, la poudre serait à l’origine de la naissance des états modernes européens et du succès de son extension guerrière entre 1500 et 1750.

En réaction à cette théorie, l’approche socio-institutionnelle nie la primauté du paradigme technologique. Au contraire, elle affirme que les causes sont beaucoup plus complexes et qu’on ne peut expliquer la révolution militaire qu’à travers une approche pluridisciplinaire. Elle critique notamment plusieurs arguments de la thèse déterministe, apportant des éléments de réflexion particulièrement intéressants, lorsqu’on s’intéresse à la période des provinces en guerre.

Tout d’abord, affirmer la supériorité des arquebusiers reviendrait à ignorer le rôle central des piquiers dans les formations, du moins avant l’invention de la baïonnette. Ce serait également occulter le facteur capital de la mobilité de l’infanterie pendant l’époque moderne, permettant aux fantassins capables de se mouvoir sur le champ de bataille sans perdre leur formation de résister à la cavalerie[67].

Ensuite, l’accroissement des armées ne dépendrait pas totalement des nouvelles normes de fortifications. John Lynn souligne en effet que cette tendance dépend surtout de trois facteurs : les changements de politiques, les techniques administratives et les conditions économiques[68].

Enfin, William H. McNeil a démontré que l’introduction de la poudre et l’usage des armes à feu varient sensiblement en fonction des contextes sociaux et institutionnels. Celui-ci remet par ailleurs en cause l’importance de la poudre comme facteur clé de la suprématie des états européens. Il admet ainsi qu’elle ait pu jouer un rôle important aux Amériques, mais sûrement pas déterminant face à d’autres civilisations, notamment dans l’Océan Indien.

Pour quelle(s) raison(s) cette approche socio-institutionnelle nous aide-t-elle à comprendre la nature de Nagashino ? Car elle nous permet d’obtenir une double grille de lecture : d’une part, elle part du principe que l’introduction des armes à feu en 1543 ne provoque pas la révolution militaire, mais que cette dernière est déjà enclenchée par une dynamique socio-politique ; d’autre part, elle nous permet de mieux appréhender les différents aspects de la période des provinces en guerre, pour, in fine, resituer cette bataille dans une perspective historique plus large.

Pendant la période Sengoku, dite des provinces en guerre, de nombreux changements se produisent. Et c’est au niveau politique que les toutes premières transformations sont visibles, notamment dans la redéfinition des mécanismes de gouvernance régionale et locale des daimyō. Très concrètement, cela signifie qu’une véritable rupture s’opère dans la manière de gouverner des seigneurs provinciaux à la toute fin du XVe siècle.

Avant la guerre d’Ōnin, les gouverneurs militaires ne peuvent que rarement s’approprier les mécanismes du pouvoir sur leurs propres terres. Ceux du Bakufu de Kamakura, à cause d’un contrôle strict de la part du régime politique en place et de la possibilité d’être transféré de provinces en provinces. Ceux du shogunat des Ashikaga, du fait d’une résidence obligatoire dans la capitale. Ils ne possédaient donc pas le minimum d’enracinement local nécessaire à la fondation d’une puissance territoriale[69]. Du point de vue de l’organisation guerrière, les liens de solidarités reposaient pour les premiers sur la famille, ne garantissant pas une loyauté sans faille des suivants dans le domaine ; pour les seconds, l’éloignement les privait de leurs biens fonciers et de leurs suivants armés, provoquant un déracinement et une perte d’influence notoire.

Après la guerre d’Ōnin, les gouverneurs militaires sont remplacés par les seigneurs provinciaux qui, petit à petit, gouvernent autrement. Ils exercent tout d’abord un contrôle plus strict sur leurs suivants. Ils arrivent à obtenir d’eux une discipline et une loyauté beaucoup plus importantes, en gagnant la fidélité d’un « groupe-noyau » au fil de leurs conquêtes, puis en contrôlant les superficies et revenus des propriétés acquises qu’ils administrent directement, enfin, en professionnalisant l’armée. Ces mesures entraînent alors une modification de la nature des liens de solidarité guerrière, désormais fondés sur le « contrat » plutôt que sur le sang.

En effet, durant la période Sengoku, des guerriers se mettent au service d’un daimyō assez puissant en échange de leur protection et d’un revenu en riz ou en terre, et tendent à habiter au sein de leur « château-ville » (jōkamachi)[70]. On assiste donc, selon Stephen Morrilo, à la naissance d’une armée basée sur une sorte de mercenariat professionnel « renforcée par un langage moral de liens de dépendance personnel »[71] plus solide qu’une solidarité « pseudo-familiale ».

Ensuite, les seigneurs provinciaux encouragent l’agriculture et développent des quartiers commerciaux autour de leurs châteaux, pour pourvoir améliorer leur autonomie agraire et financière d’une part, la capacité d’entretenir de nombreuses troupes d’autre part. Par ailleurs, l’absence d’un pouvoir central laisse aux daimyō la liberté de créer de nouvelles lois ou codes à travers lesquels les guerriers sont notamment incités à s’intéresser à la littérature pour comprendre et intégrer le fonctionnement administratif des provinces : une autre manière de stimuler ce lien de solidarité contractuel et d’obtenir des suivants dignes de confiance, tant sur le plan politique, économique que militaire.

Enfin, les seigneurs provinciaux réussissent, grâce à ces actions, à instaurer un certain équilibre sur leurs terres qui se transforment d’une certaine manière en levier du pouvoir : les paysans et les marchands demandent la protection de ces seigneurs pour bénéficier de ce relatif équilibre contre l’acceptation de nouvelles taxes, par exemple. De fait, la gouvernance des daimyō ne se limite plus à la seule classe des guerriers, mais s’étend sur l’ensemble d’un écosystème compact, restreint; par conséquent plus facile à diriger.

Plan d'un "château-ville". Ici celui de Tsuyama, vers 1700 (wikimedia commons).
Plan d’un « château-ville ». Ici celui de Tsuyama, vers 1700 (wikimedia commons).

Ces quatre moteurs – lien contractuel, croissance économique, efficacité de l’administration et sentiment de sécurité – s’accompagnent d’un autre facteur extrêmement important pour comprendre la physionomie militaire de Nagashino et, plus largement, celle du début de l’époque prémoderne. Il s’agit du changement à l’intérieur même de la structure sociale des villages des provinces en guerre. En raison d’une situation de conflits permanents et à un enrichissement d’une partie de la paysannerie, les villages japonais, dès la fin du XVe siècle, deviennent de plus en plus indépendants économiquement et militairement.

Néanmoins, ils subissent occasionnellement des assauts de guerriers locaux et sont souvent encore trop pauvres pour s’acheter des montures et prétendre au statut de guerrier professionnel parmi les samouraïs du daimyō. Tout au long du XVIe siècle, les espérances de ces « paysans-guerriers » combattant à pied s’accordent parfaitement aux besoins des seigneurs provinciaux. Et ces derniers n’hésitent pas à y répondre pour capter cette force militaire, certes moins disciplinée, mais tout à fait la bienvenue pour grossir les rangs de leurs armées.

Tandis que les daimyō deviennent une figure de médiation de la violence au niveau local, cette nouvelle classe de fantassins redessine ainsi les cartes du recrutement militaire. D’autant qu’ils profitent parfois de la possibilité d’être incorporés parmi les guerriers officiels du seigneur, stimulant la mobilité sociale d’une part, augmentant sensiblement la classe des samouraïs d’autre part.

Quels effets ont eu cette nouvelle gouvernance et cette nouvelle mobilité sociale sur les armées et l’art de la guerre ? En réalité, toutes les transformations observées précédemment ont eu un impact considérable sur la taille des armées, leur composition, leurs choix tactiques et même sur le comportement des guerriers. Des effets qui devancent largement l’introduction des armes à feu, en 1543, et Nagashino, en 1575.

Dès le début du XVIe siècle, on assiste ainsi à des armées en constante augmentation : dans les années 1540 et 1550, au moment où les armes à feu viennent tout juste d’arriver sur l’archipel, on compte déjà des forces militaires provinciales proches de la dizaine de milliers[72]. L’armée de clan Hōjō atteint les 10 000 hommes, celle d’Ukida Naoie oscille entre 10 et 15 000 hommes, celle de Chosokabe Motochika passe de 7000, en 1560, à 36 000, en 1585[73]. Et la taille des armées ne cesse d’augmenter, se comptant parfois en dizaines de milliers[74]. Il faut noter ici que le nombre d’arquebusiers n’est apparemment pas proportionnel au nombre.

La composition des armées se trouve également modifiée par cette dynamique politique et sociale. Avec la densification des effectifs, les carrières militaires s’ouvrent à un panel plus large de catégories sociales, souvent pauvres. Les hommes sont notamment davantage recrutés parmi les leaders des « villages-guerriers »[75]. Cette paupérisation du statut guerrier dû à un recrutement plus large entraîne, notamment, une massification de l’infanterie, majoritairement munie d’une pique, parfois d’un arc, et, dès les années 1570, d’une arquebuse.

Ces nouvelles unités nommées ashigaru (足軽) portent, à la différence des samouraïs, des casques plutôt simples ressemblant à des chapeaux (jingasa) et ne revêtent pas obligatoirement une armure complète comprenant des protections pour les avant-bras[76]. Une certaine partie d’entre eux peut être affectée uniquement à la logistique, tandis que le reste est mobilisé en détachement spécialisé. Selon Stephen Turnbull, les ashigaru archers constituent davantage un corps d’élite pouvant jouer le rôle de tirailleurs, l’entraînement au tir nécessitant plus de temps et de force physique.

Ashigaru utilisant des arquebuses
Ashigaru utilisant des arquebuses (sources inconnues, wikimedia commons).

Plus généralement, cette ouverture du recrutement traduit également une volonté politique de dépasser les anciennes sources d’hommes, désormais insuffisantes face à la demande toujours croissante d’unités, mais aussi d’étendre l’accès à l’entraînement à des guerriers non-traditionnels. Cette dynamique agit directement sur la composition des troupes : désuétude de la cavalerie lourde. Face à une infanterie de masse, les samouraïs montés représentent, en effet, un coût logistique et financier non-négligeable. Leur cheval, mais aussi leur prestige social coûte de plus en plus cher aux seigneurs provinciaux qui réalisent qu’avec de la discipline, de la cohésion et de la mobilité, des ashigaru en nombre conséquent peuvent défaire une cavalerie d’élite[77].

Ces trois conditions marquent, par ailleurs, l’ensemble de la période des provinces en guerre, puisque les batailles comptent, avec le temps, de moins en moins de combats individuels de samouraïs montés. Les champs de batailles sont désormais l’occasion de démontrer sa capacité à établir des stratégies complexes, utilisant des données topographiques pour déplacer et positionner des formations spécialisées, à maintenir un feu nourri. Il n’est plus question de « quitter le rang pour livrer un duel »[78]. Chaque unité doit désormais respecter une discipline stricte. Une discipline qui s’accompagne aussi d’une meilleure loyauté des soldats puisque ces derniers sont dorénavant beaucoup plus dépendants de leur seigneur.

Il semble donc que la période des provinces en guerre soit un moment de transition particulièrement dense et intense. En cent ans, elle clôt lentement l’époque médiévale et connaît peu à peu des transformations posant les premiers jalons de l’époque prémoderne. En effet, malgré un contexte de divisions politiques et de guerres claniques, elle ne correspond pas à cette image fantasmée d’une période où règne une totale anarchie guerrière. Au contraire, elle se caractérise en réalité par une dynamique socio-politique, qui se retrouve presque à l’intérieur de chaque province combattante.

On assiste ainsi à la construction de pouvoirs régionaux et locaux par des daimyō dont le contrôle politique et administratif se renforce par de nouvelles normes : liens contractuels de solidarités guerrières, administrations et régulations directes des biens fonciers, développements des territoires en vue d’une croissance économique, redéfinition du statut militaire via un recrutement et un accès à l’entraînement plus large. Autant de changements qui apportent paradoxalement une certaine sécurité intérieure dans les domaines, au bénéfice des seigneurs et des populations.

C’est dans ce contexte précis de luttes guerrières mais aussi de constructions, de changements de paradigmes politiques et sociaux, que l’art de la guerre se transforme. L’importance de l’infanterie augmente considérablement, la cavalerie disparaît peu à peu, la discipline et la rigueur imposées aux troupes s’intensifient, la taille des armées s’agrandit et, bien après, à partir de la fin des années 1560, le rôle des armes à feu se précise. Les stratégies employées par les seigneurs provinciaux ne vont cesser de s’affiner pour épouser les formes de cet art de la guerre en constante mutation.

Arrivée à un moment de maturation militaire long de plusieurs décennies, l’arquebuse n’est qu’une énième couleur sur une palette tactique. Sur le champ de bataille de Nagashino, se concentre ainsi tous les éléments de cette révolution militaire, si bien maîtrisés par Oda Nobunaga, qu’il paraît plausible d’affirmer que cette bataille n’inaugure pas, mais consacre bien un art de la guerre marqué du sceau de la prémodernité.

A cette étape de notre enquête, alors que nous touchons presque au but, nous risquons néanmoins de commettre une erreur. En effet, reconnaître que Nagashino est un produit de la révolution militaire plutôt qu’un moteur de cette dernière ne doit pas nier l’impact stratégique et tactique qu’a joué l’arquebuse. L’affrontement entre Takeda Katsuyori et l’armée coalisée d’Oda Nobunaga et de Tokugawa sert, en réalité, de palier à la révolution militaire pour pouvoir progresser encore plus en avant. Avec les autres conflits des années 1570, il participe à un tournant dans l’usage de cette nouvelle arme. Aussi pourrions-nous interpréter cette bataille davantage comme la démonstration finale du potentiel tactique de cette dernière, comme la dernière étape d’un défi technique, relevé avec tant de brio pendant cette décennie, que la poudre façonnera désormais la révolution militaire à son image, sur terre et sur mer.

Les années 1580 et 1590 traduisent parfaitement cette nouvelle tendance, notamment à travers la figure de Toyotomi Hideyoshi, l’un des acteurs de l’unification du Japon. Durant ses campagnes militaires, celui-ci veille constamment à la fourniture en armes à feu de son armée. En 1586, pendant qu’il prépare l’annexion de l’île de Kyūshū, il signe de nombreux documents traitant des problèmes d’approvisionnements en arquebuses ou de l’importance de ces dernières pour remporter la victoire[79]. En 1590, lorsqu’il affronte avec 250 000 hommes Hōjō Ujinao[80], retranché dans son château d’Odawara, la Chronique des cinq générations de la famille Hōjō (Hōjō godai ki) nous apprend que chaque espace de la place forte est protégée par trois arquebuses et un canon. Enfin, à l’occasion de l’invasion de la Corée (1592-1598), Toyotomi Hideyoshi ordonne au seigneur de la province de Satsuma de mobiliser 1500 arquebusiers, 1500 archers et 500 piquiers.

Toyotomi Hideyoshi
Toyotomi Hideyoshi (wikimedia commons).

Mais les grands personnages ne détiennent pas le capital de la modernité. Les commandants des armées japonaises comprenaient aussi bien qu’eux l’intérêt des armes à feu. A titre d’exemple, voici un extrait d’une lettre de Shimazu Yoshihiro, envoyée au début de l’invasion à l’un de ses hommes : « Faites en sorte de nous envoyer des armes à feu et des munitions. Nous n’avons aucun besoin de lance. Il est vital que vous trouviez une manière d’obtenir des armes à feu. Par ailleurs, veillez à ce que ces personnes qui partent en Corée comprennent la situation. L’obtention d’armes à feu doit être votre priorité »[81].

En 1593, alors que le conflit en Corée s’enlise, l’arquebuse se révèle être une arme capitale. Lors d’une bataille opposant le général Konishi à une armée chinoise venue prêter main forte aux coréens, les japonais tiennent un certain temps grâce à leurs armes à feu, à environ 25 000 contre une force estimée entre 51 et 200 000 hommes. L’armée coalisée sino-coréenne n’en aurait, elle, pas détenu[82].

De nouveau, en 1597, vers la fin de la guerre, les japonais subissent un assaut des forces coalisées sur le château de Yol-san, près de Fusan. Dans les deux camps, certains soldats possèdent des serpentines. Les défenseurs, qui ont majoritairement de petits mousquets, doivent maintenir la position contre un ennemi en surnombre et pourvu de quelques pièces d’artillerie. Après la bataille, Asano Yoshinoga, l’un des commandants japonais ayant survécu à ce siège nous livre, dans une lettre à l’un de ses fabricants d’armes, quelques mots tout à fait singuliers :

« Quand les troupes viendront [en Corée] de la province de Kai, qu’ils apportent autant d’armes à feu que possible, aucun autre équipement n’est nécessaire. Donne des ordres stricts : tous les hommes, même les samouraïs, doivent porter des armes à feu »[83].

En une phrase, il conclut le très long processus de la révolution militaire et témoigne de son impact considérable sur l’art de la guerre japonais à l’aube de la prémodernité. Produit de la période des provinces en guerre, mais aussi moteur des premières heures de l’époque Edo, la bataille de Nagashino ne serait-elle pas, ainsi, une simple étape sur le chemin de la révolution militaire ?

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Notes

[1] Olof G. Lidin, Tanegashima -The Arrival of Europe in Japan, Hardcover, September 1, 2002.

[2] Dans les notes de Delmer, on apprend qu’à l’intérieur de cette chronique existent des rapports incluant des représentations d’armes à feu qui auraient appartenu à Hōjō Ujitsuna en 1510. Cette arme aurait été donnée par un prêtre bouddhiste nommé Kondō Heijō venue de Chine, voir Brown Delmer M, The Impact of Firearms on Japanese Warfare 1543-98, The Far Eastern Quarterly, vol. 7, n°3, 1948, pp. 236–253. https://www.jstor.org/stable/2048846

[3] Ibid.

[4] D’autres auteurs commencent, dès le XVIIIe siècle, à traiter de l’intérêt stratégique et tactique des armes à feu. L’ouvrage de 1709 en 12 volumes d’Arai Hakuseki intitulé « Traité d’armes de Honchō (Honchō gunki kō) traite notamment de ce sujet dans l’un de ses volumes.

[5] Olof G. Lidin, Tanegashima -The Arrival of Europe in Japan, Hardcover, September 1, 2002, 304 p.

[6] Ibid.

[7]Brown Delmer M, op. cit.

[8] Ibid.

[9] Il est important de noter qu’à cette époque, cette limite du nombre d’armes n’est valable que dans le cas de combat terrestres. En mer, les arquebuses semblent avoir été utilisées plus beaucoup plus tôt (note page 229, voir T. Hora, Tanegashima-juu, pp. 144-146, et T Udagawa, Teppou Denrai, heiki ga kitaru seiki no tanjou, pp. 2-58). En effet, les pirates semblent avoir eu des mousquets, voire des canons dès 1550 et la mer du japon en était alors infestée. Il est donc normal d’imaginer ce que ces derniers étaient déjà équipés d’armes à feu dans les années 1560, notamment les corsaire wakō en mer de chine. Selon Pinto, les pirates sont particulièrement actifs dans les eaux de la province de Bungo, et détiennent des canons et des arquebuses dès 1551 (p. 230 notes). Par conséquent, ces pirates ont probablement dû être les premiers japonais à utiliser des armes à feu au combat, avec, notamment, Wang Chih, chef pirate qui avait, selon les sources, doté sa flotte d’arquebuses et de mousquets dès 1554. Les historiens localisent sa base dans les îles Gotō, à partir de laquelle il a pu acquérir des armes à feu dans les fonderies de Kyūshū, notamment via le forgeron de Hirado qui en fabriquait (P94). Dès 1548, des armes à feu et des canons sont mentionnées dans les rapports chinois traitant des dangers de la piraterie.

[10] Takeda Shingen, en 1555, rédige une note à l’attention de ses commandant, où il dit : « Hereafter guns will be the most important [weapons]. Therefore, decrease the numbers of spears [in your armies] and have your most capable men carry guns. Futhermore, when you assemble your soldier, test their marksmanship and order that te selection of [gunners] be in accordance with the results [of the test]) » (p93, note 88 : vient de The samurai, p. 140, de Trunbull SR). Il aurait également utilisé des arquebuses pendant la bataille de Kawanakajima (1555). Cette information est peut-être vraie, mais la cavalerie restait la source principale du pouvoir de la province de Kai jusqu’à Nagashino. Néanmoins, l’historien T. Udagawa a aujourd’hui réussi à révéler une seconde notre, contenant un autre ordre de Takeda Shingen, datant de 1569, qui n’aurait finalement pas été exécuté, d’où le manque d’armes à feu lors de la bataille de Nagashino.

[11] L’intérêt de cet article est d’essayer de comprendre l’origine de cette révolution militaire au Japon. Est-elle enclenchée par l’arquebuse (théorie du déterminisme technologique) ou par l’imbrication de facteurs pluriels, aussi bien politique que sociaux (approche socio-institutionnelle). Nous prenons, dans cet article, la liberté réfléchir cette dernière, en pensant que les premiers signes de la révolution militaire précède l’introduction de l’arquebuse. Voir partie IV.

[12] Olof G. Lidin, Tanegashima -The Arrival of Europe in Japan, Hardcover, September 1, 2002, 304 p., note 91, p. 230, voir S. Tokoro « Teppou denrai o megutte », pp. 71-73)

[13] Il est néanmoins important de garder à l’esprit qu’il existait, comme le souligne Olof G. Lidin, de possibles problèmes dans la manufacture des armes à feu au Japon, car le fer japonais n’était pas disponible en quantité suffisante, dans un premier temps et n’était pas toujours de bonne qualité. Il faut en réalité attendre le XVIIe siècle et les grandes exploitations de fer du Siam et de l’Inde pour combler ce manque et faire en sorte que la production nationale puisse rattraper la demande, avec le fameux fer barbare (nanbantetsu 南蛮鉄) qui joue un rôle primordial durant le XVIIe siècle au Japon.

[14] Stephen Turnbull, Nagashino 1575: Slaughter at the barricades, Osprey Publishing, 2000, pp. 19-20

[15] Ibid.

[16] Il est donc possible d’utiliser les deux termes, Nagashino no tatakai (長篠の戦い) ou Shitaragahara no tatakai (設楽原の戦い) pour désigner la bataille de Nagashino.

[17] Trois facteurs majeurs l’empêchent de monter sur Kyōto : Isolation de sa province (basé dans une région montagneuse du centre), Avancée impossible dans le Tokaidō (route menant vers la côte pacifique) car il est alors bloqué par Oda Nobunaga et ses alliées ; Nécessité d’affronter ses ennemis au nord et à l’est, notamment la famille Hōjō, basée près de la ville d’Edo, ou encore la famille Uesugi.

[18] Ibid., p. 22

[19] Ce traitre se nomme Oga Yashiro, et est un officier assez vieux et très respecté dans l’administration des Tokugawa. Corrompu par Takeda Katsuyori, il promet d’ouvrir les portes du château d’Okazaki, voir ibid.

[20] Le château est construit par Sugunuma Motonari. Il est capturé une première fois en 1571 par Takeda Shingen avant d’être récupéré en 1573 par la famille Tokuwaga.

[21] La partie fortifiée (Hon-maru) est assez, notamment par les deux falaises. Elle mesure 330 m d’est en ouest et 250 m du nord au sud, voir ibid.

[22] Les nom des murs renforçant ces deux protections extérieures sont respectivement : ogi guruwa (ni no maru), tomoe guruwa avec la porte nommée Tomoejiro mon (san no maru).

[23] Ibid.

[24] Okudaira Sadamasa, qui l’avait trahit pour TI. Nagashino couvre un des montagnes vers la province de Shinano.

[25] Ibid.

[26] Une requête avait déjà été envoyée, mais elle n’avait apparemment jamais eu de réponse, laissant les défenseurs sans, voir ibid., p. 41

[27] Tokugawa installe son camps sur la Danjōyama avec Okubo Tadayo, Honda Tadakatsu, Sakakibara Yasumasa, Hiraiwa Chikayoshi, Sakai Tadatsugu, Torii Mototada, Naito Ienaga et d’autres, pour un total de 8000 hommes) ; au nord, à gauche : Kitabatake Nobuo sur Midoyama ; au nord, au centre : oda Nobutada sur Tenjinyama ; sur les collines un plus en avant : plusieurs contingents (Sakuma Nobumori, Ikeda Nobuteru, Niwa Nagahide et Takigawa Kazumasu sur Chayasuriyama) ; deux contingents des Tokugawa positionnés un plus à l’avant des unités d’Oda sur Matsuoyama (Tokugawa Nobuyasu et Ishikawa Kazumasa (commandant des forces de l’ouest de Mikawa) ; près des lignes de siège de Takeda Katsuyori, d’autres contingents des Tokugawa sur les hauteurs, voir ibid., p.

[28] Cavalier contre arquebusier.

[29] Selon Tunrbull, Oda Tokugawa et Tokugawa Ieyasu redoute véritablement la cavalerie de Takeda.

[30] Asai Taishi 湯浅大司, La bataille de Nagashino et de Shitaragahara était-il un combat entre arquebusiers et cavaliers ? (nagashino, shitaragahara no tatakai wa « teppōtai » to « kibatai » datta no ka 長篠・設楽原の戦いは「鉄砲隊」vs「騎馬隊」だったのか), Nihonshi kawara han日本史かわら版, n°5, juin 2018, p. 4

[31] Pendant le conseille de guerre, Sakai Tadatsugu, un homme des Tokugawa, aurait également conseillé à Oda Nobunaga d’effectuer une attaque surprise à l’arrière des forces ennemis. Retenue puis validée, cette seconde attaque aurait été prévu dans la nuit du 27 au 28 juin. Oda Nobunaga aurait alors détaché 500 arquebusiers commandés par Kanamori Nagachika (unité d’élite des aka horōshu). Ce raid, fort de 3000 hommes, commandé par Sakai (lui-même assisté de Matsudaira Ietada, Matsudaira Tadatsugu, Honda Hirotaka, honda Yasushige, Makiono Narimune, Okudaira Tadayoshi, Suganuma Sadamitsu, Nishikyou Iekazu, Shidara Sadamichi et Abe Tadamasa, pendant que Okudaira Nobumitsu et Endou Hidemochi serait les guides.), part vers 00h en utilisant comme couverture une pluie torrentielle, et les guerriers sont guidés par des hommes de la région. Ils parcourent en tout 8km, pivotent vers le sud, passent les lignes Takeda sans être découvert, et approche du fort Tobigasuyama depuis l’arrière. Ils attendent ensuite jusqu’au matin, voir Stephen Turnbull, op. cit., p. 57

[32] Pour Stephen Turnbull, l’utilisation de telles unités démontre l’importance qu’Oda Nobunaga accordait aux ashigaru munis d’arquebuses. Il veille d’ailleurs à ce que les arquebuses soient tenues au sec, pour ne pas répéter l’erreur commise avec l’école Ikkō-ikki à Nagashima en 1573, voir ibid., p. 36

[33] Un cavalier est accompagné de deux servants

[34] Ibid.

[35] Asai Taishi, op. cit., p. 4

[36] Ibid.

[37] Traduction de Cécile Dauvergne. Pour le texte original voir ibid., p. 3

[38] Ibid.

[39]Hu Weiquan 胡煒権、Conceptions du pouvoir politique chez Oda Nobunaga – Remarques sur la réalité du concept de « Tenka fubu » (oda nobunaga no seiken kōsō – tenka fubu no jittai wo megutte 織田信長の政権構想-「天下布武」の実態をめぐって), Mémoire du programme de stage de japonais et de littérature japonaise 日本語・日本文学研修プログラム研修レポート, volume 23, 2009.

[40] Une publication de 旧日本陸軍参謀本部編の『日本戦史 長篠役』

[41] Hu Weiquan, op. cit., p. 14

[42] Ibid.

[43] « 弓、鉄砲は肝要に候間、長柄、持ち鑓などは、これを略しても、知行役の鉄砲不足に候、向後は御用意の事。つけたり、薬の仕度あるべし。鉄砲持筒一挺のほかは、然るべき放し手を召し連れるべきの事。 » 「山梨県史資料編中世 II」所収文書), voir ibid., p. 15

[44] Ibid., p. 16

[45] 「武田軍の大将や役人は一備えの中に、七人か八人が馬に乗り、残りはみな馬を後に曳かせ、槍をとって攻撃した。」voir ibid.

[46] 『信長公記』巻八の「三州長篠御合戦の事」

[47] Ces chiffres permettent notamment à Stephen Turnbull d’établir l’hypothèse que Takeda Katsuyori accordait une importance particulière à la cavalerie, voir Stephen Turnbull, op. cit., p. 25

[48] Beaucoup de doutes subsistent autour de cette bataille, dont le point de départ est la tentative d’Imagawa d’anéantir Oda Nobunaga. Face à Imagawa, Oda Nobunaga ne possède que 3000 hommes. Finalement, Imagawa, perd la bataille car il fait l’erreur de déconsidéré Nobunaga et son petit nombre d’hommes. Imagawa est donc tué et perd cette bataille par une attaque surprise d’Oda Nobunaga.

[49] Hu Weiquan, op. cit., p. 13

[50] Hōjō Ujiyasu est le premier daimyō de la région du Kantō, qui lance une attaque surprise lors de la bataille dite de Kawagoe et réussit à briser l’armée de siège ennemi qui entourait alors le château de Kawagoe-jō. Dans la région de Chūgoku, Mōri Motonari, avec un petit nombre d’hommes capture et tue Takeda Motomitsu. Shimazu Yoshihiro, seigneur de l’île de Kyūshū, avec presque 300 hommes, écrase presque totalement les 3000 hommes d’Itō Yoshisuke.

[51]

[52] Hu Weiquan, op. cit., p. 15

[53] Ibid.

[54] page 240, in : Hideyoshi to shimazu, Tenshou 19, 1591, traduit dans Asakawa Kanichi, ed, The documents of the Iriki : illustrations of de the developpement of the feudal institution of japan (New Haven, 1929), guns and governement, voir Brown Delmer M, The Impact of Firearms on Japanese Warfare 1543-98, The Far Eastern Quarterly, vol. 7, n°3, 1948, pp. 236–253. https://www.jstor.org/stable/2048846

[55] Asai Taishi, op. cit., p. 4

[56] Stephen Turnbull, op. cit.

[57] Ibid.

[58] Asai Taishi, op. cit., p. 4

[59] Ce schéma, fondé sur la théorie du déterminisme technologique, pourrait probablement se retrouver à chaque époque, notamment au tout début de l’époque Meiji avec la bataille de Shiroyama, acte final de la guerre du sud-ouest menée par Saigō Takamori contre l’armée impériale japonaise. On retrouve les mêmes caractéristiques : les rebelles chargent (cette-fois ci à pied) une infanterie de ligne possédant largement des fusils (représentant l’atout technologique). Ces derniers incarnent, à défaut, la victoire de la modernité sur la tradition. Or, ce raisonnement ne tient pas, car l’armée rebelle connaissait l’avantage des armes à feu, mais n’avait pas le choix des armes. On fait donc face à un problème de production et d’autosuffisance industrielle. Problème qui prouve que ce combat démontre davantage une période de transition vécue de manière inégale pour certaines régions du japon, plutôt qu’un combat entre deux camps, à savoir celui d’un code d’honneur moribond contre une nation industrialisée et naissante.

[60] Morillo Stephen, Guns and Government: A Comparative Study of Europe and Japan, Journal of World History, vol. 6, no. 1, 1995, pp. 75–106. JSTOR.

[61] Le shogunat apporte en effet un certain équilibre entre les shugo, car ces derniers résident pour la plupart d’entre eux à Kyōto, là où le shogun pouvait exerçait au mieux son influence et maintenir la leur par la même occasion, voir ibid.

[62] Ibid.

[63] Morillo précise bien que ce n’est pas un pays en guerre contre lui-même, mais où plusieurs petits états qui se font la guerre, voir ibid.

[64] Ibid.

[65] Terme utilisé pour la première fois par Micheal Roberts dans The Military Revolution, 1560-1660 (belfast, 1956), et l’ouvrage le plus complet : The Military Revolution : Military Innovation and the rsie of the West, 1500-1800 (Cambridge, 1988, Geoffrey Parker), voir Morillo Stephen, op. cit., p. 76

[66] Ibid.

[67] Morillo cite notamment l’exemple des piquiers suisses.

[68] Ibid.

[69] Ibid.

[70] Il est intéressant de remarquer que les daimyō, d’une certaine manière, imitent la pratique des shogun Ashikaga de vouloir faire vivre à la capitale leur suivant pour s’assurer leur fidélité et se garantir contre tout gain de pouvoir local potentiel.

[71] Ibid., p. 96

[72] Ibid.

[73] Ibid., p. 95

[74] Il faut noter ici que le nombre d’arquebusier n’est apparemment pas proportionnelle au nombre, puisque l’usage des armes à feu ne se dynamise pas avant la moitié des années 1560, et le nombre d’arquebuse restent relativement limitée. L’explication de l’augmentation des armées par l’armement en arquebuse de ces dernière ne tient donc pas, a priori. Selon Stephen Morillo, même en 1575, les armes à feu ne jouent pas un rôle primordiale sur le terrain, voir ibid., pp. 95-96

[75] Ibid., p. 96

[76] Stephen Turnbull, op. cit.

[77] Morillo Stephen, op. cit., p. 97

[78] Ibid.

[79] Ce sont des détails présents dans les mémoires d’un écrivain de Satsuma qui relatent la défaite, en expliquant que l’ennemi avait plusieurs milliers d’armes à feu.

[80] Un des derniers grand daimyo à ne pas avoir encore été soumis par Toyotomi Hideyoshi.

[81] Page 240, shimazu yoshihiro to hishijima kii no kami, 9 lune, 28ie jour, bunroku 1 (1592, KNKS, vol 10, pp579-580), voir Brown Delmer M, The Impact of Firearms on Japanese Warfare 1543-98, The Far Eastern Quarterly, vol. 7, n°3, 1948, pp. 236–253.

[82] Murdoc dit que les jésuites et les sources coréennes relatant la présence d’une large séries de petites pièces d’artillerie, mais pas de mousquets (Murdoch, op. cit., vol. 2, p. 345) (page 241, l’auteur dit que c’est assez surprenant, car il y a trace d’arme à feu de poigne dès 1421, d’ailleurs présent au musée de Berlin, voir Brown Delmer M, op. cit.

[83] Page 241 (Asano yoshinaga to Asano Nagamasa, 1re lune, 11e jour, keichou 3 (1958), KNKS, vol. 10, voir Brown Delmer M, The Impact of Firearms on Japanese Warfare 1543-98, The Far Eastern Quarterly, vol. 7, n°3, 1948, p. 379