Le « dernier samouraï » selon Akutagawa : traduction inédite de la nouvelle Saigō Takamori

Vous trouverez la traduction intégrale de la nouvelle Saigō Takamori, d’Akutagawa Ryūnosuke juste après l’introduction.

Lorsqu’on entend le célèbre nom d’Akutagawa Ryūnosuke 芥川龍之介, on pense volontiers à Rashōmon[1] ou à Dans le fourré[2]. Mais l’univers de cet auteur japonais est bien plus profond, plus étendu. Ayant laissé derrière lui plus de 150 nouvelles, une grande majorité d’entre elles n’ont pas encore été traduite dans la langue de Molière et le monde francophone ne connaît qu’une infime partie de l’œuvre de l’un des plus grands écrivains nippons.

Akutagawa Ryūnosuke avait une façon d’écrire bien à lui. Ses histoires, qui sont presque des contes parfois, amènent le lecteur à s’interroger sur la morale, la distinction entre réalité et illusion, vérité et mensonge, voire l’existence du surnaturel. Ces interrogations demeurent tout au long du récit et le poussent à voir un sens caché dans le choix des mots de l’auteur. Les nombreuses références dont Akutagawa parsemait ses nouvelles témoignent aussi bien de sa connaissance profonde des classiques japonais et chinois que de son intérêt pour la culture occidentale moderne. Beaucoup disent qu’il a réussi avec brio ce à quoi bon nombre ont échoué avant lui : allier ces cultures, allier ces époques à l’intérieur de nouvelles au ton toujours juste. Lui seul a fini par se trouver insatisfait de ses propres œuvres.

Né en 1892, il mit fin à sa courte vie à 35 ans, en 1927, après une première tentative ratée plus tôt la même année. Les quelques mots qu’il laissa avant son suicide rappellent l’essence de son oeuvre : bon.yari to shita fuan ぼんやりとした不安, traduits « vague inquiétude »[3] par le traducteur Silvain Chupin. Les travaux d’Akutagawa troublent, angoissent, voire effraient et sont empreints d’une esthétique et d’une ambiance qu’on pourrait comparer à celles de Edgar Allan Poe (1809-1849), auteur américain considéré comme le père du roman policier. Malgré la brièveté de ses œuvres, le lecteur parvient à saisir les subtilités des personnages, qui sont tout aussi bien écrits que l’atmosphère les entourant est décrite. Il lui est alors aisé de s’imaginer les scènes, les environnements, les visages et les réactions. L’ensemble est quasi-cinématographique, et la nouvelle que nous vous présentons en est un bon exemple.

Intitulée Saigō Takamori 西郷隆盛, elle fut publiée en 1917 dans la revue littéraire Shin-shōsetsu  新小説[4]. C’est aussi le nom de celui qu’on surnomme « le dernier samouraï », né en 1828 et mort par seppuku 切腹[5] en 1877 à la bataille de Shiroyama, ultime affrontement de la révolte de Satsuma, appelée guerre du Sud-Ouest en japonais[6], opposant l’armée impériale aux forces rebelles de Saigō Takamori. Originaire de la province de Satsuma[7] et issu d’une famille de guerriers de rang inférieur, il parvint tout de même à retenir l’attention de Shimazu Nariakira 島津斉彬 (1809-1858), daimyō 大名[8] de Satsuma entre 1851 et 1858.

Celui-ci portait un grand intérêt à la culture occidentale et influença beaucoup Saigō en ce sens. Cependant, sa mort soudaine provoqua la déchéance, puis l’exil de son vassal sur l’île Amami Ō-shima, dans l’archipel de Nansei, situé au sud-ouest du Japon, entre Kyūshū et Taïwan. Il revint une première fois, mais fut encore contraint à l’exil en raison de ses désaccords avec le père du nouveau daimyō de sa province, qui détenait l’autorité, Shimazu Hisamitsu 島津久光 (1817-1887).

Lorsqu’il rentra pour de bon, il joua un rôle décisif dans plusieurs conflits, notamment en 1868, dans l’abolition du Shogunat par les forces impériales et la mise en place du gouvernement de Meiji, qui remis l’empereur à la place de souverain du Japon. En effet, il était un fervent défenseur de la toute-puissance impériale. Par la suite, il entra au gouvernement en tant que conseiller (sangi 参議)[9] et commandant de la Garde du Palais impérial (konoe totoku 近衛都督)[10].

Néanmoins, après la Restauration de Meiji[11], certaines réformes ne plaisaient pas du tout aux samouraïs. D’abord, la mise en place, en 1873, d’une conscription générale, c’est-à-dire d’un service militaire, leur retira le monopole des armes. Puis, en 1876 fut promulgué l’édit d’interdiction des sabres, appelé haitōrei 廃刀令 en japonais. De plus, leur salaire subit une forte diminution avant d’être définitivement supprimé et beaucoup tombèrent dans la misère. Les samouraïs se sentaient victime du nouveau régime et Saigō Takamori cristallisait alors leur mécontentement.

D’autre part, ce dernier entra en conflit avec Ōkubo Toshimichi 大久保利通 (1830-1878), personnage dominant du conseil impérial mis en place après le bakumatsu 幕末[12], à propos d’une invasion de la Corée[13]. Cette dernière refusait, entre autres, de reconnaître l’empereur Meiji (1852-1912) comme dirigeant officiel du Japon. Saigō voyait cette éventuelle guerre comme une occasion de donner du travail aux samouraïs, inactifs depuis la Restauration.

Il ne put obtenir gain de cause et, en signe de protestation, démissionna de ses fonctions en 1873 et regagna son fief, Satsuma. Il y rassembla une armée de 40 000 hommes pour engager une révolte contre l’armée régulière, qu’on surnomme la révolte ou la rébellion de Satsuma[14]. La guerre du Sud-Ouest commença en janvier 1877 et se termina avec la victoire des forces impériales en septembre de la même année. Pour le dernier assaut, on assiste à un véritable choc des cultures, les sabres faisant face aux armes à feu occidentales (gatlings, fusils et bombardement depuis des navires).

En effet, après les batailles précédentes, les troupes de Saigō n’avaient plus aucune munition, ni arme capable de rivaliser avec celles de leur ennemi. Le combat fut alors d’autant plus représentatif des deux camps qui s’affrontaient. Pourtant, le meneur des rebelles était bien un partisan des idées et technologies occidentales, lui qui contribua grandement à la Restauration de Meiji. En outre, le « dernier samouraï » se donna la mort à la bataille de Shiroyama le 24 septembre 1877, et reste à ce jour la figure romantique du personnage qui ne renonce jamais.

Et si l’histoire ne s’était pas passée comme ça ? Dans sa nouvelle, Akutagawa remet en question la vérité historique et notre perception de la réalité. Non seulement par l’intrigue, mais aussi grâce à des adresses au lecteur subtiles, rendues possibles avec la focalisation interne sur le personnage principal, l’étudiant Honma 本間, qui permet au lecteur de s’identifier à lui. Les questions que le protagoniste se pose, nous nous les posons également. Surtout sur son fameux interlocuteur…

D’ailleurs, Akutagawa met dans la bouche de ce dernier des mots d’origine étrangère, plus particulièrement venant de la langue anglaise. Mis en exergue par le contraste qu’ils créent avec la langue japonaise, ces termes sont utilisés de manière significative : ils font écho à l’intérêt que portait Saigō Takamori (mais aussi Akutagawa) à la culture occidentale. La langue anglaise étant bien plus proche du français qu’elle ne l’est du japonais, cette nuance ne peut malheureusement être aussi apparente que dans les mots d’Akutagawa et s’efface quelque peu. Le contraste est alors moins fort et en devient inopportun. En outre, la tendance de l’autre personnage à user de ces mots est elle-même source de questionnements. En effet, Akutagawa ne lâche jamais son lecteur, instillant constamment le doute en lui, et c’est ce qui rend cette nouvelle si prenante.

Bonne lecture !


Akutagawa Ryūnosuke,

Saigō Takamori

Portrait de Saigō Takamori par Edoardo Chiossone, avant 1877
Portrait de Saigō Takamori par Edoardo Chiossone, avant 1877
Source : https://en.wikipedia.org/wiki/Saig%C5%8D_Takamori#/media/File:Saigo_Takamori.jpg

Laissez-moi vous raconter l’aventure qu’a vécue monsieur Honma, diplômé de la faculté d’histoire deux ou trois ans avant moi. Beaucoup le connaissent sans doute à travers ses quelques écrits fort intéressants sur la Restauration de Meiji. L’hiver dernier, une semaine tout juste avant que je ne déménage à Kamakura, lui et moi sommes allés manger ensemble et, au détour de la conversation, il m’a fait part de cette histoire.

Encore maintenant, je ne sais toujours pas quoi en penser et ne peux m’empêcher d’y songer. À présent, j’aimerais donc remplir le devoir qui m’incombe envers les éditeurs de la revue Shin-shōsetsu en couchant ce récit sur le papier. J’ai su beaucoup plus tard qu’il était, paraît-il, connu parmi ses amis comme « le Saigō Takamori de monsieur Honma ». Peut-être serais-je étonné d’apprendre que l’anecdote est déjà célèbre ailleurs.

Avant de me la confier, monsieur Honma déclara : « Pour ce qui est du vrai et du faux, libre à celui qui m’écoute d’en juger ». Je n’ai, de toute évidence, pas besoin d’épiloguer sur des questions dont même lui ne souhaite débattre. Je serais satisfait si le lecteur voulait bien parcourir chacune de ces lignes, ne serait-ce qu’en les survolant avec légèreté, comme il le ferait pour un vieil article de journal.

***

L’histoire doit remonter à six ou sept ans au moins. C’était à la fin du mois de mars, les fleurs des cerisiers pleureurs du quartier de Kiyomizu[15] étaient sur le point d’éclore ; or, durant cette nuit d’un froid glacial, tombait une pluie de flocons à demi fondus. Dans la voiture-restaurant de son train en direction de la capitale, parti de Kyōto à 21 heures et quelques, monsieur Honma – encore étudiant – fumait une cigarette M.C.C.[16], le regard absent, son verre de vin blanc posé devant lui. La frontière du département de Gifu[17] ne devait plus être très loin puisque le train venait de dépasser Maibara[18]. Derrière la vitre, l’obscurité régnait. De temps à autre, la petite lueur d’une flamme filait, comme si elle glissait le long de la fenêtre, si rapide qu’on ne pouvait déterminer sa nature, qu’elle fût la lumière d’un lointain foyer ou une étincelle produite par la cheminée du train. Seuls le bruit sourd des roues et celui de la pluie glacée battant contre les vitres se répondaient en une constante mélopée.

Boîte de cigarettes de la marque M.C.C.
Boîte de cigarettes de la marque M.C.C.. Juole Moy, 2014.
Source : http://blog.livedoor.jp/juole_moy/archives/37486729.html 

À l’occasion de ses congés de printemps, monsieur Honma venait de passer une semaine de vacances en solitaire à Kyōto, profitant du fait qu’il devait y mener des recherches sur des documents historiques datant de la Restauration de Meiji. Néanmoins, sur place, plus son désir de connaissances grandissait, plus les endroits qu’il voulait visiter se multipliaient. Alors qu’il était accaparé à se demander quoi faire, ses vacances touchaient à leur fin. Et les cours du prochain semestre allaient bientôt commencer. En y réfléchissant, il se mordait les doigts d’avoir passé tout son temps à admirer Higashiyama[19] alors qu’il aurait voulu expérimenter le Miyako Odori[20] et la descente de la rivière Hotsu[21]. Après mûre réflexion, monsieur Honma se résolut à faire ses valises, ce malgré la pluie, et héla un pousse-pousse depuis le seuil de son auberge pour le tirer, lui et sa panoplie d’étudiant modèle, jusqu’à la gare de Shichijō[22].

Cependant, lorsqu’il tenta de mettre le pied dans un des wagons de deuxième classe, il réalisa qu’il était rempli au point qu’on ne pouvait bouger d’un pouce. Grâce au boy, qui se faisait du souci pour lui, il trouva enfin un endroit où s’asseoir, mais impossible de dormir dans cette position. Et bien entendu, plus aucune couchette n’était disponible. Coincé entre un officier de l’armée de terre qui, en plus de sentir l’alcool, avait des hanches beaucoup trop généreuses[23], et une dame qui grinçait des dents en dormant, monsieur Honma tenta un moment de se faire le plus petit possible, laissant libre cours à l’imagination débordante de son jeune âge. Mais au bout d’un temps, celle-ci tomba en panne. Après quoi, le poids de son dodu voisin lui sembla de plus en plus oppressant. N’y tenant plus, monsieur Honma se leva, posa sa casquette là où il était assis et se réfugia dans la voiture-restaurant, située juste devant son wagon.

Elle était déserte, à l’exception d’un seul client. Monsieur Honma alla s’asseoir à la table la plus éloignée de celui-ci et commanda un verre de vin blanc. À vrai dire, il n’avait pas tant soif d’alcool ou de quoi que ce soit. Il ne cherchait qu’à tuer le temps jusqu’à ce que le sommeil le gagne. Ainsi, lorsque le serveur, peu aimable, s’en retourna après avoir posé le verre, il trempa à peine les lèvres dans l’alcool aux reflets d’ambre et alluma aussitôt une M.C.C. La fumée du tabac s’amoncelait en petits ronds bleutés pour s’élever, légère et tranquille, vers la vive lumière des lampes électriques. Monsieur Honma, étirant ses jambes de tout leur long, eut pour la première fois la sensation de pouvoir respirer à son aise.

Pourtant, alors même que son corps était détendu, son esprit était en proie à une étrange mélancolie. À être assis là, il avait presque l’impression que la pénombre derrière la vitre allait pénétrer tout à coup à l’intérieur du wagon. Ou encore que les assiettes et les verres, bien disposés sur les nappes blanches, glisseraient d’un instant à l’autre. Cela ajouté au bruit assourdissant de la pluie, un sentiment étouffant commença peu à peu à s’emparer du jeune homme et son regard craintif parcourut, malgré lui, la voiture-restaurant comme si toutes choses le menaçaient. L’armoire incrustée d’un miroir, les ampoules allumées qui vacillaient, les fleurs de colza dans les vases en verre… Ces choses, dont nulle oreille ne pouvait discerner les plaintes, semblaient vibrer et leur agitation tumultueuse perturbait son champ de vision. Or, plus que tout, un individu captivait irrésistiblement[24] l’attention de monsieur Honma ; accoudé à la table là-bas, il sirotait un verre de ce qui semblait être du whisky : le seul et unique autre client.

Table décorée d’une lampe en cristal et d’une fleur en vase dans une voiture-restaurant du Grand Chariot グランシャリオ, train appartenant à la compagnie de chemins de fer japonaise Higashi Nihon 東日本. Keikyū Kaisoku 京九快速
Table décorée d’une lampe en cristal et d’une fleur en vase dans une voiture-restaurant du Grand Chariot グランシャリオ, train appartenant à la compagnie de chemins de fer japonaise Higashi Nihon 東日本. Keikyū Kaisoku 京九快速, 2009.
Source : http://b747sr100.blog33.fc2.com/blog-entry-806.html

C’était un vieux gentleman aux cheveux grisonnants qui portait, sur ses joues d’un beau rouge sang, une barbe clairsemée aux accents quelque peu occidentaux. Le binocle à monture en fer juché sur le bout de son nez bien droit faisait particulièrement ressortir cette impression. L’homme était habillé d’un costume trois pièces noir dont on remarquait d’un coup d’œil, même à distance, la médiocre qualité — Ce vieux gentleman leva les yeux en même temps que monsieur Honma, sur lequel son regard tomba. À cet instant, l’étudiant laissa échapper, sans le réaliser, une légère exclamation intérieure : « tiens ! ».

Je vais vous dire pourquoi : parce qu’il avait le sentiment d’avoir déjà vu le visage de ce vieil homme quelque part. Était-ce en personne ? Ou en photo ? Impossible de mettre le doigt dessus. Mais il se rappelait bien l’avoir vu. Il s’empressa alors de passer en revue le nom de toutes les personnes qu’il connaissait.

À ce moment, alors que monsieur Honma était toujours en pleine réflexion, le gentleman se leva d’un coup et, luttant contre les secousses du wagon, se dirigea vers lui à grand pas. Puis, il s’assit en face de l’étudiant, l’air de rien, et l’interpella d’une voix forte, typique d’un homme dans la force de l’âge : « hé, bien le bonsoir ! ».

Monsieur Honma n’y comprenait rien mais, face à son aîné, il inclina la tête par formalité en esquissant un sourire vide de sens.

— Vous me connaissez ? Quoi, vous ne me connaissez pas ? Bon, ça ne fait rien. Vous devez être étudiant. Un étudiant en sciences humaines, en plus. Vous et moi, nous exerçons sans doute des métiers similaires. Peut-être même que nous appartenons à la même sphère professionnelle. C’est quoi, votre domaine ?

— L’histoire.

— Aah, l’histoire ! Vous êtes un de ceux que le Docteur Johnson[25] méprisait. Selon lui, l’historien n’est rien de plus qu’un almanac-maker[26].

Voilà ce que le vieux gentleman déclara avant de pousser un rire tonitruant, la tête rejetée en arrière. Sans doute l’alcool lui était-il déjà monté à la tête. Monsieur Honma laissa son interlocuteur sans réponse et, avec un sourire de façade, en profita pour l’examiner sous toutes les coutures. Il portait bas son col à revers, auquel était nouée une cravate noire, et de sa poche de veston, élimé çà et là, pendait de tout son poids la massive chaîne en argent de sa montre. Mais la pauvreté ne pouvait sûrement pas expliquer le piteux état de sa tenue. Pour preuve, le col et les poignets de sa chemise, d’un blanc immaculé, étaient tendus de façon austère sur sa chair. Peut-être était-il un universitaire, ou quelque chose de ce genre, et sa tenue constituait donc le cadet de ses soucis.

— Des faiseurs de calendriers[27]. Ça, c’est sûr. Non, de mon point de vue, même cette idée reste fort discutable. Mais peu importe. Dites-moi plutôt, dans quoi vous spécialisez-vous ?

— La Restauration[28].

— Donc j’imagine que votre mémoire de fin d’études porte sur le sujet, n’est-ce pas ?

Monsieur Honma avait l’impression de passer un examen oral. De fait, il y avait, dans la façon de parler de son interlocuteur, un caractère presque intrusif, qui donnait au jeune homme le vague pressentiment qu’au bout du compte, il se jetterait dans la gueule du loup. Ainsi, attrapant son verre de vin blanc, il donna une réponse volontairement simpliste, comme s’il venait de s’en souvenir : « j’ai l’intention de travailler sur la révolte de Satsuma ».

C’est alors que le vieux gentleman, qui parut tout à coup assoiffé lui aussi, pivota de moitié et ordonna au serveur d’une voix ressemblant à un rugissement : « Hé, un whisky ! ». Sans attendre que sa boisson n’arrive, il se retourna vers monsieur Honma et, la lueur d’une sorte de sarcasme luisant derrière son binocle, répliqua :

— La révolte de Satsuma, vous dites ? Ça, c’est intéressant. Mon oncle a perdu la vie sur le champ de bataille aux côtés des rebelles, j’ai donc moi aussi un certain intérêt pour la question et me suis déjà un peu renseigné sur les évènements. Je ne sais pas sur quelles sources vous vous basez, mais beaucoup de méprises circulent au sujet de cette révolte, même dans les documents les plus fiables. Donc si vous n’êtes pas attentif lors de la sélection de vos sources, vous risquez de commettre des erreurs que vous n’auriez pu prévoir. Je vous suggère de veiller à cela avant tout.

À en juger par l’attitude et les mots de son interlocuteur, monsieur Honma n’était pas certain de devoir se montrer reconnaissant ou non pour ce conseil, alors il se contenta d’un « ah » des plus ambigus, en buvant à petites gorgées son vin blanc. Cependant, le vieil homme ne prêta aucune attention à sa réponse. Après avoir étanché un peu sa soif avec le whisky que le serveur venait juste d’apporter, il sortit de sa poche une pipe en céramique[29], et tout en la bourrant :

— Ça me semble risqué, même en prenant toutes les précautions possibles. Mes paroles doivent vous paraître déplacées, mais c’est dire à quel point les sources douteuses sont légion parmi celles datant de cette période.

— Si vous le dites…

Le vieil homme craqua une allumette et, hochant la tête en silence, alluma sa pipe. Le bas de son visage aux accents occidentaux était éclairé par la lumière rouge du feu et l’épaisse fumée qui effleurait sa barbe clairsemée sentait fort le tabac égyptien. Sans qu’il sache pourquoi, monsieur Honma ressentit à cette vue une soudaine aversion à l’égard du gentleman. Il savait pertinemment que ce dernier était saoul. Toutefois, entendre de telles aberrations et se taire comme un froussard le rendrait indigne, même des boutons dorés de son uniforme.

— Pourtant, une telle méfiance n’est pas nécessaire à mon avis, mais… avez-vous des raisons de penser cela ?

— Des raisons ? Pas des raisons, des faits. Je me suis contenté d’étudier un par un et avec minutie les documents concernant la révolte de Satsuma. Et j’ai découvert qu’ils contenaient un grand nombre d’erreurs. Voilà tout. Or, n’est-ce pas déjà suffisant pour que cette conclusion s’impose ?

— Soit, je vous l’accorde. Alors j’aimerais, avant toute chose, prendre connaissance des faits que vous avez découverts. En effet, ils pourraient être d’une grande aide, à moi et à d’autres.

La pipe à la bouche, le vieil homme demeura quelques instants sans mot dire. Puis, dirigeant son regard vers l’extérieur de la vitre, son visage se crispa de manière singulière. Une station où attendaient quelques voyageurs passa devant ses yeux et disparut dans la pénombre pluvieuse. Jetant un coup d’œil à travers la fenêtre, monsieur Honma ressentit l’envie quasi-viscérale de chuchoter « bien fait ».

— Si seulement le gouvernement ne représentait pas un obstacle, je vous en parlerais avec joie mais… Imaginez que cela tombe dans l’oreille du seigneur Yamagata[30]. De plus, je ne suis pas le seul concerné, vous savez, reprit le vieil homme d’une voix sereine, après avoir longuement réfléchi.

Il rajusta ensuite son binocle et scruta le visage de monsieur Honma d’un regard inquisiteur, or une brève lueur de dérision parut se refléter dans ses yeux. Avec vigueur, il engloutit d’un trait son whisky, puis rapprocha tout à coup son visage barbu de celui de monsieur Honma pour chuchoter, avançant son souffle alcoolisé de son oreille, à tel point qu’il aurait pu la lui mordre :

— Je peux bien vous en confier un, seulement si vous promettez de ne pas le répéter.

Cette fois, ce fut au tour de monsieur Honma de froncer les sourcils. Car, sur le moment, l’idée que cet homme ait pu être dérangé lui avait traversé l’esprit. Mais, à la fois, il n’avait pas tant insisté pour qu’au final, ce présumé « fait » lui passe sous le nez. En outre, provoqué par de telles manœuvres d’intimidation, son esprit de compétition juvénile, qui lui soutenait qu’il n’était pas de ceux à reculer, devait aussi être à l’œuvre. Monsieur Honma, tout en écrasant sa cigarette presque consumée dans le cendrier, redressa la tête et lança d’une voix claire :

— Je ne dirai rien, alors mettez-moi dans la confidence, s’il vous plaît.

— Très bien.

Cigarettes de marque M.C.C.
Cigarettes de marque M.C.C.. Juole Moy, 2014.
Source : http://blog.livedoor.jp/juole_moy/archives/37486729.html 

Le gentilhomme dévisagea un certain temps monsieur Honma de ses petits yeux, pendant qu’il laissait échapper de sa pipe une épaisse fumée. L’étudiant ne s’en était pas rendu compte jusque-là, mais ces yeux n’étaient pas ceux d’un vieux fou. Cela dit, ils n’étaient pas non plus ceux d’une personne ordinaire. Une flamme brûlait dans ces yeux pleins de malice, mais aussi de gentillesse, qui semblaient s’amuser de quelque chose depuis le début. Face à son interlocuteur, monsieur Honma restait interdit et ne pouvait s’empêcher de percevoir une curieuse incohérence entre ce regard et le comportement du vieil homme. Mais bien sûr, ce dernier ne s’aperçut de rien. Quand la fumée bleutée du tabac se dissipa en tourbillonnant autour de son binocle, il détourna doucement les yeux de l’étudiant comme pour la voir partir et, le regard perdu dans le vide, la tête un peu en arrière, il proféra cette énormité, presque à la manière d’un soliloque :

— Si je commence à vous citer chaque fait qui s’est trouvé déformé, nous n’en finirons pas. Je vais donc vous parler de la plus grosse méprise de toutes. À savoir que Saigō Takamori n’est pas mort durant la bataille de Shiroyama.

Lorsque monsieur Honma entendit ces mots, un sourire lui monta aussitôt aux lèvres. Pour le cacher, il alluma une nouvelle M.C.C., puis s’efforça de répondre d’un air sérieux « ah oui ? » de sorte à entrer dans le jeu du vieil homme. Il n’irait pas chercher plus loin. Mettre dans le même panier la mort de Saigō Takamori à Shiroyama, admise par toute source fiable, et ces dites erreurs comme si de rien n’était — Il ne lui en fallut pas davantage pour saisir en gros la nature de ce que l’ancien prétendait être des faits. C’est ça, il n’était pas dérangé, ni quoi que ce soit. Il était simplement de ces vieux campagnards crédules, à s’imaginer que Yoshitsune[31] et Gengis Khan[32] étaient une seule et même personne[33], et à croire que Hideyoshi[34] serait le fils illégitime d’un empereur[35]. À cette pensée, monsieur Honma ressentit à la fois une envie de rire, de la colère et une pointe de déception, mais rien ne surpassait sa volonté de mettre fin à l’échange avec le vieil homme.

— Et ce n’est pas tout. Saigō Takamori est encore en vie à ce jour, asséna-t-il, jetant un coup d’œil satisfait à l’étudiant.

Il semble évident qu’à cela également, ce dernier ne répondit qu’un « haa » sans conviction. C’est alors qu’un sourire malicieux se dessina au bout des lèvres de son interlocuteur, qui fit comme exprès de poser la question, cette fois d’un ton posé :

— Vous n’arrivez pas à me croire. Enfin, je sais très bien que, même si je m’expliquais, vous ne me croiriez pas. Mais – et je dis bien mais. Pourquoi doutez-vous que Saigō Takamori puisse être encore vivant aujourd’hui ?

— Vous vous êtes pris d’intérêt pour la révolte de Satsuma de votre propre chef et vous êtes renseigné sur ce qui s’y était passé, alors j’imagine que vous n’avez nul besoin que je vous rappelle ces choses. Mais puisque vous me le demandez, je voudrais vous exposer mes connaissances à ce sujet.

Entre le calme incongru du gentilhomme qui l’horripilait et sa volonté de couper court[36] à cette plaisanterie aussi vite que possible, monsieur Honma, après cet avant-propos, se mit à soutenir avec volubilité – même s’il trouvait cela puéril – que Saigō Takamori était mort pendant la bataille de Shiroyama. Je n’ai, dans l’immédiat, nul besoin de vous faire part en détail de son discours. Sachez seulement que monsieur Honma, comme à son habitude, donna des arguments fiables, pleins de logique et alla au fond des choses. Pour autant, le vieux gentleman, qui prêtait l’oreille à cet exposé en tirant à petites bouffées sur la pipe en céramique qu’il tenait entre ses dents, n’avait pas l’air de s’ennuyer le moins du monde. Derrière son binocle à monture en fer, ses yeux, toujours aussi petits, brillaient d’une douce lueur et un sourire ironique[37] flottait sur son visage. Encore une fois, ce regard émoussait de manière inexplicable le tranchant des arguments[38] de monsieur Honma.

— Je vois, si on part de ce postulat, votre explication se tient, déclara le vieil homme avec flegme, après que monsieur Honma eut prononcé la première partie de son argumentaire.

— Et ce postulat part du fait que les récits que vous avez mentionnés, comme les notes d’enquête de Kachiki Tsuneki[39] à propos du retranchement sur la colline de Shiroyama[40], ou bien le journal d’Ichiki Shirō[41], sont dépourvus d’erreurs. Donc, ces sources qui sont, pour moi, irrecevables et les arguments très convaincants que vous avez bien voulu partager avec moi ne peuvent être qualifiés que de totales inepties[42]. Mais attendez. Vous pourriez défendre à bien des égards la fiabilité de vos sources. J’ai cependant la preuve irréfutable capable de transcender tous plaidoyers. Que pensez-vous qu’elle soit ?

Monsieur Honma, enveloppé d’une légère fumée, hésita quelque peu à répondre.

— La preuve en est qu’à l’instant même, Saigō Takamori est avec moi, à bord de ce train, déclara le gentilhomme, l’air quasi-cérémonieux, comme écrasant de tout son poids l’étudiant.

S’il y avait bien un moment où monsieur Honma était resté abasourdi, lui qui n’avait jamais eu pour habitude de bousculer l’ordre des choses, c’était celui-ci. Mais de telles affirmations, bien qu’elles puissent menacer la raison, ne la déposséderont pas de sa supériorité pour autant. Monsieur Honma, qui avait écarté sa cigarette de ses lèvres sans s’en rendre compte, en ravala la fumée et, restant muet, jeta un regard suspicieux vers le nez bien droit de son interlocuteur.

— Que reste-t-il de sources comme les vôtres face à cet état de fait ? Ce ne sont plus que des bouts de papier insignifiants, pas vrai ? Saigō Takamori n’est pas mort à Shiroyama. Pour preuve, il est avec nous, à bord de cet express, dans une cabine de première classe. Vous n’aurez sans doute jamais de preuve aussi certaine. À moins que vous ne placiez davantage votre confiance en des mots écrits sur du papier, plutôt qu’en une personne de chair et d’os ?

— Eh bien, vous pourrez toujours m’assurer qu’il est vivant, je ne crois que ce que je vois.

— Que ce que vous voyez ?

Le vieil homme répéta les mots de monsieur Honma d’un air hautain. Il vida ensuite les cendres de sa pipe sans se presser.

— C’est ça. Que ce que je vois, réitéra d’un ton volontairement froid le jeune homme, qui avait retrouvé son aplomb.

Néanmoins, ses suspicions n’eurent, selon toute apparence, aucun effet significatif sur l’ancien. À la réplique de monsieur Honma, il redressa les épaules d’un mouvement qui se voulait bien visible, conservant son attitude toujours aussi arrogante.

— Puisqu’il est avec nous, dans ce train, vous pouvez le voir dès à présent ; vous n’avez qu’à demander. Même si le Maître du Sud[43] dort peut-être déjà, sa cabine est juste devant notre wagon, donc on ne perd pas grand-chose à se casser le nez, dit le gentilhomme qui, en rangeant sa pipe dans sa poche, somma du regard monsieur Honma de le suivre, avant de se lever en grandes pompes.

La situation l’imposant, l’étudiant se résigna à faire de même. Une M.C.C. aux lèvres et les deux mains dans les poches de son pantalon, il s’éloigna de sa chaise à contre-cœur.

Puis, il se dirigea à grand pas vers la porte, marchant entre les deux rangées de tables à la suite du vieil homme qui titubait. Ne restèrent ensuite, sur la nappe immaculée, que le verre de vin blanc et celui de whisky, jetant leurs ombres quasi-translucides qui vacillaient, solitaires, au rythme du claquement des gouttes assaillant le train.

***

Guère plus de dix minutes s’étaient écoulées avant ce qui suit. Le verre de vin blanc et celui de whisky se retrouvaient, à nouveau remplis de liquides couleur ambre, dans les mains du désagrable serveur. Mais ce n’est pas tout. Autour de ces deux verres, se faisaient face, comme tout à l’heure, le vieux gentleman au binocle et monsieur Honma dans son uniforme d’étudiant. À la table d’à côté, un homme en kinagashi[44], bien dodu, et une femme aux allures de geisha, entrés au moment où les deux hommes étaient sortis, grignotaient ce qui ressemblait à des miettes de friture de crevettes panées. Pendant que la conversation, dans un fluide dialecte de Kamigata[45], se complexifiait à mesure qu’elle progressait, le tintement de leurs fourchettes résonnait sans cesse.

Un homme en kinagashi (version avec haori) et une femme en kimono
Un homme en kinagashi (version avec haori) et une femme en kimono.
Photo sans titre de Kusakabe Kimbei 日下部金兵衛 (1841 – 1934) datant des années 1880.
Source : https://ja.wikipedia.org/wiki/%E7%9D%80%E6%B5%81%E3%81%97#/media/%E3%83%95%E3%82%A1%E3%82%A4%E3%83%AB:Kusakabe_Kimbei_-_No_title_(Couple_with_a_cabinet_photograph_and_ghost_in_background)_-_Google_Art_Project.jpg

Mais monsieur Honma, tout heureux, n’en avait que faire. Car la scène absolument stupéfiante à laquelle il venait d’assister emplissait son esprit. Les tabourets des cabines de première classe aux couleurs de la bouscarle chanteuse[46] étaient assortis aux rideaux et, en leur centre, dormait tel une montagne à la chevelure blanche, le ventru bonhomme — Ah, ces traits majestueux ! Se serait-il au final trompé en les attribuant au Maître du Sud ? Peut-être n’était-ce que son imagination, mais la lumière de la chambre semblait moins vive que celle de la voiture-restaurant. Pourtant, il n’avait eu nul besoin de s’approcher pour voir sans mal ces yeux et cette bouche si distinctifs. Ils ne pouvaient qu’être ceux qu’il avait tant vus depuis son enfance, ceux de Saigō Takamori…

— Qu’en dites-vous ? Avec ça, vous maintenez toujours que Saigō Takamori est mort pendant la bataille de Shiroyama ?

Un sourire de ravissement s’était dessiné sur le visage rougi du vieil homme et il pressa monsieur Honma de répondre.

— …

L’étudiant ne sut que dire. À quoi devait-il donc se fier ? Les innombrables documents historiques approuvés par des dizaines de milliers de personnes ? Ou bien l’imposant vieil homme qu’il venait de voir ? Si douter des premiers revenait à douter de sa propre tête, douter du second revenait à douter de ses propres yeux. L’embarras dans lequel se trouvait monsieur Honma était loin d’être surprenant.

— Vous persistez à vouloir croire vos sources, même après vous être retrouvé face au Maître du Sud.

En attrapant son verre de whisky, le vieil homme continua à la manière d’un cours magistral :

— Pourtant, quelles sont donc les sources que vous aimeriez tant croire ? Commencez par réfléchir à cela. Même si on laisse de côté la mort de Saigō Takamori pour le moment, vous ne trouverez nulle part de sources assez fiables pour fonder un jugement historique. Pour consigner un fait, tout le monde établit sa propre sélection des détails[47] et ce, de façon naturelle. Même en l’évitant à tout prix, cette tendance est rendue inéluctable par notre intention même de décrire un fait. Ce qui signifie que l’on s’éloigne déjà de l’objectivité. N’est-ce pas ? Donc ce qui nous semble vrai à première vue, ne l’est en aucun cas. Des histoires, comme celle de Walter Raleigh[48] qui abandonna le manuscrit de son Histoire du Monde[49], sont un bon aperçu de ce qui s’est passé à cette époque. Vous devez bien le savoir. En réalité, nous ne savons rien, même de ce qui se trouve devant nous.

À dire vrai, monsieur Honma n’en avait pas la moindre idée. Cependant, le vieil homme avait l’air d’avoir décidé par son silence que c’était chose connue pour lui.

— Pour en revenir à la mort de Saigō Takamori, même vos documents laissent beaucoup de place au doute. On peut dire que toutes les sources se rejoignent quant à la mort de Saigō Takamori durant la bataille de Shiroyama, le 24 septembre 1877[50]. Mais n’est morte ce jour-là qu’une personne qu’on croyait être Saigō Takamori, voilà tout. La question de savoir s’il s’agissait bel et bien du « dernier samouraï »[51] ou non est, en soi, un tout autre problème. De plus, comme vous l’indiquiez tout à l’heure, il existe beaucoup de controverses quant au fait que ce cadavre ait été retrouvé avec ou sans tête. Si l’on doute aussi de cela, tout nous fera douter. D’autre part, votre rencontre, à l’instant dans ce train, avec Saigō Takamori – ou si vous préférez, quelqu’un qui lui ressemble – alimente votre incertitude. Pouvez-vous croire vos supposées sources encore maintenant ?

— Oui, mais bon. Le corps de Saigō Takamori a quand même bien été retrouvé. Donc…

— Des gens qui lui ressemblent, il y en a à foison ici-bas. Il n’était pas le seul à avoir une vieille cicatrice de sabre au bras droit. Connaissez-vous l’histoire de Dí Qīng[52] qui trouva le cadavre de Nóng Zhì gāo[53]?

Cette fois-ci, monsieur Honma avoua par la négative. Pour être honnête, la logique singulière de son interlocuteur ainsi que ses connaissances poussées le tourmentaient depuis tout à l’heure et, face à ce binocle, il commençait à ressentir, petit à petit, quelque chose qui se rapprochait d’une sorte de respect. Pendant ce temps, le vieil homme sortit la pipe en céramique de sa poche et tout en faisant s’élever doucement la fumée de son tabac égyptien :

— Dí Qīng avait sillonné 50 ri[54] lorsqu’il est entré dans la ville de Dàlĭ[55] et a remarqué, parmi les cadavres ennemis, une dépouille portant une étoffe ornée d’un dragon d’or. Les autres étaient tous persuadés qu’il s’agissait là de Zhì gāo, mais Dí Qīng n’a prêté à aucun l’oreille. « Vous ne croyez quand même pas à de telles insanités, si ? Cela étant, si j’avais laissé mourir Zhì gāo, ne serais-je pas plutôt à la cour, fabulant quelques histoires pour m’approprier tous les honneurs ? »[56] De telles paroles ne sont pas seulement admirables du point de vue moral. Elles témoignent aussi d’une attitude face à la vérité dont nous devrions tirer leçon. Je sais cela regrettable, mais les shōgun[57] à la tête de l’armée impériale n’ont pas su faire preuve d’un tel discernement. Les « peut-être » sont ainsi devenus des certitudes, se frayant un chemin jusque dans l’Histoire.

Monsieur Honma, dont les mots avaient fini par le quitter, tenta, en désespoir de cause, une dernière riposte puérile :

— Toutefois, existe-t-il des gens qui lui ressemblent autant ?

À ce moment, le vieil homme enleva sa pipe de sa bouche et, pour une raison obscure, éclata de rire en s’étouffant avec sa fumée. Ce rire était si fort que la geisha à la table voisine se retourna tout exprès et dévisagea les deux hommes d’un air perplexe. Mais le vieux gentleman ne s’arrêtait tout simplement pas. Empêchant d’une main son binocle de tomber, et tenant sa pipe de l’autre, il riait à gorge déployée. Monsieur Honma, n’y comprenant rien, se contentait de fixer, abasourdi, le visage de l’homme qui lui faisait face, son verre de vin blanc posé devant lui.

— Il en existe, dit le vieil homme après un certain temps, reprenant son souffle. Vous avez bien vu la personne qui dort à côté, non ? Trouvez-vous qu’elle ressemble tant à Saigō Takamori ?

— Mais alors, lui… Cette personne, qui est-ce ?

— Lui ? Lui, c’est mon ami ! Il est médecin et pratique le nanga[58] à ses heures perdues.

— Alors ce n’était pas Saigō Takamori, constata monsieur Honma d’une voix sérieuse avant de devenir soudain rouge de honte. Car le rôle absurde qu’il s’était donné jusqu’à maintenant lui était tout à coup apparu sous un nouveau jour.

— Pardonnez-moi si je vous ai vexé. J’ai remarqué au fil de notre conversation que votre raisonnement, digne d’un jeune garçon, était ce qu’il y avait de plus honnête, et j’ai donc été tenté de vous faire une petite blague. En revanche, même si ma plaisanterie était de mauvais goût, le reste n’a rien d’une farce — Je suis ce genre de personne.

Le vieil homme fouilla dans sa poche et en sortit une carte de visite qu’il montra à monsieur Honma. Rien n’y figurait, pas même un titre ou une profession. Mais, en la voyant, l’étudiant put pour la première fois se rappeler de l’endroit où il avait vu le visage du vieil homme — Ce dernier esquissa un sourire de satisfaction en observant l’expression de monsieur Honma.

— Je ne pensais pas vous rencontrer pour de vrai, même dans mes rêves les plus fous. Je m’excuse moi aussi d’avoir été si grossier avec vous.

— Non, non, vos explications sur la mort de Saigō Takamori à Shiroyama étaient assez admirables. Si c’est à ça que ressemble votre rapport de fin d’études, il promet d’être intéressant. Dans mon université aussi, il y a un étudiant qui se spécialise dans la Restauration de Meiji cette année — Mais peu importe, buvez donc un coup.

La pluie glacée s’était, elle aussi, calmée et, derrière les fenêtres, le bruit avait cessé. Après le départ du client accompagné de la geisha, seule l’odeur des fleurs de colza dans les vases en verre flottait à l’intérieur de la voiture-restaurant, désormais tranquille. Monsieur Honma vida son verre d’un trait puis, tenant ses joues que la couleur avait quittées, déclara soudain :

— Vous êtes un sceptique, Monsieur, n’est-ce pas ?

De derrière son binocle, le vieil homme fit oui des yeux. Il avait acquiescé de ce regard étincelant, qui donnait l’impression que quelque chose l’amusait depuis le début.

— Je suis un fervent disciple de Pyrrhon[59]. Nous ne savons rien, même de ce qui nous concerne. C’est le cas plus encore de la vie et de la mort de Saigō Takamori. De fait, même si j’écris l’Histoire, je ne prétends pas le faire sans fausseté. Si je pouvais simplement écrire une belle Histoire qui semble aussi vraie que possible, je m’en contenterai. Quand j’étais jeune, j’ai pensé à devenir écrivain. Si je l’avais été, j’aurais écrit ce genre de roman, j’en suis sûr. Peut-être cela m’aurait-il davantage correspondu. Enfin bref, je suis un grand sceptique. Et vous ?

(15 décembre 1917)

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Bibliographie

Oeuvre source :

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Autres sources :

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Notes

[1]Nouvelle racontant les péripéties et les réflexions sur le bien et le mal d’un homme s’abritant sous la porte Rashō.

[2]C’est d’ailleurs bien cette dernière, et non la première, qui a inspiré Kurosawa pour son film, Rashōmon (1950). La nouvelle se présente sous forme de plusieurs témoignages rendus par divers personnages se contredisant, et qui revendiquent tous être l’auteur du crime d’un homme.

[3]AKUTAGAWA Ryūnosuke, Une vague inquiétude, Monaco, Éditions du Rocher, 2005, 96 p., traduit par CHUPIN Sylvain.

[4]Litt. « Le nouveau roman ». Revue littéraire fondée en 1889 qui prit le nom Kuroshio 黒潮 (nom du second plus grand courant marin au monde, qui passe le long des côtes méridionales du Japon, litt. « courant noir ») à partir de 1927 mais s’arrêta la même année.

[5]Littéralement « s’éventrer ». Suicide rituel des hauts guerriers japonais (nobles, généraux, samouraïs…) pour, par exemple, suivre son seigneur dans la mort, laver un déshonneur ou se punir. Il consistait à s’ouvrir l’abdomen avec un sabre court, puis se faire décapiter par une personne désignée, appelée kaishakunin 介錯人. C’est la façon dont Saigō Takamori a fait seppuku ; il en existe plusieurs, plus ou moins douloureuses. Parfois confondu avec le terme hara-kiri 腹切り, généralement utilisé de manière erronée en Occident.

[6]Seinan sensō 西南戦争 en japonais, litt. « guerre du Sud-Ouest ».

[7]Satsuma no kuni 薩摩国 en japonais. Ancienne province du Japon, située dans le sud de l’île de Kyūshū, elle-même la plus au sud des quatre îles principales de l’archipel.

[8]Litt. « grand nom ». On les appelle aussi seigneurs de guerre. Ils étaient des samouraïs possédant des fiefs et récoltant les impôts de leur population. D’abord indépendants, ils en viennent à travailler pour le Shogunat Tokugawa.

[9]Fonction consultative rattachée à la cour impériale à l’origine, mais pendant l’ère Meiji, les sangi conseillaient les ministres du Ministère des Affaires Suprêmes et exerçaient donc une grande influence sur la politique nationale. ISHII Susumu 石井進 (dir.), Dictionnaire historique du Japon, vol. 17, Tōkyō, Kinokuniya, 1991, 170 p., p. 109, [en ligne] https://www.persee.fr/issue/dhjap_0000-0000_1991_dic_17_1 (dernière consultation le 16/09/2021)

[10]Ibid., p. 109

[11]Meiji ishin 明治維新 en japonais. Aussi appelée Restauration impériale. Période correspondant au renversement du shogunat Tokugawa et à l’avènement de l’empereur Meiji en 1868. Le nouveau gouvernement enclencha très tôt des réformes politiques, sociales et économiques dans son désir de modernisation. Mais, en même temps, la volonté de renouer avec la symbolique traditionaliste et la façon de gouverner calquée sur la Chine, comme durant l’Antiquité, était présente elle aussi.

[12]Dernières années du Shogunat Tokugawa (1853-1868).

[13]Notamment durant le Seikanron 征韓論, débat à propos de l’invasion de la Corée (1873).

[14]En français, le terme « rébellion » est davantage utilisé que celui de « révolte ». Cependant, ce dernier est plus adéquat de par sa définition, ainsi que de par l’ampleur qu’il implique.

[15]Prunus pendula, cerisiers mono-pétales que l’on trouve en grand nombre dans le parc Maruyama, situé non loin du temple Kiyomizu dans le quartier du même nom, à Kyōto.

[16]Marque de cigarettes qui était produite sous l’empire Ottoman sur l’île de Samos, qui est toute proche de la côte turque et qui appartient aujourd’hui à la Grèce. L’appellation « M.C.C. » est l’abréviation du nom M.C Carathanassis, dirigeant de la société M.C. Carathanassis & Co.

[17]Département du centre du Japon.

[18]Ville située dans le département de Shiga, adjacent à celui de Gifu qui se trouve plus au nord.

[19]Higashiyama 東山 est un petit arrondissement de Kyōto 京都, qui en compte onze. Il est situé au sud-est de la ville et regroupe de nombreux temples, dont le célèbre Kiyomizu-dera 清水寺.

[20]Miyako Odori 都をどり, litt. « danse de la capitale ». Kyōto était autrefois la capitale impériale du Japon avant que ce rôle ne soit transféré à Edo 江戸, aujourd’hui appelée Tōkyō 東京. Le Miyako Odori est une performance réalisée par les geiko 芸妓 (litt. « dame des arts », appellation des geisha 芸者 de Kyōto) et les maiko 舞妓 (litt. « fille dansante », apprenties geiko), dans le cadre des quatre spectacles de printemps de Kyōto qui se déroulent dans les hanamachi 花街 (litt. « ville fleurie »), c’est-à-dire les différents quartiers dédiés aux geisha. Le Miyako Odori est un spectacle de danse effectué au théâtre Gion kōbu kaburen-jō 祇園甲部歌舞練場. Situé dans l’arrondissement de Higashiyama, Gion 祇園 est un district regroupant deux hanamachi, Gion Kōbu 祇園甲部 et Gion Higashi 祇園東.

[21]Hotsugawa kudari 保津川下り, généralement transcrit Hozugawa. C’est aujourd’hui un parcours touristique qui relie la ville de Kameoka 亀岡 et celle de Kyôto, mais cette route maritime est très ancienne et servait initialement au transport de marchandises. Elle prend sa source dans les plateaux de Tanba 丹波高地 pour rejoindre la rivière Kamo 鴨川.

[22]Gare faisant partie de la ligne ferroviaire Keihan 京阪本線 reliant Kyōto et Ōsaka 大阪. Elle est située à Kyōto, dans l’arrondissement de Higashiyama.

[23]Koshi no hirosa jū i 腰の広さ十囲 en japonais. Expression emphatique pour décrire la largeur d’une personne et signifiant littéralement « un tour de hanches de dix i », c’est-à-dire environ 150 centimètres. Le i 囲 est une unité de mesure qui équivaut à trois ou cinq sun 寸, un sun équivalant à un peu plus de trois centimètres. Dix i correspondent donc à environ cinq shaku 尺, le shaku équivalant à une trentaine de centimètres.

[24]L’expression japonaise chūi wo hiku 注意を引く signifie « attirer l’attention ». Le verbe hiku est le plus souvent écrit avec le kanji « 引 », mais celui qu’utilise Akutagawa, « 惹 », beaucoup plus rare, est composé de wakai 若い (jeune) et de kokoro 心 (coeur, esprit). Il est possible qu’Akutagawa ai intentionnellement utilisé ce caractère afin d’apporter une certaine couleur à la scène, soulignant la curiosité caractéristique des jeunes gens. AKUTAGAWA Ryūnosuke 芥川龍之介, Saigō Takamori 西郷隆盛, Aozora Bunko 青空文庫, 1998, [en ligne] https://www.aozora.gr.jp/cards/000879/files/136_15193.html (dernière consultation le 07/09/2021)

[25]Samuel Johnson (1709-1784). Auteur et critique littéraire britannique ayant marqué la littérature de son pays, notamment par ses commentaires sur Shakespeare (1564-1616).

[26]En anglais dans le texte original (ibid.). Il manque bien le « k » d’almanack dans la version d’Akutagawa (ibid.). Johnson disait en effet que le travail de l’historien ne nécessitait en aucun cas de grandes capacités ni de réelle intelligence, car y était absent tout exercice d’invention. Selon Thomas Babington Macaulay dans sa biographie de Johnson, ce dernier qualifiait effectivement les historiens d’« almanack-makers » : « History was, in his opinion, to use the fine expression of Lord Plunkett, an old almanack: historians could, as he conceived, claim no higher dignity than that of almanack-makers; and his favourite historians were those who, like Lord Hailes, aspired to no higher dignity. » (« À ses yeux, l’histoire était, pour utiliser l’élégante expression de Lord Plunkett, un vieil almanach : les historiens ne pouvaient, selon lui, prétendre à plus haute dignité que celle de faiseurs de calendriers ; et ses historiens favoris étaient ceux qui, comme Lord Hailes, n’aspiraient à plus haute dignité. »). MACAULAY Thomas Babington, Macaulay’s Life of Samuel Johnson, with a selection from his Essay on Johnson, Washington, Library of Congress, 1903, 136 p.

[27]Le terme anglais (almanac-maker) est transcrit en katakana dans le texte original. Ibid.

[28]Monsieur Honma parle ici de la Restauration de Meiji. L’omission de « de Meiji » dans la traduction est due à la froideur du jeune homme vis-à-vis de son interlocuteur. De plus, dans le texte original , il utilise simplement l’expression « ishin shi 維新史 », qui peut se traduire littéralement par « l’histoire de la Restauration » (ibid.).

[29]Le mot utilisé en japonais pour qualifier la pipe est « setomono 瀬戸物 ». Seto est le nom d’une ville située dans le département d’Aichi 愛知県 sur la plus grande île de l’archipel japonais, Honshū 本州. Dans les années 1820, cette ville est petit à petit devenue le centre de la production de céramique au Japon, tant et si bien que le terme setomono, qui signifie « chose de Seto », a fini par être utilisé comme terme générique pour désigner les objets en céramique ou en porcelaine.

[30]Yamagata Aritomo 山縣有朋 (1838-1922) (Akutagawa écrit son nom avec la version simplifiée du second kanji : 山県, AKUTAGAWA Ryūnosuke 芥川龍之介, Saigō Takamori 西郷隆盛, op. cit.). Homme d’État important durant les ères Meiji 明治時代 (1868-1912) et Taishō 大正時代 (1912-1926). Il mata la révolte de Satsuma en septembre 1877.

[31]Minamoto no Yoshitsune 源義経 (1159-1189) était un général de l’armée de son demi-frère, Minamoto no Yoritomo 源頼朝 (1147-1199), chef d’une branche du clan Minamoto. Il mit fin à la gouvernance des Taira lors du conflit de Genpei 源平 (1180-1185). Mais après les nombreuses victoires militaires de Yoshitsune et les faveurs qu’il recevait de la cour impériale, son frère commença à le voir comme une menace à ses ambitions d’omnipotence qui l’amenèrent à établir peu après le premier gouvernement shogunal (kamakura bakufu 鎌倉幕府, signifiant Shogunat de Kamakura, 1192-1333). La situation empira et, en 1189, Yoshitsune, après avoir fui plusieurs années les troupes de son demi-frère, fut acculé au koromogawa no tachi 衣川館, nom de la demeure où il était accueilli, et se fit probablement seppuku. Au Japon, il est considéré comme un héros encore aujourd’hui. ISHII Susumu 石井進 (dir.), Dictionnaire historique du Japon, vol. 14, Tōkyō, Kinokuniya, 1988, 170 p., pp. 105-107, [en ligne] https://www.persee.fr/issue/dhjap_0000-0000_1988_dic_14_1 (dernière consultation le 16/09/2021)

[32]Temujin 鉄木真 (~1155/1162-1227) dans le texte original (AKUTAGAWA Ryūnosuke 芥川龍之介, Saigō Takamori 西郷隆盛, op. cit.). Il s’agit en fait du nom de naissance de Gengis Khan. Leader militaire mongol qui avait un don certain pour l’art de la guerre. Il conquit de nombreuses terres à travers la steppe et créa un empire si vaste qu’il n’a encore jamais été égalé.

[33]Une légende populaire datant de l’époque d’Edo 江戸時代 (1603-1868) raconte que Gengis Khan serait en réalité Minamoto no Yoshitsune, qui se serait enfui pour gagner Hokkaidō (îles la plus au nord des quatre principales de l’archipel japonais) après avoir été vaincu à la bataille de la rivière Koromo 衣川の戦い (juin 1189). Il aurait ensuite traversé la mer du Japon pour établir un royaume sur le continent, prenant l’identité de Gengis Khan. ISHII Susumu 石井進 (dir.), Dictionnaire historique du Japon, vol. 14, op. cit. pp. 105-107

[34]Toyotomi Hideyoshi 豊臣秀吉 (1537-1598) était le deuxième des trois unificateurs du Japon. D’origine modeste, il connut une ascension sociale spectaculaire jusqu’à devenir daimyō, puis shōgun. Il fut d’abord le vassal d’Oda Nobunaga 織田信長 (1534-1582) avant que celui-ci ne soit trahi par un de ses généraux et ne soit contraint de se donner la mort. Toyotomi Hideyoshi devint shōgun après avoir vaincu tous les anciens généraux importants d’Oda, qui revendiquaient eux aussi le pouvoir.

[35]On sait peu de l’enfance de Toyotomi Hideyoshi et ni l’identité de son père, ni celle de sa mère ne sont à ce jour connues. Cependant, certaines théories stipulent qu’il serait en fait un descendant illégitime d’une famille noble, voire d’un empereur.

[36]Ittō ryōdan 一刀両断 : expression en quatre caractères (yojijukugo 四字熟語), litt. « couper en deux en un coup de sabre », fig. prendre une décision, trancher. Elle introduit un jeu de mots sur la décision de monsieur Honma de mettre fin à l’échange, d’y « couper » court, et de confronter le vieil homme avec sa version des faits, qu’on peut considérer, dans cette métaphore, comme son arme, son sabre ( ou katana 刀), ainsi que sur le sujet de la conversation, c’est-à-dire un samouraï qui, de fait, manie un sabre.

[37]Le mot anglais « ironical » est transcrit en katakana dans le texte original. AKUTAGAWA Ryūnosuke 芥川龍之介, Saigō Takamori 西郷隆盛, op. cit.

[38]Métaphore filée reprenant le jeu de mots sur le sabre.

[39]Kachiki Tsuneki 加治木常樹 (1855-1918) était dans les rangs de Saigō Takamori durant la révolte de Satsuma. Il fut, par la suite, condamné à un an d’emprisonnement avec travaux forcés. Puis, regrettant la désinformation et les méprises sur la révolte, il écrit Satsunan Ketsurui shi 薩南血涙史 (« L’histoire des larmes et du sang versés pour Satsuma ») en 1912.

[40]Avant la bataille finale de la révolte de Satsuma, Saigō Takamori et ses troupes, acculés par les forces impériales, s’étaient retranchés sur la colline de Shiroyama.

[41]Ichiko Shirō 市来四郎 (1828-1903) était un photographe japonais. Originaire de Satsuma, il devint un des obligés personnels de Shimazu Nariakira 島津斉彬 (1809-1858), daimyō de Satsuma (1851-1858) très intéressé par les technologies occidentales. Ce dernier lui confia la tâche, en 1848, d’étudier et de produire des photographies lorsqu’un premier daguerréotype fut importé au Japon. Ainsi, il prit le cliché de son seigneur, qui est considéré comme le premier daguerréotype issu de l’archipel.

[42]Le mot anglais « nonsense » est transcrit en katakana dans le texte original. Ibid.

[43]Nanshū sensei 南洲先生 en japonais. Surnom de Saigō Takamori.

[44]Le kinagashi 着流し est un kimono 着物 informel, porté sans hakama 袴 (pantalon large et plissé) ni haori 羽織 (veste qui descend jusqu’aux hanches et se porte par-dessus un kimono).

[45]Région comprenant les villes de Kyōto et de Ōsaka. C’est un nom fréquemment utilisé pour marquer un contraste avec la région de Tōkyō 東京. Ici est soulignée une différence dans la manière de parler.

[46]Oiseau faisant partie de l’espèce des passereaux et portant un plumage aux tons kaki.

[47]Le mot anglais « detail » est transcrit en katakana dans le texte original. Ibid.

[48]Sir Walter Raleigh (1552-1618) était un explorateur et un écrivain britannique. En 1603, il fut accusé de trahison envers le roi Jacques Ier (1566-1625), même si les preuves étaient peu nombreuses. Il échappa à la peine de mort et fut emprisonné dans la Tour de Londres à la place. Il y vécut une vie presque normale, sa famille ayant le droit de séjourner avec lui. Pendant son emprisonnement, il écrit The History of the World (« L’Histoire du Monde »), qu’il n’acheva jamais. En 1616, le roi l’autorisa à reprendre la mer pour ouvrir une mine d’or au Venezuela. Cependant, son expédition se solda par un échec et Jacques Ier en profita pour le faire exécuter en 1618. En outre, Raleigh s’intéressait beaucoup au scepticisme. LATHAM Agnes, « Sir Walter Raleigh », dans Encyclopædia Britannica, Chicago, Encyclopædia Britannica, Inc., 2020, [en ligne] https://www.britannica.com/biography/Walter-Raleigh-English-explorer (dernière consultation le 16/09/2021) ; Elizabethan World Reference Library, « History of the World », dans Encyclopedia.com, Chicago, Highbeam Research, 2021, [en ligne] https://www.encyclopedia.com/humanities/news-wires-white-papers-and-books/history-world (dernière consultation le 16/09/2021).

[49]The History of the World est un ouvrage inachevé écrit par Sir Walter Raleigh et publié en 1614. À l’origine, le projet devait comprendre cinq volumes. Raleigh le dédiait au fils du roi Jacques Ier, le Prince Henry, par qui il était considéré comme un père. Cependant, lorsque ce dernier est décédé, Raleigh abandonna son projet. Après avoir rédigé une longue préface, il publia son livre tel quel. Au-delà de relater des faits historiques (qui s’arrêtent au deuxième siècle avant J.C.), l’ouvrage est très critique envers la monarchie britannique. Raleigh y exprime son opinion selon laquelle les dirigeants devraient rester à leur place et ne pas oublier que Dieu est tout-puissant. Ibid.

[50]Dixième année de l’ère Meiji.

[51]L’expression « dernier samouraï » n’est pas présente dans le texte original, mais constitue un clin d’œil au lecteur français. En effet, on se réfère souvent à Saigō Takamori de cette manière en Occident.

[52]Dí Qīng 狄青 (1008–1057), Tekisei en japonais, était un général militaire de la dynastie chinoise des Song du Nord (960-1127). Il fut celui qui réussit à vaincre l’armée de Nóng Zhì gāo.

[53]Nóng Zhì gāo 侬智高 (1025-1055), Nōchikō (ou Nonchikō chez Akutagawa, op. cit.) 濃智高 en japonais, est aujourd’hui considéré comme un héros par les peuples Nùng (groupe ethnique de langue taï vivant dans le nord-est du Vietnam et le sud-ouest de la région autonome zhuang du Guǎngxī 广西壮族自治区 située dans le sud de la Chine) et Zhuang (groupe éthnique de langue taï vivant principalement dans la région autonome zhuang du Guǎngxī). Il était cependant, pour les Song du Nord, un rebelle suivi par le peuple Zhuang de la province qu’on appelle à présent Cao Bằng, au nord-est du Vietnam. Il voulait établir son propre royaume et occupa plusieurs villes importantes comme Nánníng 南宁 (capitale du Guǎngxī) et Guǎngzhōu 广州 (aussi appelée Canton, capitale de la province du Guǎngdōng 广东, située dans le sud de la Chine), mais lui et son armée furent finalement vaincus par les troupes Song menées par Dí Qīng.

[54]Environ 195 kilomètres.

[55]Ville située à l’extrême ouest de la Chine.

[56]Passage intégralement en wakan konkō bun 和漢混交文, un style d’écriture mélangeant plusieurs systèmes de caractères japonais et chinois.

[57]Dirigeants militaires du Japon des époques Kamakura 鎌倉時代 (1185-1333) à Edo 江戸時代 (1603-1868) à la tête de gouvernements médiévaux de type féodal, appelés shogunats. Pendant cette période, l’empereur n’avait généralement peu de réel pouvoir.

[58]Le nanga 南画 (litt. « peinture du Sud ») est un courant de peinture japonais inspiré par la peinture des lettrés chinois. Il est également appelé bunjinga 文人画 (litt. « peinture des lettrés »).

[59]Pyrrhon d’Élis (-360 à -270) était un philosophe sceptique. Le scepticisme est aussi appelé pyrrhonisme de par son nom. Il est défini comme la « doctrine des pyrrhoniens selon lesquels l’homme ne pouvant atteindre la connaissance de la vérité, il est nécessaire de pratiquer en toute chose la « suspension du jugement » et d’ériger le doute en système » par le Trésor de la langue Française informatisé. ATILF, « SCEPTIQUE, ADJ. ET SUBST. », dans Le Trésor de la langue Française informatisé, Nancy, ATILF, [en ligne] http://stella.atilf.fr/Dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?29;s=1019476995 (dernière consultation le 23/09/2021)

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