Fontenoy

« Tirez les premiers, Messieurs les Français… »

Carnages plaisants et puissance de feu au temps de la prétendue guerre en « dentelles »

Le 11 mai 1745, se déroulait la bataille de Fontenoy, dans un petit village de Belgique, en bordure du fleuve Escaut. Sans doute l’une des plus grandes, sinon la plus grande, victoire des Français dans la longue série des confrontations franco-anglaises, cette bataille reste gravée dans la mémoire collective pour un épisode emblématique. Celui où les Guards anglais s’avançant face aux Gardes françaises, un officier anglais aurait lancé aux Français, en français dans le texte : « Tirez les premiers, Messieurs les Français… »[1] ce à quoi le comte d’Hauteroche, colonel aux Gardes Françaises, aurait répondu, plein de « panache français » : « Nous ne tirons jamais les premiers, messieurs les Anglais… »[2].

 « L’échange » entre les gardes françaises et anglaises à Fontenoy
« L’échange » entre les gardes françaises et anglaises, H. Grobet, Histoire de France, Paris, Emile Guérin, 1902, Wikimédia Commons

La suite, on la connaît ou on croit la connaître : les Anglais ouvrent le feu et font un carnage côté français. Cette anecdote, popularisée notamment par Voltaire, en tant qu’historiographe du roi de France, dans son récit de la bataille, serait belle si elle était juste, mais elle pourrait ne pas l’être et voici ce qui se serait passé, selon les dires même de certains officiers coalisés, dont l’officier anglais en question.

Les deux lignes se font face. Le silence a fait place aux fracas de l’artillerie et les deux gardes s’observent : ce sera à qui le premier commettra la faute de tirer. Le lieutenant-colonel Milord Charles Hay, commandant des Guards anglais, 45 ans, Écossais baroudeur et casse-cou, s’avance devant sa ligne et a une idée. En guise d’encouragement pour ses troupes, et pour mettre au défi les Français, il sort sa gourde de whisky (qui ne le quitte jamais) et porte un toast de manière ostentatoire à la santé des Français.

Le comte d’Hauteroche, voyant cet officier anglais gesticuler, se demandant ce qui se passe, décide de s’avancer devant sa ligne. C’est alors que Milord Hay, probablement grisé par l’alcool, hurle aux Français : « Hé ! Les Français ! J’espère que vous nous allez attendre cette fois et ne pas sauter dans l’Escaut comme vous l’avez fait dans le Main à Dettingen ! »[3].

Explication de texte : deux auparavant, en 1743, le régiment des Gardes françaises, s’était, à la suite d’une fausse manœuvre, retrouvé quasiment seul devant l’essentiel de l’armée anglaise lors de la bataille de Dettingen dans le Hanovre. Ainsi, succombant sous le nombre, les infortunés Français furent obligés de sauter dans le Main pour éviter d’être massacrés jusqu’aux derniers par les Anglais qui remportèrent grâce à cela une brillante victoire à peu de frais.

Le comte d’Hauteroche a beau prêter l’oreille, il n’entend que des bribes et, dans celles-ci, il croit que le lieutenant-colonel Hay vient d’inviter les Français à tirer. Faisant un porte-voix avec ses mains, il se décide à répondre : « Non, messieurs les Anglais, nous ne tirons jamais les premiers ! »[4]. Cette réponse n’est pas aussi absurde que l’on a bien voulu le représenter. En effet, d’Hauteroche et les officiers français savent bien qu’en ce siècle où la puissance de feu de l’infanterie devient prépondérante, il est essentiel de conserver sa force de feu jusqu’à la fin ; aussi, faire tirer sa ligne en second est bien plus utile, car cela permet d’empêcher son adversaire de recharger et de provoquer la panique dans ses rangs.

De plus, les Français, privilégiant le corps-à-corps à la baïonnette, noblesse oblige, par tradition aussi bien que par fierté, ont souvent eu tendance dans ces années à attendre que l’adversaire ait tiré pour le contre-attaquer directement. Même le commandant en chef des Français, le maréchal de Saxe, s’est toujours plaint de cette triste habitude française du corps-à-corps à la baïonnette…

Malheureusement pour les Français, ce jour-là, les Guards ne sont pas dupes et se refusent à tirer. Les instants se passent, silencieux et la pression psychologique trop intense fait que certains gardes français tirent sans ordres. Obligé de faire suivre, d’Hauteroche ordonne le tir, mais celui-ci est mal coordonné. En face, les Anglais répliquent calmement aux ordres cadencés de leurs officiers. Résultat : la ligne française est éventrée avec 274 morts et 674 blessés en quelques secondes. Cependant, la postérité de l’époque ne pouvait pas retenir de ce passage que la ligne française fut enfoncée à cause de la phrase triviale d’un officier anglais… Il fallait donner du panache au moment.

Cet épisode met très bien en relief une constante des batailles du XVIIIe siècle sur le front européen, notamment dans les duels entre Français, Anglais, Hollandais, Autrichiens et autres alliés allemands sur le Rhin ou en Flandres : c’est la puissance de feu dévastatrice de l’infanterie et de l’artillerie. Une puissance de feu ne faisant que croître depuis le milieu du siècle précédent, mais qui trouve sa pleine expression depuis 1704 et les grandes batailles de la guerre de Succession d’Espagne entre les puissances coalisées d’Europe et la France de Louis XIV.

Pour autant, cette puissance de feu n’est pas encore gérée de la façon la plus adéquate par les officiers et généraux, français ou anglais, de ce milieu de XVIIIe siècle qui, pour la plupart, utilisent des manœuvres d’infanterie exposant complètement les bataillons aux balles et aux canons. Pratiquement aucune formation en tirailleurs pour esquiver les tirs de masse, très peu de lignes d’infanterie en ordre mince pour éviter d’offrir la profondeur au feu ennemi, comme peut le faire Napoléon, une réticence marquée pour les combats en forêt ou en utilisant le terrain en ordre dispersé comme les Français, puis les Anglais, apprennent à le faire en Amérique et l’exportent en Europe au début du siècle suivant.

Non. Simplement de grandes colonnes compactes ou lignes sur plusieurs rangs d’infanterie, menées par des officiers nobles qui pensent encore ne pouvoir combattre que de cette façon. Le résultat est que cette guerre n’a de dentelles que le nom et que les pertes par batailles sont très lourdes, alors que de simples manœuvres auraient permis de les alléger.

Retournons ainsi à Fontenoy. Après l’effondrement des Gardes françaises et du régiment suisse de Courten qui les accompagnait, la ligne française se trouve ouverte et la colonne anglaise marche droit devant elle. Elle se trouve alors face au régiment de Royal-Vaisseaux, qui, flanquant les Gardes françaises, a été laissé « en l’air » face à la ligne anglaise : subissant les tirs concentriques de toutes les batteries anglaises et coalisées, il reste de marbre malgré des pertes affreuses. À tel point que le maréchal de Saxe a cette phrase magnifique : « Comment se peut-il que de telles troupes ne soient pas victorieuses ? »[5]. Cependant, personne n’a eu l’idée de le faire manœuvrer.

Pendant ce temps, sur le flanc droit des Français, l’unité connue sous le nom « d’Arquebusiers de Grassin », une troupe d’infanterie légère utilisant justement des techniques novatrices de combat en tirailleurs en jouant de la végétation, arrive à tenir un petit bois avec 1200 hommes contre plus de dix fois plus de Coalisés, car ceux-ci ne peuvent s’adapter à ce type de combat où l’on ne respecte pas la ligne et les formations en rase plaine : les forêts d’Amérique n’ont pas encore donné leurs leçons…

Officier des Arquebusiers de Grassin
Officier des Arquebusiers de Grassin, Collection du docteur Vinkhuijzen, New York Library Digital Collection, Wikimédia Commons

Tout compte fait, une unité combattant comme celle des Arquebusiers de Grassin reste très minoritaire dans l’armée française, ce qui est un tord à l’heure où, par exemple, le roi de Prusse, Frédéric II, développe de manière très importante son infanterie légère avec ses Freikorps et ses chasseurs à pied combattant en symbiose avec les hussards montés. La vitesse d’exécution et les possibilités de surprise s’en trouvent décuplées, alors que la puissance de feu de l’ennemi est perdante face à de telles troupes mobiles.

Les Français oublient un peu vite que, si la postérité a voulu retenir que la bataille de Fontenoy a finalement été remporté grâce à la décision opportune du duc de Richelieu de faire intervenir la dernière batterie face à la colonne anglaise et de faire charger toute la cavalerie à fond, l’intervention la plus décisive a été celle des fantassins, notamment ceux de la brigade irlandaise au service de la France.

Revenant de l’aile droite où ils ne servaient à rien, ils débouchent depuis des fourrés et, soutenus par le régiment de Normandie, ils fusillent, par des tirs très bien ajustés, les Anglais presque à bout portant, jetant dans ce combat toute leur hargne contre l’ennemi héréditaire. Leur chef, Charles O’Brien, comte de Clare et de Thomond, 46 ans, futur maréchal de France et descendant des premiers rois d’Irlande, les dirigeait au cri de « Cuimhnigi ar Luimneach ! »[6], avant d’être grièvement blessé.

Le feu a donc été vaincu par le feu, contrairement à ce que la propagande française a voulu mettre en valeur avec la charge des Mousquetaires, chevaux-légers et autres gardes nobles du roi de France : là encore, il fallait donner du panache au moment. Néanmoins, on ne peut nier que la cavalerie ait joué un rôle majeur, mais il lui fallait un appui-feu. L’ayant eu, elle est devenue irrésistible pour remporter cette fameuse bataille de Fontenoy.

La force d’inertie et le fait de se maintenir sous le feu, idées qui semblent absurdes au XXe siècle, seraient presque valorisées en cette période : cela correspond au fait de savoir maintenir son comportement fidèle à un certain code, tout comme on devait respecter un certain code à la cour. Comment ne pas citer dans ce même ordre d’idée le comportement admirable du marquis Vincent de Saint-Pern à la bataille de Minden le 1er août 1759 (une lourde défaite française face aux Anglo-Hanovriens) lors de la guerre de Sept Ans.

Voyant le régiment des Grenadiers de France en grande difficulté sous un déluge de feu ennemi, ce noble breton, n’écoutant que son courage, pousse son cheval devant la ligne de front de ses hommes, ouvre sa tabatière et mimant un noble faisant sa promenade à cheval, chemine très tranquillement, alors que les boulets viennent s’écraser à quelques mètres de lui… S’exclamant à voix haute, il lance à ses soldats : « Eh bien mes enfants ! Qu’est-ce que c’est ? Du canon ? Eh bien ! ça culbute, ça tue, voilà tout mais ça ne fait pas de mal… »[7]. Les grenadiers, rassurés par le comportement de leur chef, reprennent espoir malgré le carnage.

Le marquis de Saint-Pern tranquillise ses soldats à Minden
Le marquis de Saint-Pern tranquillise ses soldats à Minden, Job, 1896, Wikimédia Commons

Néanmoins, une telle débauche de « stoïcité » sous le feu, voire parfois d’inconscience de la part des officiers nobles qui croient encore pouvoir combattre comme leurs grands-parents de l’époque du Grand Condé, font que les taux de pertes deviennent très élevés dans ces batailles « en dentelles ». Cela est encore plus vrai dans le corps des officiers qui, dans certaines batailles, même de moyenne intensité, sont très fortement frappés.

On le voit à Fontenoy où près d’une dizaine d’officiers supérieurs sont tués ou blessés gravement, ce qui est beaucoup. Parmi ceux-ci, la mort du général de Brocard, grand-maître de l’artillerie, est symptomatique : discutant avec le maréchal de Saxe, il s’aperçoit que l’une de ses batteries est mal positionnée ; malgré les ordres du maréchal de ne pas aller lui-même en première ligne pour effectuer le changement de front, Brocard s’entête et de Saxe avoue, dépité à l’un de ses officiers : « Au moins ce n’est pas ma faute, voilà un homme qui va se faire tuer »[8]. Quelques secondes plus tard, Brocard est frappé à mort…

Le 3rd East Kent Regiment of Foot couvre la retraite coalisée à Fontenoy
Le 3rd East Kent Regiment of Foot couvre la retraite coalisée à Fontenoy, Inconnu, XVIIIe siècle, Collection Vinkhuijzen, Wikimedia Commons

D’autres exemples sont marquant par leur violence. Ainsi du marquis de Lugeac qui, à la bataille de Raucoux (1746), reçoit une balle qui lui fracasse la mâchoire en lui perçant les deux joues de part en part. Ainsi du futur maréchal de France Philippe-Henri de Ségur, 22 ans en 1746 et qui est blessé à Raucoux d’une balle lui traversant la moelle épinière et ressortant par le dos ; s’étant miraculeusement remis, il est terriblement blessé à la bataille suivante de Lawfeld (1747) et doit être amputé du bras. Louis XV, témoin de la scène et prenant en pitié ce jeune noble qui le servait si bien, écrivit à son père, le vieux marquis de Ségur : « Votre fils méritait d’être invulnérable »[9]. Ainsi, enfin, du marquis Gabriel-Jacques de Fénelon, neveu et disciple du philosophe, est lui tué à Raucoux, car il chevauche de manière trop hasardeuse devant ses lignes.

Cependant, cette période est aussi celle où une certaine noblesse d’âme passe encore à travers les champs de bataille. Exemple parfait lors de la bataille de Dettingen en 1743 où le duc de Cumberland, malgré sa victoire sur les Français, revient à sa tente avec une sévère blessure. Voyant alors un mousquetaire français, gravement touché, être étendu à proximité, voilà que ce prince héritier de 22 ans ordonne à son entourage : « Commencez, par soulager cet officier français ; il est plus blessé que moi ; il manquerait de secours, et je n’en manquerai pas »[10].

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Bibliographie non exhaustive

LEVOT Prosper-Jean, Biographie bretonne, Recueil de notices sur tous les bretons qui se sont faits un nom, vol. 2, Paris, 1857, 983 p., [en ligne] https://books.google.fr/books?id=J8Zi0BU_gcIC&pg=PA1&hl=fr&source=gbs_toc_r&cad=4#v=onepage&q&f=false (dernière consultation le 02/05/2020)

R. S. Lea, « HAY, Lord Charles (c.1700-60), of Linplum, East Lothian. », dans SEDGWICK Romney (éd.), The History of Parliament: the House of Commons 1715-1754, vol. 2, New York, Oxford University Press, 1970, 571 p., [en ligne] http://www.historyofparliamentonline.org/volume/1715-1754/member/hay-lord-charles-1700-60?fbclid=IwAR3FgV1dHLJALLelo01vQsLQrCny33JqHE0M1EdnK-Wdn-G9wBDpe4gHXSU (dernière consultation le 02/05/2020)

Valfons, Souvenirs du marquis de Valfons, Paris, 1860, 428 p., [en ligne] https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k368069.texteImage (dernière consultation le 02/05/2020)

Voltaire, Précis du siècle de Louis XV, Garnier, Paris, 1878, 285 p., [en ligne] https://fr.wikisource.org/wiki/Pr%C3%A9cis_du_si%C3%A8cle_de_Louis_XV (dernière date de consultation le 02/05/2020)

WALDECK Karl-August Prince de, Mémoires sur les campagnes des Pays-Bas, Goettingen, 1803, 315 p., [en ligne] https://books.google.fr/books?id=tGVbAAAAQAAJ&pg=PA3&hl=fr&source=gbs_toc_r&cad=4#v=onepage&q&f=false (dernière consultation le 02/05/2020)


[1] Repris de : Voltaire, Précis du siècle de Louis XV, Garnier, Paris, 1878, 285 p., p. 240, [en ligne] https://fr.wikisource.org/wiki/Pr%C3%A9cis_du_si%C3%A8cle_de_Louis_XV (dernière date de consultation le 02/05/2020)

[2] Ibid.

[3] Version romancée de : R. S. Lea, « HAY, Lord Charles (c.1700-60), of Linplum, East Lothian. », dans SEDGWICK Romney (éd.), The History of Parliament: the House of Commons 1715-1754, vol. 2, New York, Oxford University Press, 1970, 571 p., [en ligne] http://www.historyofparliamentonline.org/volume/1715-1754/member/hay-lord-charles-1700-60?fbclid=IwAR3FgV1dHLJALLelo01vQsLQrCny33JqHE0M1EdnK-Wdn-G9wBDpe4gHXSU (dernière consultation le 02/05/2020)

[4] Voltaire, op. cit.

[5]Ibid., p. 243

[6] « Souvenez-vous de Limerick ! », en référence au traité de Limerick de 1691 qui oblige les catholiques irlandais à quitter leur pays à la suite de la défaite contre les Anglais protestants.

[7] LEVOT Prosper-Jean, Biographie bretonne, Recueil de notices sur tous les bretons qui se sont faits un nom, vol. 2, Paris, 1857, 983 p., p. 816, [en ligne] https://books.google.fr/books?id=J8Zi0BU_gcIC&pg=PA1&hl=fr&source=gbs_toc_r&cad=4#v=onepage&q&f=false (dernière consultation le 02/05/2020)

[8] Valfons, Souvenirs du marquis de Valfons, Paris, 1860, 428 p., p. 141, [en ligne] https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k368069.texteImage (dernière consultation le 02/05/2020)

[9] Voltaire, op. cit., p. 308

[10]Ibid., p. 218