Presque tout le monde connaît, du moins de nom, l’invraisemblable stratagème d’Ulysse, chef des Grecs, pour entrer dans la cité de Troie et s’en emparer lors de la guerre éponyme. Le fameux Cheval de Troie est entré dans la légende. Or, certains grands chefs de guerre ont parfois réalisé des exploits semblables à celui d’Ulysse…
Nous sommes en 1373. La guerre de Cent Ans bat son plein. C’est le temps des bandes qui parcourent les routes de France, de Guyenne et d’Aquitaine en quête de butin et de villes à s’emparer pour les rançonner. Parmi ces bandes, certaines agissent au nom de leur roi. Du côté anglais, c’est avant tout les compagnies de Robert Knolles, l’homme de confiance du roi Edouard III, qui, en 1370, ont ravagé les villes de Calais, Arras, Troyes avant d’échouer devant les remparts de Paris.
Chez les Français, nous avons le fameux Bertrand Du Guesclin qui est, alors, dans la plus belle partie de sa carrière. Âgé d’environ 52 ans, Du Guesclin est devenu, grâce à ses exploits répétés, l’officier numéro un du roi de France Charles V, qui ne compte plus que sur quelques hommes comme lui pour réaffirmer le pouvoir royal dans une France détruite par les continuelles chevauchées anglaises, françaises ou encore des seigneurs de Bretagne.

En 1372, Du Guesclin prend une part très active dans la reconquête du Poitou, une région qui avait été cédée aux Anglais depuis la terrible défaite de Poitiers en 1356. S’emparant des villes les unes après les autres, comme Thouars, il réduit toujours plus l’espace occupé par les Anglais, qui se replient notamment à l’abri des épais remparts de Niort.
Du Guesclin, revenu à la cour du roi à Paris durant l’hiver 1372-1373, annonce que la campagne prochaine sera la bonne. En effet, accompagné par environ 1400 gens d’armes, il brusque les choses dès le mois de mars 1373 et prend la route de Niort par le sud. Plusieurs grands nobles poitevins, comme Aimery de Rochechouart ou Renaut de Vivienne, l’ont rejoint : la région est plutôt favorable aux Français. Néanmoins, les Anglais s’appuient sur de puissantes forteresses.
Objectif premier pour Du Guesclin : le château de Chizé à 28 km au sud de Niort. Installant son camp devant cette forteresse, il fait établir des palissades pour empêcher toutes velléités ennemies de tirer d’affaires ce château. Pourtant, de nombreuses troupes anglaises accourent pour secourir Chizé. Le 21 mars 1373, jugeant le moment opportun, Du Guesclin fait abattre ses palissades de bois et quelque 200 hommes de la garnison de Chizé, en couverture, livrent bataille aux forces anglaises qui sont écrasées par l’ardeur des Français. Le château de Chizé préfère alors se rendre immédiatement et Du Guesclin marque un point important dans la conquête du pays niortais. Jouant les grands princes, il renvoie alors la garnison prisonnière à Bordeaux, ville anglaise, mais prend soin de conserver un grand nombre de leurs pièces d’habillement et d’équipement…

Du Guesclin approche maintenant de Niort. Il connaît bien cette ville pour y avoir été retenu prisonnier en 1364 par les Anglais alors qu’il avait été capturé lors de la défaite d’Auray. La sachant bien défendue et voyant ses gens d’armes diminués par la bataille de Chizé, il sait qu’un siège en règle de Niort lui en coûterait beaucoup et hypothèquerait le reste de sa campagne.
Il tente alors un coup fameux : il fait habiller ses hommes avec toutes les pièces d’habillement récupérées et donne l’allure de soldats parfaitement anglais à plus de 200 des siens volontaires pour ce dangereux stratagème. Ces hommes se présentent alors devant la porte de Niort affirmant être des soldats anglais venant d’affronter du Guesclin à Chizé. Le pont-levis s’abaisse, la porte s’ouvre et le miracle du Cheval de Troie se reproduit ! Les soldats déguisés désarment les gardes et ouvrent les portes pour que Du Guesclin et le reste des siens se précipitent dans Niort, au prix de pertes minimes en regard des défenses de la ville. Ainsi, Du Guesclin a préservé ses gens d’armes et peut immédiatement repartir en campagne, pour reprendre un à un les châteaux du Poitou et réaffirmer le pouvoir du roi de France sur cette province.
Autre contexte, autre méthode… En 1806, la Prusse se fait fort de vaincre seule la France de Napoléon sans attendre l’arrivée de renforts russes et le soutien britannique. Début octobre, les deux armées se font face sur la frontière du Rhin et, le 10, les Français traversent la frontière pour devancer les armées prussiennes. Moins de cinq jours plus tard, les deux principales armées ennemies ont été anéanties et leurs débris refluent vers Berlin, vers l’est et donc en direction des Russes.
Une poursuite s’engage, terrible, implacable, réalisée notamment par les divisions de cavalerie du maréchal Murat. Au milieu de ces soldats français, une brigade se distingue tout particulièrement : c’est celle du légendaire général Antoine-Charles de Lasalle formée des 5e et 7e hussards, environ 500 cavaliers. Absente lors des grandes batailles décisives de mi-octobre, cette brigade s’illustre en anéantissant les Prussiens en retraite lors de multiples combats comme celle de Zehdenick le 26 octobre, ou de Prenzlow le 28.
Le 29 octobre, dans l’après-midi, la brigade de Lasalle arrive à l’embouchure du fleuve Oder, sur une prise trop grosse pour elle : la forteresse de Stettin. Pourvue de 160 pièces de canon, d’une garnison de près de 6000 hommes, de magasins considérables pour plusieurs semaines, elle est imprenable. Spécialement pour une brigade de cavalerie de 500 cavaliers légers ne disposant en tout pour tout comme artillerie que d’un caisson de munitions… Ce n’est pourtant pas l’avis du général Lasalle.
Alors que les Français se mettent en place devant la ville de Stettin, le gouverneur prussien les fait accueillir à coups de canon et les murs de la cité tremblent des déflagrations en direction des Français. Peine perdue puisque ces derniers savent éviter ces malheureux boulets en se retirant sur de faibles hauteurs. Lasalle réfléchit : cette canonnade semble l’avoir mise au défi… Comment faire ?

Lasalle, qui n’en est pas à un coup de bluff près dans sa carrière, décide d’en monter un particulièrement fameux et invraisemblable. Il donne ordre de faire traîner dans tous les sens possibles son seul caisson d’artillerie sur les hauteurs pour faire le plus de poussière possible et, ainsi, faire croire à l’installation de nombreuses batteries d’artillerie. Ensuite, il masque ses cavaliers et attend la nuit.
Pendant ce temps, il a envoyé l’un de ses colonels à Stettin pour parlementer, non pas en son nom mais en celui du maréchal Murat, pour faire croire que ce ne sont pas 500 cavaliers qui cernent la ville mais plutôt les près de 10 000 hommes de l’avant-garde de Murat. Ayant fait le plus de bruit possible durant l’après-midi et fait même allumer des feux de bivouac factices, il se retire dans un petit hameau pour y débuter une partie de cartes avec ses officiers en attendant que son stratagème marche.
C’est alors que le colonel envoyé parlementer revient avec une réponse du gouverneur prussien : il semble hésiter à capituler aussi vite… La réponse de Lasalle est violente : « Retournez sur-le-champ à Stettin et dites ceci à votre vieille patraque de gouverneur : si demain matin, à 8 heures, la capitulation n’est pas exécutée, la ville sera bombardée, prise d’assaut, la garnison passée au fil de l’épée et la ville livrée au pillage pendant 24 heures. J’attends. »[1]. Il est près de deux heures du matin et, cette fois-ci, le message passe : le gouverneur décide de capituler. En parallèle, Lasalle a expédié en catastrophe un messager pour que Murat lui envoie ne serait-ce qu’un régiment d’infanterie avec du canon pour le lendemain 8 heures. Les renforts arriveront-t-ils à temps avant que les Prussiens ne se rendent compte de la supercherie ?
Sonnent 8 heures et toujours pas signe de l’infanterie alors que les Prussiens se préparent à sortir de Stettin ! À 8h30, un premier régiment d’infanterie français arrive avec deux canons : ouf ! Il était temps ! Les Prussiens commencent à défiler. Ils ont respecté les ordres de Lasalle et ont armé leurs fusils avec des pierres en bois en remplacement des pierres classiques (le fusil est chargé à blanc). Mais, peu à peu, à mesure qu’ils sortent, ils se rendent compte qu’ils ont été trompés et un nombre important d’entre eux, ne pouvant se servir des fusils, essaye de faire du chahut et de revenir dans Stettin. Lasalle ordonne vite à ses hussards de charger cette masse en frappant leurs têtes avec le plat du sabre…
Le calme revient vite et, vers 11 heures, toute la garnison est prisonnière de guerre : 6000 Prussiens capturés par 500 cavaliers soutenus par environ 1200 fantassins en renfort ! Midi arrive et voilà le maréchal Murat qui paraît devant les portes de Stettin avec ses divisions de cuirassiers et l’infanterie de corps du maréchal Lannes. Le coup de bluff de Lasalle a marché. La poursuite infernale de l’armée prussienne peut continuer.
Troisième exemple qui montre que la France n’est pas mauvaise au jeu du bluff : la capitulation du fort de Koufra dans le désert de Libye en mars 1941. En février de cette même année, le colonel Philippe Leclerc de Hautecloque est mis à la tête du premier embryon de la nouvelle armée française libre, formée à partir des troupes du Tchad et du Gabon. L’idée est d’envahir le sud de la Libye pour en chasser les Italiens et, ainsi, former une tête de pont pour donner la main aux Britanniques depuis l’Égypte. Leclerc emmène donc environ 400 soldats qui ont choisi de rejoindre la France Libre au Gabon : des tirailleurs sénégalais principalement, des officiers européens volontaires, des méharistes et quelques spécialistes artilleurs… Ils apportent avec eux peu de matériel lourd, seulement deux canons de montagne de 75 mm et deux auto-blindés.

Après de nombreux combats préliminaires dans le désert, Leclerc arrive, avec moins de 300 hommes, le 18 février 1941, devant le fort de Koufra défendu par environ 350 Italiens, solidement retranchés et lourdement armés avec des mitrailleuses lourdes. Que faire ? Il faut agir vite car Leclerc sait qu’une colonne italienne d’auto-blindés lourds patrouille non loin et peut le piéger à tout instant. Le temps presse… Leclerc ne dispose plus que d’un canon de 75 mm de montagne utilisé par le lieutenant Ceccaldi et de quelques mortiers de 81 mm. Insuffisant pour intimider la garnison.
Alors, Leclerc qui veut absolument ce premier grand succès pour les Français Libres répète Lasalle à Stettin. Il donne l’ordre au lieutenant Ceccaldi de faire tirer sa seule pièce de 75 mm de 20 à 30 coups par jour, à chaque fois d’un endroit différent, pour donner l’illusion d’une artillerie de campagne nombreuse. Ceccaldi, brillant artilleur avec un coup d’œil fameux, y gagne le nom d’Artilleur de Koufra. Pendant ce temps, la petite vingtaine de camions de Leclerc reçoit l’ordre de rouler dans tous les sens sur les dunes autour de Koufra, pour faire soulever autant de poussière que possible et donner l’impression de l’arrivée de nombreuses colonnes de troupes. Même la nuit, le stratagème doit être poursuivi et les camions doivent rouler grands feux ouverts pour que les Italiens les voient bien.
Parallèlement, des groupes commandos de tirailleurs sénégalais avec leurs officiers français de la Coloniale organisent un intense harcèlement grâce à l’utilisation de mortiers, dans le but d’empêcher les Italiens de dormir par des attaques simulées en plusieurs endroits. En quelques jours de ce traitement, le moral des Italiens et de leurs troupes supplétives libyennes s’effondre et, le 28 février, le commandant italien décide d’entrer en négociations. Espérant faire traîner les choses en longueur, il est confronté au jeu de Leclerc qui, par une très savante intimidation psychologique[2], arrive à obtenir ce qu’il veut. Mais laissons plutôt le lieutenant Ceccaldi raconter lui-même la fin du siège de Koufra :
Les tirs de harcèlement ont eu des coups heureux. L’un d’eux a traversé les murs du Cercle des officiers, éclate dans la popote ; un autre a éclaté dans le magasin où les officiers s’étaient réfugiés ; un troisième a coupé la drisse du mât des couleurs, jetant le drapeau à terre. Ce fut le signal de la fin. Le 1er mars, je voyais dans mes jumelles un grand drap blanc flotter au bout d’une perche. J’en avisais le colonel qui, avec sa fougue coutumière, se rendit au fort dont il exigea l’ouverture des portes et le rassemblement du personnel. Les Italiens subjugués obéissent. Dans l’après-midi, je suis convoqué au fort où les Italiens voulaient paraît-il voir l’artilleur, je tombe sur une brochette d’officiers en tenue impeccable : bottes noires, capotes noires doublées de rouge, jetées sur les épaules… C’est très beau ! Ils n’étaient pas là pour moi bien sûr, mais mon arrivée, face à eux, fit tout de même impression. J’étais pieds nus, en mauvais tricot kaki, un chèche sur la tête et pas rasé. Après une dernière prise d’armes, nous avons repris la route du sud avec nos prisonniers.[3]
Ainsi, le 1er mars, à 14 heures, la garnison italienne sort du fort et Leclerc pouvait inscrire le nom de Koufra sur le drapeau vierge de victoires des premières troupes de la France Libre.
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Bibliographie
CECCALDI Roger, « L’Artilleur de Koufra », dans Revue de la France Libre, n°274, Paris, Fondation de la France libre, 1991, [en ligne] https://www.france-libre.net/koufra-souvenirs/ (dernière consultation le 07/12/2022)
CURÉLY Jean-Nicolas, Itinéraire de la vie d’un cavalier léger de la Grande Armée (1793-1815), Strasbourg, Livre Chez Vous, 1999, 434 p.
DUPONT Marcel, Nos vieux houzards, Paris, Berger-Levrault, 1933, 187 p.
ROMÉO Raphael, « Mars 1941 : Le Serment de Koufra ou la naissance de l’armée française libre », Saint-Pierre du Mont, UNC section Montoise, 2018
THIBAUDEAU Antoine-René, Histoire du Poitou, 3 vol., Niort, Robin, 1839-1840
[1] DUPONT Marcel, Nos vieux houzards, Paris, Berger-Levrault, 1933, 187 p.
[2] Il use de négociations, ponctuées de bombardements, d’irruption forcée dans le camp adverse pour négocier, de discours alternant la menace et les compliments envers les officiers italiens.
[3] CECCALDI Roger, « L’Artilleur de Koufra», dans Revue de la France Libre, n°274, Paris, Fondation de la France libre, 1991, [en ligne] https://www.france-libre.net/koufra-souvenirs/ (dernière consultation le 07/12/2022)