Chute de l'empire assyrien

La chute de l’empire assyrien

Au VIIe siècle avant notre ère, la puissance assyrienne connut son apogée : le redoutable empire[1] du dieu Aššur[2] avait imposé son joug dans tout le Proche-Orient, des contreforts du Zagros à la côte levantine. Sous le règne d’Aššurbanipal (669-627 av. J.-C.), l’empire atteignit son zénith. Le « roi des quatre régions », comme le désignent les inscriptions royales[3], ne semblait souffrir de la concurrence sérieuse d’aucun autre souverain, de même qu’aucun État ne paraissait pouvoir rivaliser avec la force armée de l’Assyrie.

Pourtant, à la fin du siècle, l’empire assyrien n’était plus. Le nouvel empire néo-babylonien, récupérant à son profit les anciens territoires assyriens, substitua sa domination sur le Proche-Orient à celle de l’Assyrie. Cette chute brutale et inattendue de l’empire assyrien peut, au premier abord, sembler choquante et inexplicable : comment un empire aussi puissant put-il s’effondrer aussi rapidement, au lendemain de son apogée ? De plus, comment les Assyriens purent-ils succomber aux attaques des Babyloniens, auxquelles ils étaient si accoutumés ? Des failles se cachaient en réalité derrière la façade de l’invincibilité assyrienne. C’est ce que nous essaierons ici de mettre en relief en retraçant les dernières années de l’empire du dieu Aššur.

Les faiblesses dissimulées d’un empire à son apogée

Un des phénomènes qui put fragiliser l’empire est le paradoxe lié à son expansion. En effet, même si l’empire assyrien dominait le Proche-Orient, cela ne jouait pas toujours en sa faveur : le contrôle du territoire restait un enjeu permanent. De cette nécessité de gérer les espaces soumis, naquit une administration méticuleusement organisée afin de maintenir la communication entre le cœur de l’empire et les périphéries. Il s’agissait également d’établir un relais pour l’autorité royale dans ces territoires éloignés, s’incarnant dans la figure du gouverneur de province.

Au fil de l’expansion territoriale, cette organisation devint alors extrêmement coûteuse à l’empire[4], particulièrement ce qui retournait de la gestion des anciens royaumes et cités-États directement intégrés en tant que provinces. Les rois assyriens cherchèrent pourtant, pour cette raison, à éviter la provincialisation : en privilégiant d’abord la vassalisation, puis, en cas de révolte des vassaux, en remplaçant le roi hostile à l’Assyrie par un roi fantoche, pro-assyrien.

Outre ce coût de la provincialisation, peu rentable pour l’empire, s’ajoutait également le problème de l’éloignement. L’empire assyrien, au paroxysme de son expansion territoriale, n’avait plus les moyens pratiques d’assurer le respect de l’autorité royale dans toutes ses périphéries. Plus un territoire est éloigné du cœur de l’empire, plus la désobéissance est aisée, ce qui est valable pour tout grand régime. Sennachérib (704-681 av. J.-C.) dut ainsi consacrer une bonne partie de son règne à réprimer des révoltes dans les régions occidentales sous domination assyrienne.

Néanmoins, l’expansion territoriale restait un des fondements idéologiques de l’empire assyrien, intrinsèquement liée à la fonction royale. En effet, il demeurait avant tout l’empire du dieu Aššur, protecteur de la cité éponyme qui vit croître la puissance assyrienne au cours du premier millénaire avant notre ère. Le roi assyrien avait pour devoir d’étendre son territoire au nom de son dieu, sinon, il ne méritait pas le titre de grand roi.

L’expansion de l’empire assyrien : carte des évolutions territoriales entre 921 et 627 av. J.-C.
L’expansion de l’empire assyrien : carte des évolutions territoriales entre 921 et 627 av. J.-C., World History Encyclopedia,

Dans le cadre de leurs conquêtes, les rois assyriens eurent recours à des pratiques qui, sur le long terme, affaiblirent l’empire, la plus notable étant celle des déportations croisées. Les Assyriens déportaient massivement les habitants des territoires vaincus : à chaque tentative de rébellion, une part conséquente de la population locale était envoyée de part et d’autre de l’empire. Ces populations pouvaient être transportées là où une forte main-d’œuvre était nécessaire, notamment dans le cadre des constructions de palais ou des travaux agricoles. Elles pouvaient aussi être déplacées dans une autre région ayant subi des déportations, afin de combler le manque démographique : c’est en cela que consistaient les déportations croisées.

Initialement, ces dernières permettaient, en effet, d’amoindrir le risque de soulèvements. Les populations envoyées le plus loin possible de leur région d’origine étaient déracinées et elles se trouvaient, de surcroît, mêlées à d’autres peuples qui leur étaient parfaitement étrangers. Toutefois, cela eut des conséquences sur le long terme, avec la dilution de la population assyrienne et la mise en contact de groupes hostiles à l’empire assyrien.

En outre, certaines régions ne furent jamais réellement pacifiées : la Babylonie constitue l’exemple le plus frappant en la matière. Les Babyloniens n’acceptèrent jamais le joug de leurs voisins septentrionaux. Les campagnes vers la Babylonie s’affichent comme un véritable leitmotiv dans les sources assyriennes, étant donné que la paix avec cette région n’allait que rarement au-delà d’une période de calme entre deux révoltes babyloniennes. Si une partie de la population urbaine de Babylonie put se montrer favorable au pouvoir assyrien, les populations tribales chaldéennes et araméennes, à l’inverse, se montraient souvent plus hostiles à l’égard de l’Assyrie[5].

Cependant, les rois assyriens persévérèrent dans leurs tentatives pour contrôler la Babylonie : la région représentait un enjeu économique trop conséquent pour être abandonnée. Déjà sous Salmanazar III (858-824 av. J.-C.), les Assyriens manifestaient de l’intérêt pour la Babylonie et y lancèrent des campagnes, prétextant venir en aide au roi babylonien et réprimer les soulèvements des Chaldéens[6]. Les souverains assyriens menèrent toutes sortes de politiques pour pacifier cette région, en particulier les Sargonides[7]. Sargon II (722-705 av. J.-C.) et son fils Sennachérib (704-681 av. J-C.), choisirent de s’imposer par la force en Babylonie. En 691 av. J.-C, une guerre sans précédent éclata après que les Babyloniens ont livré le fils de Sennachérib aux Élamites[8], alors que le roi assyrien l’avait établi sur le trône babylonien. Au début des années 680 av. J.-C., Sennachérib mit à sac et détruisit complètement Babylone.

Assarhaddon (680-669 av. J.-C.), qui succéda à Sennachérib, mena une politique diamétralement opposée à celle de son père, cherchant la réconciliation et entreprenant la reconstruction de Babylone. Afin de prévenir les querelles de succession, Assarhaddon choisit Aššurbanipal pour lui succéder sur le trône d’Assyrie, mais nomma son autre fils Šamaš-šumu-ukin roi de Babylone. Ainsi, Assarhaddon pensait faire d’une pierre deux coups et assurer la continuité des bonnes relations entre l’Assyrie et la Babylonie. Malheureusement, le règne d’Aššurbanipal ne se déroula pas comme son père l’avait prévu.

Orthostate représentant Sargon II et un haut dignitaire (peut-être son fils Sennachérib), palais de Dur-Šarrukin (Khorsabad), fin du VIIIe siècle av. J.-C., conservé au musée du Louvre
Orthostate représentant Sargon II et un haut dignitaire (peut-être son fils Sennachérib), palais de Dur-Šarrukin (Khorsabad), fin du VIIIe siècle av. J.-C., conservé au musée du Louvre, musée du Louvre,

Problèmes de succession et fragilisation de l’autorité royale assyrienne

Si le règne d’Aššurbanipal incarne la période de zénith de l’empire assyrien, il fut néanmoins marqué par un événement qui affecta profondément le pouvoir royal : une guerre civile l’opposant à son frère Šamaš-šumu-ukin. Ce dernier, occupant le trône de Babylonie, se révolta contre son frère en 652 av. J.-C., entre autres à cause du manque de réactivité du roi assyrien qui ne vint pas en aide à la Babylonie lorsque celle-ci fut attaquée par les Élamites. Cette guerre de quatre ans, dont Aššurbanipal sortit victorieux, raviva les tensions séculaires entre l’Assyrie et la Babylonie, et avec elles les velléités nationalistes des Babyloniens[9]. Bien que le règne du roi babylonien Kandalanu (647-627 av. J.-C.) apaisa les relations entre les deux partis, Aššurbanipal avait tout de même perdu la considération nécessaire pour que les Babyloniens renonçassent à leurs revendications.

L’autorité royale assyrienne se fragilisait alors progressivement. D’autant plus que lors de ses dernières années de règne, Aššurbanipal n’était plus que l’ombre du grand roi assyrien qu’il fut : son état de santé ne lui permettait apparemment plus de tenir sa fonction de souverain[10]. Il est fort probable qu’entre 630 et 627 av. J.-C., le pouvoir fut en réalité exercé par son fils aîné, Aššur-etel-ilani[11], largement assisté en raison de son jeune âge par Sîn-šum-lešir, qui était à la tête du commandement des eunuques[12].

Si la situation était déjà loin d’être idéale pour l’empire assyrien, elle atteignit un point de non-retour en 627 av. J.-C. Une succession d’événements fâcheux déstabilisa l’Assyrie, mais également la Babylonie. Aššurbanipal mourut. Au sud, les Babyloniens perdirent également leur roi Kandalanu. Avec la mort de ces deux personnages s’évanouirent également la paix et les relations cordiales entre l’Assyrie et la Babylonie.

Relief du palais d’Aššurbanipal à Ninive représentant des prisonniers babyloniens versant un tribut, VIIe siècle av. J.-C.,  British Museum
Relief du palais d’Aššurbanipal à Ninive représentant des prisonniers babyloniens versant un tribut, VIIe siècle av. J.-C.,
British Museum, Wikimedia Commons,

Quant à Aššur-etel-ilani, il décéda également avant la fin de l’année 627, dans des circonstances, au demeurant, assez étranges. Sîn-šum-lešir s’afficha particulièrement suspect : l’hypothèse de l’assassinat d’Aššur-etel-ilani peut être prise en considération[13], d’autant plus que la mort de l’héritier désigné d’Aššurbanipal laissa le champ libre à Sîn-šum-lešir pour accaparer le pouvoir. En effet, Sîn-šum-lešir parvint à monter sur le trône, ce qui, en tant qu’eunuque, fit de lui un cas unique dans l’histoire de l’Assyrie.

Cette situation ne plut pas à Sîn-šar-iškun, un autre fils d’Aššurbanipal, considérant cette prise de pouvoir par un homme extérieur à la famille royale comme une usurpation. Les négociations entre les deux protagonistes échouèrent et une guerre éclata autour de la revendication du trône. Sîn-šar-iškun, qui demeurait en Babylonie au moment où ces évènements eurent lieu, trouva, dans un premier temps, un allié auprès du général babylonien Nabopolassar. En moins d’un an, après des revers des deux côtés et malgré des difficultés à stabiliser la situation dans certaines villes de Babylonie, Sîn-šar-iškun et Nabopolassar l’emportèrent sur Sîn-šum-lešir. Sîn-šar-iškun devint alors le nouveau roi d’Assyrie et mit à mort l’usurpateur.

Mais l’alliance entre Sîn-šar-iškun et Nabopolassar vola en éclats dès 626 av. J.-C., ce qui s’explique principalement par l’instabilité de la Babylonie depuis la mort de Kandalanu l’année précédente. Le nationalisme babylonien atteignait son paroxysme à ce moment. Nabopolassar revendiqua le trône babylonien et se proclama roi. Se retournant contre Sîn-šar-iškun, il entra en guerre contre son ancien allié avec la ferme intention de libérer la Babylonie du joug assyrien, cette fois de manière définitive.

Cylindre relatant les travaux entrepris par Nabopolassar concernant les murs de Babylone, fin du VIIe siècle av. J.-C., British Museum, Wikimedia Commons,

Une rébellion qui tourne mal

La motivation première des Babyloniens n’était pas de renverser le roi assyrien, ni même d’étendre leur territoire aux dépens de l’Assyrie[14]. Au commencement, cette guerre avait tout ce qu’il y a de plus habituel dans le contexte des relations entre l’empire assyrien et la Babylonie : les Babyloniens cherchaient à s’émanciper de l’autorité assyrienne et à recouvrer leur indépendance. Il s’agissait là d’un antagonisme qui durait depuis plusieurs siècles. Cette nouvelle guerre n’était donc pas perçue différemment des autres à ses débuts[15]. La période allant de la fin des années 620 jusqu’à 616 av. J.-C. reste peu documentée, ce qui ne permet pas de restituer précisément le début du conflit, ni même de dater exactement son commencement. Toutefois, il semblerait que, dès 625 av. J.-C, le roi assyrien mena des campagnes annuelles en Babylonie dans le but de réprimer le soulèvement de Nabopolassar. Sîn-šar-iškun persista de cette manière jusqu’en 620 av. J.-C., dans une logique offensive caractéristique des Assyriens. Cependant, Nabopolassar résista et le roi assyrien ne parvint pas à reprendre la région.

L’objectif des Babyloniens fut d’abord de couper l’Assyrie de ses alliés en rendant la communication impossible. Cette lutte pour isoler l’ennemi marqua, en quelque sorte, la première grande phase de la guerre qui conduisit à la chute de l’empire assyrien : elle prit place entre 616 et 612 av. J.-C.[16]. Cette stratégie des Babyloniens visait à sécuriser leur territoire et à s’assurer que les Assyriens ne fussent pas en mesure de lancer des campagnes de grande ampleur dans la région[17].

Si, au début des hostilités, Nabopolassar se montrait encore ouvert aux négociations, les échanges diplomatiques se tendirent radicalement aux alentours de 616 av. J.-C. : le roi babylonien n’accepta plus les compromis, la priorité demeurait la protection de la Babylonie. Pour cela, chasser les Assyriens et contrôler le moyen Euphrate pour en faire une zone-tampon s’imposait comme le nouvel objectif de Nabopolassar, qui s’apprêtait à porter la guerre sur le territoire assyrien. Deux percées vers le Moyen Euphrate furent entreprises par Nabopolassar en 616 av. J.-C. : l’une passant par l’Ouest et la région du Sūhu, l’autre par l’Est en ayant pour objectif de s’emparer d’Arrapha. Nabopolassar l’emporta sur les troupes assyriennes à Gablīni au printemps 616 et obtint ainsi la mainmise sur un territoire qui fut longtemps une grande frontière fortifiée de l’empire assyrien. Malgré les tentatives de poursuite engagées par les Assyriens et leurs alliés égyptiens à la fin de l’été 616, les Babyloniens restèrent maîtres du territoire et contrôlaient alors un des principaux axes de communications ouest-est.

Au printemps 615 av. J.-C., la menace babylonienne pesait sur la ville d’Aššur, capitale et centre religieux de l’empire. Les troupes de Nabopolassar mirent le siège devant la ville. Cependant, Aššur résista et Nabopolassar se retira. Si jusque-là les campagnes babyloniennes n’étaient pas encore décisives, la fin de l’année 615 marqua le début d’un nouveau tournant dans la guerre, cette fois désastreux pour l’empire assyrien.

Carte des principales villes assyriennes, Sémhur, Wikimedia Commons,

L’arrivée des Mèdes et l’évolution du genre de la guerre

L’arrivée de contingents mèdes influença radicalement le cours des événements à partir de la fin de l’année 615 av. J.-C. Ces troupes de cavalerie, issues d’une fédération de tribus mèdes, commencèrent à attaquer l’Assyrie en prenant les capitales pour cibles. Cette arrivée inopinée surprit les belligérants, mais les Babyloniens trouvèrent rapidement en ces guerriers l’allié vital pour compenser l’infériorité numérique de leurs effectifs. Nabopolassar se rallia donc à Cyaxare, le chef des troupes mèdes.

Jusqu’en 612 av. J.-C., Nabopolassar et Cyaxare s’attelèrent à couper l’empire assyrien de ses points d’appui principaux et à l’isoler de ses alliés occidentaux. Les capitales assyriennes entrèrent rapidement dans la ligne de mire des Babyloniens et des Mèdes. Aššur fut assiégée par ces derniers (que les Babyloniens rejoignirent tardivement) en 614 av. J.-C., et la ville finit par tomber au bout de trois mois. Durant la mise à sac de la cité, de nombreux reliefs représentant les rois assyriens furent martelés par les Mèdes. Bien qu’étant une capitale moins importante à cette époque, Aššur restait un centre culturel et spirituel extrêmement important et continuait d’incarner le cœur de l’empire du dieu Aššur. Sa chute eut un retentissement conséquent dans tout le Proche-Orient.

En 612 av. J.-C., Ninive subit le même sort : les Babyloniens et les Mèdes mirent le siège devant la grande capitale. Les Scythes[18] se seraient alors également joints à la coalition anti-assyrienne[19]. Les Assyriens ne parvinrent pas à résister et la ville tomba en août 612, après six longs mois de siège. Sîn-šar-iškun mourut à ce moment, probablement durant la chute de sa capitale. Aššur-uballit II lui succéda, régnant à présent sur un empire gravement affaibli et en train de se désagréger. Au lendemain de cet évènement, les Assyriens ne pouvaient plus vraiment escompter retourner la situation à leur avantage.

Nabopolassar avait donc atteint son objectif : l’empire assyrien, privé de ses principaux points d’appui, demeurait à présent isolé. Mais la guerre ne touchait pas encore à sa fin : l’empire assyrien n’était pas définitivement vaincu, malgré la chute décisive de sa grande capitale. Le conflit entrait alors dans sa deuxième phase[20], consistant en l’occupation systématique des territoires de l’Est et la concentration des efforts militaires autour de la dernière capitale, Harran.

Les Mèdes se trouvèrent ainsi au cœur des événements les plus marquants de la guerre. Ils participèrent activement aux sacs des grandes capitales et jouèrent un rôle important dans la stratégie visant l’isolement de l’Assyrie. Aššur et Ninive furent particulièrement touchées par des destructions d’une ampleur inhabituelle. Les sources babyloniennes, y compris certaines bien postérieures datant du règne de Nabonide (556-539 av. J.-C.), relatent le choc des Babyloniens face aux destructions causées par les Mèdes[21]. Néanmoins, si les Mèdes furent effectivement responsables d’une bonne partie de celles-ci, les Babyloniens ne furent pas non plus en reste : il s’agissait probablement d’une manière de se dédouaner partiellement de ces dégâts sans précédent, alors même que les temples et lieux spirituels furent gravement touchés[22]. Cette guerre demeure malgré tout marquée par l’intensité inhabituelle des violences et destructions : œuvre des Mèdes ou déchaînements liés à une soif de revanche ? Le doute perdure.

Alors que la guerre prenait une autre tournure et que les Babyloniens commençaient à occuper systématiquement les territoires vaincus, les Mèdes ne témoignèrent toutefois pas de volonté de prendre le contrôle de ces régions : il s’agissait d’un nouvel objectif uniquement pour les Babyloniens. Cyaxare et ses troupes cherchaient surtout à infliger des dommages à l’Assyrie[23]. En un sens, cela peut aussi expliquer l’ampleur des destructions puisque, par la suite, les Mèdes ne comptaient pas récupérer ces territoires. Les motivations des Mèdes dans ce conflit restent relativement méconnues, étant donné qu’il ne subsiste pas de sources documentant les relations entre les Mèdes et l’Assyrie durant les années précédant le conflit[24]. La dernière capitale assyrienne, Harran, tomba en 610 et fut également mise à sac. Après cela, les Mèdes rentrèrent chez eux.

La fin de l’empire assyrien : une guerre mal anticipée ?

Relief représentant un char et des guerriers assyrien, palais d’Aššurbanipal, Ninive, VIIe siècle av. J.-C., musée du Louvre
Relief représentant un char et des guerriers assyrien, palais d’Aššurbanipal, Ninive, VIIe siècle av. J.-C., musée du Louvre, Wikimedia Commons,

En 610 av. J.-C., la fin de l’empire assyrien était proche : Aššur-uballit II luttait désespérément pour la survie de l’empire, qui s’effondra définitivement l’année suivante. Dès que les Assyriens furent « hors-jeu », l’Égypte saïte[25] de Néchao II (610-595 av. J-C.) et le nouvel empire néo-babylonien, qui se faisaient désormais face, s’opposèrent pour la domination des territoires occidentaux auparavant soumis à l’Assyrie. Harran fut brièvement récupérée en 609 par les anciens alliés égyptiens des Assyriens. À partir de 607 av. J.-C., les Babyloniens concentrèrent leurs efforts sur la partie occidentale de l’empire et sur les dernières poches de résistances assyriennes. Ils finirent par chasser les Égyptiens de la région en 605 av. J.-C., en l’emportant lors de la bataille de Karkémiš. À partir de 605 av. J.-C., Nabuchodonosor II (605-562 av. J.-C.) s’attela à achever l’œuvre de Nabopolassar en continuant la lutte contre les Égyptiens au Levant, région qui resta disputée jusqu’à la fin des années 600 av. J.-C. Les Saïtes finirent par abandonner leurs possessions levantines aux Babyloniens.

Le déroulé des évènements peut donner l’impression que les Assyriens ont été tout bonnement terrassés par les Babyloniens et leurs alliés, notamment avec la chute successive des grandes capitales assyriennes. Pourtant, les Assyriens menèrent des offensives contre les Babyloniens et leur infligèrent de sérieux revers, en particulier au début de la guerre. Toutefois, l’empire assyrien n’avait jamais réellement instauré de stratégie défensive. La manière dont les Assyriens envisageaient la guerre pourrait ainsi apparaître comme un des éléments explicatifs de la chute de l’empire, qui empêcha l’Assyrie d’anticiper correctement l’ultime guerre contre la Babylonie[26].

Dès le XIe siècle av. J.-C., les Assyriens forgèrent leur empire au travers d’une politique offensive : il s’agissait d’attaquer les ennemis potentiels avant que leur puissance ne supplante celle de l’Assyrie et que le royaume soit contraint de se soumettre[27]. Au Xe siècle av. J.-C., l’Assyrie déplora de lourdes pertes qui réduisirent drastiquement l’emprise territoriale assyrienne. Le siècle suivant fut celui de la reconsolidation de la puissance de l’empire et des grandes conquêtes : Aššurnaṣirpal II (883-859 av. J.-C.) et Salmanazar III (858-824 av. J.-C.) jouèrent en cela un rôle crucial. Pour asseoir leur domination sur le Proche-Orient, les rois assyriens effectuaient annuellement ce qui serait assimilable à des promenades militaires pour lever les tributs dus par les vassaux et éventuellement pour recadrer les royaumes et cités-États infidèles. En d’autres termes, les Assyriens assuraient la défense de leur territoire en adoptant une posture offensive face aux menaces potentielles. Cela était également valable dans le cadre des conflits avec la Babylonie, avec des campagnes régulières sur le territoire pour réprimer les tentatives de révoltes.

Ainsi, ce nouveau conflit avec la Babylonie n’étant pas perçu différemment des précédents, Sîn-šar-iškun a opté pour la stratégie offensive habituelle, car cela semblait suffisant pour protéger l’empire du soulèvement de Nabopolassar. D’autre part, la stratégie assyrienne demeurait très bien connue des Babyloniens (mais aussi des Mèdes), du fait des guerres récurrentes contre leurs voisins du Nord[28], ce qui a également pu jouer en la défaveur de ces derniers. En outre, les Babyloniens parvinrent cette fois à porter le conflit sur le territoire assyrien : n’ayant pas de stratégie défensive efficace, cela précipita la chute de l’empire qui perdit successivement les précieux points d’appui qu’il possédait dans ses capitales.

De plus, l’Assyrie ne put véritablement compter sur de fidèles alliés pour l’épauler dans cette guerre. En premier lieu, certains territoires sous domination assyrienne ne cherchèrent absolument pas à résister face aux Babylonien, voyant leur arrivée comme une potentielle libération du joug assyrien : ce fut notamment le cas du Suhū qui livra immédiatement un tribut[29]. Si l’Égypte saïte joignit ses forces à celles de Sîn-šar-iškun en 616 av. J.-C., ce fut avant tout par opportunisme. Dans les années 620, alors que l’empire assyrien était en proie à l’instabilité politique, l’Égypte en a profité pour accaparer une partie des territoires levantins sous domination assyrienne[30]. Dans les années 610, l’Égypte apporta une aide à l’Assyrie qui ne resta que ponctuelle, uniquement parce qu’il était dans l’intérêt des Égyptiens de ne pas se retrouver avec un redoutable ennemi babylonien face à elle, ce qui fut, en ce sens, un échec.

Le redoutable empire assyrien, remarquablement organisé et rayonnant sur tout le Proche-Orient, avait en fait accumulé de nombreuses faiblesses au fil de l’accroissement de sa puissance. La difficulté à contrôler un territoire aussi vaste, l’antagonisme séculaire avec la Babylonie et la politique hautement offensive de l’Assyrie, venant se conjuguer à un contexte d’instabilité et de fragilisation du pouvoir royal, précipitèrent l’empire vers sa chute.

Néanmoins, toute trace de civilisation assyrienne ne disparut pas lorsque l’empire néo-babylonien supplanta son adversaire. En réalité, cette transition fut marquée par une grande continuité, particulièrement dans la gestion de l’empire, du fait de la reprise du système administratif assyrien qui était déjà en place. Cela perdura même à l’époque perse, qui débuta avec le reversement de Nabonide en 539 par Cyrus II.

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Bibliographie :

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CLANCIER Philippe, JOANNÈS Francis, LAFONT Bertrand, TENU Aline, La Mésopotamie : de Gilgamesh à Artaban 3300-120 av. J.-C, Paris, Belin, 2017, 1039 p.

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[1] Il n’y a pas de majuscule au terme « empire » car cela ne désigne pas ici un régime, mais un État aux velléités impérialistes. Le roi assyrien n’est pas reconnu comme un empereur, ni en Assyrie, ni dans les territoires conquis. Il n’y a pas de titulature impériale qui lui est associée.

[2] Aššur est la divinité protectrice de la ville éponyme ainsi que de l’empire assyrien. Sa place dans l’idéologie royale assyrienne est fondamentale. Le roi n’est que le serviteur d’Aššur.

[3] Les rois assyriens sont désignés par ce titre, ainsi que par ceux de « grand roi » ou de « roi de l’univers » dans les inscriptions royales assyriennes lorsque les souverains sont parvenus à étendre l’empire du dieu Aššur.

[4] MACGINNIS John, « The Fall of Assyria and the Aftermath of the Empire », dans I am Asshurbanipal, king of the World, king of Assyria, Londres, Thames & Hudson, 2018, 348 p., pp. 276-284

[5] MELVILLE Sarah. C., « The Last Campaign: The Assyrian Way of War and the Collapse of the Empire », dans Warfare and Culture in World History, vol. 2, New York, New York University Press, 2020, 339 p., p. 16

[6] Populations principalement installées dans le sud de la Babylonie et dont l’origine reste incertaine.

[7] Derniers rois assyriens descendant de Sargon II (722-705 av. J.-C.), qui était, par ailleurs, un usurpateur.

[8] Le royaume d’Élam se situait dans le Sud-Ouest du plateau iranien, en bordure du Zagros. Les Élamites entraient régulièrement en conflit avec les Assyriens et les Babyloniens.

[9] MACGINNIS John, op. cit., p. 276

[10] CLANCIER Philippe, JOANNÈS Francis, LAFONT Bertrand, TENU Aline, La Mésopotamie : de Gilgamesh à Artaban, 3300-120 av. J.-C, Paris, Belin, 2017, 1039 p., pp. 78-79

[11] L’incertitude autour de la date de son accession au pouvoir demeure. Nous considérerons ici la date de 630 av. J.-C. comme commencement de l’exercice du pouvoir par Aššur-etel-ilani, étant la date la plus communément retenue.

[12] Les eunuques étaient des chefs militaires importants dans l’empire assyrien. Ils étaient des personnages en lesquels le roi plaçait une grande confiance.

[13] Ibid.

[14] Hormis pour sécuriser le territoire babylonien et créer des zones tampons, mais pas dans un véritable but de conquête.

[15] MELVILLE Sarah. C., op. cit., p. 18

[16] Les hostilités étaient déjà engagées depuis plusieurs années, mais il ne subsiste que relativement peu d’informations à ce propos. C’est pour cette raison que la date de 616 av. J.-C. est souvent considérée comme cruciale et marquant le début d’un tournant dans la guerre.

[17] JOANNÈS Francis, « La stratégie des rois babyloniens contre l’Assyrie, de 616 à 606 av. J.-C. », dans Les armées du Proche-Orient ancien : IIIe-Ier mill.av. J. –C. : actes du colloque international organisé à Lyon les 1er et 2 décembre 2006, Maison de l’Orient et de la Méditerranée, Oxford, Oxford J. and E. Hedges, 2008, 270 p, p. 214

[18] Peuples indo-européens originaires d’Asie centrale, principalement établis dans la steppe pontique.

[19 DHORME Paul, « La chute de l’empire assyrien d’après un nouveau document. », dans Revue Biblique, vol. 33, n°2, Louvain, Peeters Publishers, 1924, 320 p., p. 230

[20] JOANNÈS Francis, op. cit., p. 207

[21] MELVILLE Sarah. C., op. cit., p. 20

[22] Ibid., pp. 20-23

[23] JOANNÈS Francis, op. cit., p. 213

[24] Ibid., p. 208

[25] La période saïte (664-525 av. J.-C.) doit son nom à la ville de Saïs dont sont originaires les membres de la XXVIe dynastie.

[26] MELVILLE Sarah C., op. cit., p. 27

[27] D’une certaine manière, cela est assez proche de ce qui a pu être qualifié d’ « impérialisme défensif » pour Rome, pour justifier les guerres menées contre les autres puissances méditerranéennes. Il s’agit en réalité d’une approche très offensive.

[28] MELVILLE Sarah C., op. cit., p. 15

[29] JOANNÈS Francis, op. cit., p. 210

[30] Ibid.