L’aspect militaire de l’antiquité renvoie généralement à l’image de deux modèles d’armées, l’un discipliné et lourdement équipé basé sur les exemples grec ou romain, l’autre plus relâché, avec pléthore de troupes plus légèrement armées et moins disciplinées. Les hoplites et les légionnaires apparaîtraient alors dans l’imaginaire collectif comme les premiers vrais soldats “professionnels”, références incontournables en Histoire militaire, dont l’efficacité aurait permis l’hégémonie de leurs civilisations respectives. En effet, les sociétés évoluant en dehors de ce spectre-là sembleraient comparativement très archaïques, octroyant à ces modèles grec et romain l’apparence de véritables révolutions militaires. Pourtant, penser l’apparition d’une armée disciplinée et organisée comme relevant purement d’une tradition gréco-romaine serait réducteur, voir même erroné. L’idée d’une activité militaire encadrée et quasi-professionnelle – sous la forme d’un groupe spécifique, ou de rôles précis – apparaît bien plus tôt, en fait dès l’apparition des premières civilisations, notamment au Moyen-Orient[1].
C’est dans cette région – plus précisément le croissant fertile entre les fleuves Tigre et Euphrate – que se situent de nombreux vestiges des premières organisations étatiques humaines : loin des chasseurs-cueilleurs, ces sociétés sont développées, expansionnistes et interagissent entre elles. Les activités politiques, religieuses et commerciales s’entremêlent et influent sur le devenir de ces entités. La guerre est l’une des expressions de la vivacité de ces dernières, comme en témoignent deux artefacts découverts entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe : l’Étendard d’Ur et la Stèle des Vautours. D’autres vestiges ont aussi été découverts, permettant de mieux cerner la question militaire dans la région. En décrivant ces différents éléments puis en analysant les informations qui en sont tirées, il sera possible de brosser un panorama de l’art de la guerre sumérien.
En effet, la transdisciplinarité entre l’archéologie, l’histoire, l’anthropologie et la sociologie peut permettre de combler en partie les lacunes propres à un manque de sources concernant la période qui nous intéresse : celle dite des Dynasties Archaïques (DA). Cette époque est divisée en trois phases (DA I, DA II et DA III) s’étalant de -2900 à -2300[2], jusqu’à la suprématie de la ville d’Akkad sous le règne de Sargon (XXIVe-XXIIIe siècles avant J.-C.), marquant alors l’apparition d’un véritable “état sumérien”, apparition qui se renforce sous la troisième dynastie d’Ur (XXIIe – XXIe siècles avant J.-C.)[3].
Sumer, civilisation entre les deux fleuves

Il serait inexact de concevoir Sumer[4] comme une entité politique unique. Il s’agit avant tout d’une aire géographique située au sud de l’Irak, constituée de plusieurs villes indépendantes, partageant une culture commune. Celles-ci sont les communautés sédentaires qui ont profité des rives du Tigre et de l’Euphrate pour se développer et s’étendre de manière marquée. Elles se composent toutes d’une ville capitale, à laquelle sont rattachées d’autres localités et villages, ainsi que des plaines cultivables et des pâturages. Malgré leur organisation poussée, l’appartenance à la ville relève davantage des liens personnels et de la filiation que de l’occupation territoriale. Il est donc encore trop tôt pour parler de véritables “cités-états” – au sens moderne du terme – à l’époque des dynasties archaïques, comme en atteste l’archéologue Jean Louis Huot, qui fait coïncider l’Etat avec le règne de Sargon d’Akkad[5].
Dans ces sociétés, le système politique est étroitement lié au système de croyance religieuse. L’autocrate, appelé En (prêtre-seigneur) ou Ensi (Intendant)[6], gère, en accord avec les conseils municipaux, la ville, mais il est aussi le représentant du dieu de celle-ci. Il est par ailleurs caractérisé par le titre de Lugal[7] (grand homme / roi) qui se réfèrerait davantage à son rôle de chef militaire. Autour de l’autocrate s’articule une cour, suite de courtisans, de sa maison et de gardes personnels. La religion est très présente et les prêtres bénéficient d’un certain prestige. Quant au reste de la population, celle-ci s’occupe des terres de la cité – composée aux deux tiers des possessions du Palais et du Temple[8] – et occupe pour une grande partie des fonctions artisanales, mercantiles ou administratives en ville.
La maîtrise de techniques d’irrigation et les crues des fleuves ont, en effet, permis une production de surplus, étroitement liée avec l’apparition – puis le renforcement par l’écriture – d’une bureaucratie qui assure la distribution de ces vivres et l’organisation de la société. A mesure que les villes se sont étendues, leurs localités satellites se sont vidées de leur population et ont progressivement disparu au profit de la ville principale. Les raisons de cet exode sont floues, mais il se pourrait que, devant la centralisation naissante, moins d’individus aient été nécessaires aux travaux agricoles, provoquant un déplacement de cette population vers la ville pour occuper de nouveaux emplois et bénéficier d’une meilleure sécurité.
Malgré la démographie grimpante, la société est suffisamment structurée pour permettre une fluidité d’action : ainsi, des groupes de travailleurs sont constitués, par exemple pour assurer le maintien en état des canaux d’irrigation, assurer les travaux agricoles ou alors construire les édifices religieux comme les Ziggourats. Néanmoins, pourvoir à tous ces travaux nécessite aussi de nombreuses matières premières qui ne sont pas forcément disponibles aisément. Les cités commercent donc entre elles et des rivalités peuvent ainsi éclater. Dans ce cadre, la confrontation peut alors prendre un tour militaire pour s’emparer de routes commerciales, de territoires ou de ressources.
La civilisation sumérienne a laissé de nombreuses traces archéologiques au travers de vestiges, tombes, textes en écriture cunéiforme, “sceaux” cylindriques en cuivre mais aussi d’objets artistiques. C’est au travers de ceux-ci que notre interprétation de leur quotidien s’est établie. Les premières fouilles ont débuté durant la seconde moitié du XXe siècle et ont mis à jour documentation, objets et édifices. Définir l’art militaire d’une telle civilisation s’est heurté à une difficulté de taille : la majorité des sources épigraphiques concerne avant tout les domaines administratifs ou religieux. Leur fonction était pratique et ne fournit donc que peu d’informations d’ordre purement militaire. Ce sont les vestiges et plus particulièrement deux artefacts qui ont permis d’éclairer cette facette de la société sud-mésopotamienne : la Stèle des Vautours et l’Étendard d’Ur.
L’Étendard d’Ur et la Stèle des Vautours
L’Étendard d’Ur :

On ne connaît pas vraiment la fonction de ce mobilier, coffre en bois décoré de lapis-lazuli agrémenté d’une mosaïque de nacre et calcaire, retrouvé dans une tombe royale du complexe funéraire de la ville d’Ur. Constitué de deux panneaux, il représente des scènes de guerre d’un côté et de paix de l’autre. La face dite de “La guerre” est donc constituée de trois scènes, avec, de bas en haut :
- Des chariots tirés par des équidés (peut-être des onagres) roulent sur les corps de guerriers terrassés.
- Des combattants font des prisonniers
- Les prisonniers sont conduits à un personnage illustre – au centre – suivi de ses gardes.
De par sa présence dans une chambre mortuaire, il fait peu de doutes de l’utilité commémorative de cet étendard, qui présenterait presque un déroulement chronologique de bas en haut[9]. Bien qu’il soit quasi impossible de définir quel événement est exactement mis en scène, il est néanmoins possible d’en tirer quelques informations sur les pratiques guerrières de l’époque.
La stèle des Vautours

Exposée au Louvre, la Stèle des Vautours est un monument en calcaire commémorant la victoire du roi Eannatum, dirigeant de Lagash, sur Enakale, roi d’Umma durant la période de la Dynastie Archaique III. Elle ne nous est malheureusement pas parvenue complète, mais les fragments subsistants sont d’une importance non négligeable. Ainsi, là où l’Étendard d’Ur offrait un aperçu de l’équipement des combattants sumériens, cette stèle s’avère complémentaire en fournissant des éléments organisationnels. Le fragment ci-dessus représente dans sa partie supérieure une formation compacte de piquiers en phalange[10], tandis que sa partie inférieure symbolise un groupement de combattants légèrement armés ainsi que les restes d’un équipage et son chariot. L’autre côté de cette stèle, revêtant un aspect plus mythologique, figure un dieu et le sort réservé aux vaincus et aux morts.
Interprétations sur la composition et l’organisation des armées sumériennes :
à partir de l’Étendard d’Ur et de la Stèle des Vautours :
à l’aune de ces deux objets, des interprétations sur l’art de la guerre ont pu être établies par les historiens. Les fouilles archéologiques ont par ailleurs confirmé ou complété certaines de ces informations, en mettant notamment à jour de nouveaux objets. Globalement, l’un comme l’autre de ces artefacts présentent l’équipement employé, sans forcément définir au même degré une quelconque doctrine d’emploi. À l’aune de ces représentations, l’ensemble des troupes peut être divisé en trois catégories : des combattants plus ou moins lourdement équipés, que nous scinderons donc entre infanterie légère et infanterie lourde, et une force montée.
L’infanterie légère :
Parmi les guerriers représentés, il en est certains relativement peu équipés par rapport à leurs semblables. Cette infanterie pourrait composer la force de soutien de l’armée. Néanmoins, ses armes – dont des vestiges ont été découverts -, comme les haches de cuivre, les dagues, les masses, les lances ou les armes à projectile et/ou de jet, sont redoutables. Ses protections consistent en un casque en cuivre, comme ceux retrouvés dans les fosses mortuaires de la ville d’Ur, une sorte de kilt et un manteau attaché au cou. Celui-ci, en tissu épais ou peau tannée, semble suffisamment consistant pour dévier les projectiles et amortir les coups. Une variante du manteau semble être une peau en bandoulière, offrant une meilleure liberté de mouvement



L’infanterie lourde :
Difficile de savoir si ces combattants et l’infanterie légère forment la même entité ou sont deux unités différentes. Par soucis de clarté, la distinction est donc faite sur base des deux objets précédemment évoqués. L’infanterie lourde serait donc celle représentée sur la Stèle des Vautours, armée de boucliers et de lances à deux mains. Une organisation tactique semble donc avoir été employée sur le champ de bataille, au travers de cette phalange, qui devait constituer le cœur de la ligne de bataille, à même de tenir tête à toute sorte d’ennemis.
Mais contrairement au modèle plus habituel et tardif grec où chaque combattant manie à la fois lance et bouclier, il semblerait que les soldats sumériens y endossent des rôles spécifiques. En effet, on remarque six lances tenues à deux mains entre chaque bouclier, soit six rangées de lanciers. Les porteurs de boucliers forment donc une rangée particulière. La formation serrée demande une certaine discipline, impliquant implicitement un entrainement (drill). Si distinction il y a bien eut entre les deux types de fantassins présentés ici, il semblerait que l’infanterie lourde ait pu bénéficier d’un traitement à part : elle aurait pu soit constituer une armée de métier, permanente, soit être composée des gardes du roi, en somme former une unité d’élite.

Les forces montées :
Des chars à deux ou quatre roues sont représentés sur des vestiges et des restes ont été retrouvés dans des tombes. Plutôt lourds et rustiques, ils étaient maniés par un conducteur et portait aussi un combattant. Le rôle précis de ce dernier demeure inconnu : harcelait-il l’ennemi à distance ? Descendait-il du char constituant ainsi une infanterie montée ? Il est difficile de le dire.
La mise en scène des chariots pourrait, cependant, indiquer une partie de leur utilisation tactique : celle de traquer les fuyards lors de la phase de poursuite à la fin d’un affrontement. Il semble toutefois peu probable que ces engins aient été employés pour le choc : leur poids, ainsi que l’inégalité des sols de la région, entrecoupés de canaux ou de zones désertiques, représentent autant de facteurs complexifiant ce genre d’emplois. La stabilité et la maniabilité des chariots ne sont pas non plus avérées. Néanmoins, leur impact psychologique n’est pas à négliger.

à partir d’autres sources :
À l’aide d’autres éléments, comme des sceaux cylindriques et des tablettes cunéiformes, il est aussi possible d’établir l’organisation de ces différentes troupes. Une hiérarchie existait, comme l’indique de nombreux textes à l’instar des tablettes de Shurrupak, datées de la période de la Dynastie Archaïque IIIA (2600-2500 av. J.-C.). Les troupes étaient réparties entre des capitaines (Nu-banda)[11] et des lieutenants (Ugula-ges-da)[12] mais les effectifs précis commandés par ces officiers restent obscurs faute de sources précises pour l’époque archaïque.
De même, les soldats de base étaient répartis entre conscrits mobilisés (Erin)[13] et soldats de métier (Aga-ùs)[14] dont l’équipement était fournis par l’administration. Les soldats de métier n’étaient pas forcément incorporés constamment, ils pouvaient tout autant s’agir de travailleurs ayant participé à de multiples campagnes, et donc qui étaient aguerris. S’ajoutent les membres de la maison du roi, sorte de garde rapprochée et armée permanente, alignant quelques centaines d’hommes. Bien que les informations précises manquent, il demeure néanmoins possible d’émettre l’estimation de quelques milliers d’hommes mobilisables pour une campagne, s’étalant sur une durée d’une semaine environ et une distance d’un peu plus de 250 kilomètres[15]. La logistique reste en effet rudimentaire et l’armée doit donc vivre sur le terrain.

Quant aux doctrines employées au combat, des interprétations ont été avancées, mais toujours faute de sources, aucune n’a pu être entièrement confirmée. Plusieurs textes et inscriptions à la gloire de certains souverains permettent de comprendre en partie les guerres sumériennes, bien que les aspects plus tactiques demeurent approximatifs. On compte parmi ces documents les inscriptions royales – quoique incomplètes – découvertes à Girsu, l’un des sites du territoire de Lagash. Celles-ci relatent la guerre entre Lagash et Umma, conflit que met aussi en scène la Stèle des Vautours. De ces sources peuvent être tirés des éléments à même d’approfondir notre connaissance de l’art de la guerre sumérien. Ainsi, les affrontements pouvaient inclure des batailles rangées, des raids, des embuscades et des sièges.
Il est d’ailleurs possible d’avancer une ébauche d’un combat en plaine, bien que certains mystères demeurent. La bataille pouvait commencer par un échange de projectiles entre les troupes légères – archers, frondeurs, javeliniers -, avant que les lignes de bataille principales, composées notamment des phalanges de l’infanterie lourde, ne se heurtent. Les fantassins légers pouvaient alors soutenir leurs camarades dans la mêlée, harceler les flancs adverses, ou accompagner les chars dont le rôle reste incertain. La victoire appartenait à celui qui demeurait maître du champ de bataille, ce qui est d’ailleurs souligné par la création de monticules funéraires : en effet, se rendre maître du terrain c’est aussi avoir la possibilité d’enterrer les morts. Les raids consistaient quant à eux à des incursions en territoire étranger pour piller ou harceler l’ennemi.
Enfin, le manque de sources ne permet pas de présenter en détail la poliorcétique sumérienne, mais la présence de murailles hautes[16], garnies de tours, attestent clairement des menaces qui pouvaient peser sur une ville telles des armes de siège, type bélier ou à projectile. L’adaptation aux menaces, visible ici avec les défenses urbaines se retrouve aussi dans l’armement individuel : l’un des éléments les plus intéressants est la phalange visible sur la Stèle des Vautours. Celle-ci n’est qu’une étape de l’adaptation des forces à l’amélioration de l’armement.
L’utilisation de la massue a donné naissance au casque. Les haches se sont alors affinées jusqu’à devenir des armes de pénétration pour contourner la protection offerte par celui-ci. Face aux flèches est aussi apparu le manteau épais[17]. La phalange serait donc apparue comme une énième adaptation, groupant les soldats pour démultiplier l’efficacité de leur armement individuel et aboutir ainsi à une arme de choc collective.

La place de la guerre
Dans sa finalité, l’activité militaire permettait à la ville d’étendre son influence, de s’emparer de routes commerciales ou de ressources, de rendre d’autres localités tributaires et surtout, d’accroître le prestige de ses dirigeants. En effet, le chef autocrate ; représentant du dieu tutélaire et figure d’autorité dans la ville, mène ses troupes au combat et récolte les fruits de la victoire. A ce titre, l’activité guerrière s’apparente plus à une feud limitée qu’à une véritable guerre. On le voit sur la Stèle des Vautours, le souverain charge chaque fois en tête des troupes et dans la partie haute de l’étendard d’Ur il est la figure centrale lors de la remise des prisonniers et du butin. Son placement et sa représentation unique – là où les troupes sont identiques -, permettent de mieux le discerner et ainsi représenter sa particularité.
Sa figure fait aussi souvent trait à l’aspect divin, par une ritualisation ou même la présence d’un dieu à ses côtés, comme sur le revers de la Stèle des Vautours. La guerre est alors elle aussi impactée par cette ambivalence entre religion et pouvoir public propre à la société sumérienne. Les conflits armés, quand bien même leurs causes serviraient les intérêts de la ville, n’en demeureraient pas moins, aux yeux des Sumériens, du ressort de la volonté divine. L’adversaire désigné n’est pas l’ennemi du roi ou de sa localité, mais bien celui de ses dieux. Toute agression territoriale d’une ville sur une autre est ainsi perçue comme une offense aux dieux[18].

La guerre ne se limite pas toujours à une confrontation entre deux villes et leurs dieux tutélaires. Des alliances pouvaient se constituer lorsqu’un souverain devenait trop menaçant[19]. Les villes subjuguées devenaient tributaires et fournissaient même des troupes à leurs vainqueurs. Les alliés pouvaient aussi fournir troupes et ressources, et il aurait même existé un mercenariat[20]. La montée en puissance de certaines villes aboutissait par moment à une véritable suprématie régionale. Un titre spécifique à cette sorte d’hégémonie d’une entité sur les autres est mentionné dans la Liste royale sumérienne, une tablette présentant la succession des dynasties dominant la région.
D’après celle-ci, la monarchie a été transmise des dieux aux hommes, et la ville de Kish fut la première à être dotée d’un tel système après ce que les Sumériens appelaient le Déluge[21][22]. La suprématie de la ville de Kish aurait marqué la période de la Dynastie Archaïque I. Le titre de “roi de Kish” semblerait avoir par la suite perduré, des souverains s’en dotant pour signifier leur ambition hégémonique sur la région[23].
Cependant, les conditions d’attribution de ce titre restent floues : nécessitait-il la détention de la ville de Kish ? Incluait-il aussi un aspect religieux, comme la responsabilité de l’entretien du temple de Tummal consacré à la déesse Ninlil à Nippur ? Il demeure que cette domination dépendait aussi de la responsabilité divine, les dieux conférant mais aussi transférant d’une ville à une autre ce “titre”, souvent à l’issue d’une guerre, mythifiant ainsi les conséquences de l’activité martiale[24].
Néanmoins, la perception de cet aspect divin au cours de la période des Dynasties Archaïques demeure sujette à caution, comme l’indique d’ailleurs l’archéologue Jean-Louis Huot, citant notamment son confrère Jean Daniel Forest : “En 1996, J.-D. Forest proposait la vision d’une société très hiérarchisée « avec à son sommet quelques grandes familles qui, tirant profit de l’idéologie dont elles sont gestionnaires, concentrent entre leurs mains la réalité du pouvoir politique et économique ».
La royauté est d’une certaine façon une fiction destinée à cautionner un ordre inégalitaire, et la personne physique qui l’incarne doit compter avec ce que l’on appellerait aujourd’hui des groupes de pression ou des groupes d’influence, s’abritant eux-mêmes derrière la notion illusoire de « temples » ”[25]. En attestent ainsi certains écrits “épiques” empreints d’interventions divines, servant avant tout à renforcer la stature de l’autocrate, choisi des dieux. De même, la défaite d’un souverain et sa perte hégémonique n’est pas causée par la faute humaine mais par l’intervention divine en faveur ou au détriment de l’un ou de l’autre camp[26].

Conclusion
L’art de la guerre sumérien s’inscrivait donc dans le courant des activités politiques, économiques et religieuses des villes. Les forces semblent spécialisées en raison de leurs équipements, structurées via une hiérarchie précise et auraient employé des formations tactiques, telle une proto-phalange, comme l’attestent les vestiges archéologiques. Quant aux buts des conflits, ceux-ci semblent multiples : renforcer la figure du souverain, gagner les faveurs des dieux en lavant les affronts faits à leur encontre, mais aussi étendre l’influence de la ville.
Il convient toutefois de nuancer l’importance du rôle de “vecteur d’influence” de la guerre lors de la période des Dynasties Archaïques, surtout en dehors de la zone située entre les fleuves Tigre et Euphrate. Parmi les hypothèses avancées à propos de l’extension sumérienne au delà de son aire traditionnelle, l’aspect martial n’en est pas forcement la plus importante. L’influence se serait davantage étendue par la création de colonies, l’installation de marchands et d’artisans dans d’autres villes, et enfin par le rayonnement de ces dernières, fruit d’une multitude de facteurs (notamment celui militaire), que par l’unique usage des armes. Mais avec Sargon, roi d’Akkad, va se constituer le premier état sumérien, que les armes permettront d’étendre en dehors des limites traditionnelles : s’en est fini des Dynasties Archaïques.
Si vous avez aimé cet article, nous vous conseillons également :
Bibliographie
COUTURAUD B.; Mise en scène du pouvoir au Proche-Orient au IIIe millénaire : étude iconographique du matériel d’incrustation en coquille de Mari, Thèse de doctorat Histoire et Archéologie des mondes anciens, sous la direction de Pascal Butterlin, Paris, Université de Versailles-St-Quentin-en-Yvelines, École doctorale CRIT (Culture, Régulation, Institution et Territoire), 2013, vol. 1, 344 p.
GABRIEL R. A., METZ K., A Short History of War : The Evolution of Warfare and Weapons, Strategic Studies Institute U.S. Army War College, 1992, 128 p.
HAMBLING W. J., Warfare in the Ancient Near East to 1600 BC, Routledge, 2005, 520 p.
HOWARD D., Bronze Age Military Equipement, Casemate Publishers, 2011, 169 p.
STILLMAN N., TALLIS N., Armies of the Ancient Near East 3 000 BC to 539 BC, Wargames Research Group, 1984, 208 p.
Articles et Actes :
ABRAHAMI P., “L’armée d’Akkad”, Ph. Abrahami & L. Battini (éd.), Les armées du Proche-Orient ancien (IIIe-Ier mill. av. J.-C.). Actes du colloque international organisé à Lyon les 1er et 2 décembre 2006, Maison de l’Orient et de la Méditerranée, BAR International Series 1855, Oxford, 2008
HUOT J.-L., « Vers l’apparition de l’État en Mésopotamie. Bilan des recherches récentes », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2005/5 (60e année), pp. 953-973, [en ligne] https://www.cairn.info/revue-annales-2005-5-page-953.htm (dernière consultation le 03/07/2019)
JACQUET A., Ph. Abrahami et L. Battini (éd.), Les Armées du Proche-Orient ancien (IIIe-Iermill. av. J.-C.), Actes du colloque international organisé à Lyon les 1er et 2 décembre 2006, dans « Comptes rendus », Revue d’assyriologie et d’archéologie orientale, 2010/1 (vol. 104), pp. 179-191, [en ligne] https://www.cairn.info/revue-d-assyriologie-2010-1-page-179.htm#pa20 (dernière consultation le 03/07/2019)
LION B., “L’armée d’après la documentation de Nuzi”, Ph. Abrahami & L. Battini (éd.), Les armées du Proche-Orient ancien (IIIe-Ier mill. av. J.-C.). Actes du colloque international organisé à Lyon les 1er et 2 décembre 2006, Maison de l’Orient et de la Méditerranée, BAR International Series 1855, Oxford, 2008
ZIEGLER N. “Samsî-Addu et ses soldats”, Ph. Abrahami & L. Battini (éd.), Les armées du Proche-Orient ancien (IIIe-Ier mill. av. J.-C.). Actes du colloque international organisé à Lyon les 1er et 2 décembre 2006, Maison de l’Orient et de la Méditerranée, BAR International Series 1855, Oxford, 2008
[1] Le Moyen-Orient n’est pas la seule région a présenter des vestiges des premières civilisations. Parmi les moins connues, nous pouvons citer celle de Caral fondée dans l’actuel Pérou entre les XXVIe et XXe siècles siècles av. J.-C.. Elle présente un degré d’organisation sociétale fort intéressant ainsi que des restes de pyramides.
[2] COUTURAUD B.; Mise en scène du pouvoir au Proche-Orient au IIIe millénaire : étude iconographique du matériel d’incrustation en coquille de Mari, Thèse de doctorat Histoire et Archéologie des mondes anciens, sous la direction de Pascal Butterlin, Paris, Université de Versailles-St-Quentin-en-Yvelines, École doctorale CRIT (Culture, Régulation, Institution et Territoire), 2013, Vol. 1, 344 p., p. 33, [en ligne] https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00844093/PDF/vol._1-texte.pdf (dernière consultation le 03/07/2019)
Il est important de rappeler, comme le souligne justement Barbara Couturaud, que cette chronologie spécifique fait encore largement office de référence malgré qu’elle soit contestée du fait de son approximation.
[3] HUOT J.-L., « Vers l’apparition de l’État en Mésopotamie. Bilan des recherches récentes », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2005/5 (60e année), pp. 953-973, [en ligne] https://www.cairn.info/revue-annales-2005-5-page-953.htm (dernière consultation le 03/07/2019)
[4] Terme d’origine akkadienne souvent utilisé dans les textes antiques pour désigner la partie sud de la Mésopotamie.
[5] Ibid.
[6] STILLMAN N., TALLIS N., Armies of the Ancient Near East 3 000 BC to 539 BC, Wargames Research Group, 1984, 208 p., p. 16
[7] Ibid.
[8] Ibid., pp. 16-17
[9] Il semblerait en effet y avoir un sens de lecture relatant la fin de la bataille lorsque la victoire est acquise : les chars fauchent les fuyards pendant que l’infanterie fait des prisonniers par la suite présentés au “chef”.
[10] Du grec ancien signifiant ordre/rang de bataille.
[11] JACQUET A., Ph. Abrahami et L. Battini (éd.), Les Armées du Proche-Orient ancien (IIIe-Ier mill. av. J.-C.), Actes du colloque international organisé à Lyon les 1er et 2 décembre 2006, dans « Comptes rendus », Revue d’assyriologie et d’archéologie orientale, 2010/1 (vol. 104), pp. 179-191, [en ligne] https://www.cairn.info/revue-d-assyriologie-2010-1-page-179.htm#pa20 (dernière consultation le 03/07/2019)
[12] Ibid.
[13] Ibid.
[14] Ibid.
[15] HOWARD D., Bronze Age Military Equipement, Casemate Publishers, 2011, 169 p., p. 2
[16] HAMBLING W. J., Warfare in the Ancient Near East to 1600 BC, Routledge, 2005, 520 p., p. 37
[17] GABRIEL R. A., METZ K., A Short History of War : The Evolution of Warfare and Weapons, Strategic Studies Institute U.S. Army War College, 1992, 128 p., pp. 8-10
[18] Ibid., pp. 52-53
[19] Ibid., p. 54
[20] COUTURAUD B.; Mise en scène du pouvoir au Proche-Orient au IIIe millénaire : étude iconographique du matériel d’incrustation en coquille de Mari, Op. Cit., p. 194
[21] HAMBLING W. J., Warfare in the Ancient Near East to 1600 BC, Op. Cit., pp. 42 & 44-45
[22] On retrouve la conception du Déluge aussi chez les Sumériens. Selon certains archéologues et historiens, les mythes antédiluviens sumériens renvoient en fait à des événements du IVe millénaire avant J.-C..
[23] HAMBLING W. J., Warfare in the Ancient Near East to 1600 BC, Op. Cit., pp. 42 & 44-45
[24] Ibid.
[25] HUOT J.-L., « Vers l’apparition de l’État en Mésopotamie. Bilan des recherches récentes », Op. Cit.
[26] HAMBLING W. J., Warfare in the Ancient Near East to 1600 BC, Op. Cit., p. 52
Une réflexion sur “Quand l’Histoire est gravée dans la roche… ou le bois : l’art de la guerre sumérien.”