psychologie

Éditorial – Quand la guerre est aussi psychologique

À l’heure où l’Ukraine est envahie par la Russie, la guerre a marqué son grand retour sur le sol européen mais aussi dans les préoccupations de ses habitants. Non contente de frapper physiquement la population d’un État, l’« opération militaire spéciale » de Vladimir Poutine agit comme une piqûre de rappel des dangers du monde contemporain, dont nos esprits ont longtemps fait abstraction – sauf à l’occasion de quelques dramatiques attentats. Nombreux sont ceux qui ont passé des heures pendus aux chaînes d’informations en continu ou aux « live » de médias en ligne, dont le caractère anxiogène n’est plus à prouver. Mais notre mental n’était alors atteint qu’à distance, et de manière collatérale, quand les Ukrainiens présentaient, entre autres, des risques d’« exacerbation de problèmes chroniques de santé mentale » et un « haut niveau de trouble de stress post-traumatique (PTSD) », alertait l’Organisation Mondiale de la Santé[1]. Le 27 février, au quatrième jour de l’invasion, Vladimir Poutine répondait aux sanctions économiques occidentales en donnant publiquement l’ordre de mettre en état d’alerte les forces de dissuasion russes, dotées d’un volet nucléaire[2]. De la sorte, le locataire du Kremlin entendait briser toute volonté de nuire à son pays. En effet, si l’arme nucléaire n’a pas servi une fois à la guerre depuis 1945, cela ne signifie pas qu’elle serait inutile, loin de là : servant à agiter la menace du pire, « la bombe » est une arme de guerre psychologique[3].

Par essence, toute guerre a une dimension psychologique. Elle est menée par des chefs, dirigeant des forces armées, elles-mêmes levées au sein d’une population – la trinité définie par Clausewitz[4] –, autant d’entités à tête humaine susceptibles de faillir si elles venaient à être complètement découragées mentalement. Dans un contexte d’hostilités, les mots, comme les actes, visent à démoraliser l’adversaire, ce qu’illustrent les stratégies terroristes qui font moins d’effet par leur bilan humain, souvent assez faible en comparaison à des opérations conventionnelles, que par leur portée sur le mental de leurs ennemis.

En 1929, le penseur militaire britannique Basil Henry Liddell Hart proposait, dans The Decisive Wars of History, la théorie de l’approche indirecte, selon laquelle la victoire pouvait être obtenue non en anéantissant l’ennemi, mais en le dépassant psychologiquement[5]. On peut toutefois remonter encore plus loin, à Sun Tzu, dont L’Art de la guerre, plus vieux traité de stratégie qui nous soit connu, promouvait la victoire par la tromperie, soit la séduction d’un adversaire qu’il s’agit de pousser à baisser les armes[6]. Ainsi, guerre et psychologie sont-elles inextricablement liées, fait dont des militaires ont eu conscience bien avant que la psychologie se constitue en tant que discipline scientifique.

De fait, la psychologie, du grec psychê signifiant « âme » et logos signifiant « discours » ou « raison », peut être sommairement définie comme la science du mental, l’étude des faits psychiques humains et des comportements en lien avec ceux-ci. Si elle n’émerge en tant que champ scientifique qu’au XVIIIe et surtout au XIXe siècle, la démarche de nombreux philosophes et médecins s’y est apparentée depuis l’Antiquité, aussi serait-il naïf de penser que ses implications comportementales étaient jusqu’alors hors du champ de toute connaissance et de toute stratégie. L’époque contemporaine est toutefois indiscutablement celle de son avènement en tant que discipline clinique, c’est-à-dire mettant en relation patient et praticien. De fait, à ses côtés émerge dans le même temps la psychiatrie, dont la racine iatros signifie « médecin », discipline médicale visant à l’étude et au traitement de la maladie mentale.


La guerre n’a, de fait, pas manqué de donner à la médecine bien des sujets d’étude atteints de tels pathoi[7]psychiques. Dès 1688, Johannes Hofer, jeune médecin alsacien, créait ainsi le néologisme de « nostalgie » pour désigner le mal ressenti par des mercenaires suisses loin de chez eux sous Louis XIV. Près d’un siècle et demi plus tard, le médecin et chirurgien militaire français Dominique-Jean Larrey, y consacrait un mémoire où il revenait sur un soldat dont la blessure n’allait pas sans conséquences psychologiques[8]. Le militaire nostalgique devait parler, formuler les raisons de son mal-être, préfigurant ce large champ scientifique, mais aussi ses émanations non strictement scientifiques, comme la psychanalyse. Depuis bien longtemps donc, la guerre, avec ses contraintes pour l’individu, les risques qu’elle lui fait prendre et les actes auxquelles elle l’amène – au premier rang desquels l’acte de tuer – a donné à réfléchir à un champ scientifique centré sur la psyché, l’âme humaine, en expansion aux XIXe, XXe et XXIe siècles.

La relation entre la guerre et la psychologie n’est pas unilatérale, ni univoque. Si la guerre prend appui sur la psyché humaine et peut faire d’elle une arme aussi bien qu’une cible, elle peut également influencer et transformer celle-ci dans des dimensions qui relèvent du pathologique et donc du champ de la psychiatrie. L’histoire militaire a donc sa place dans de telles réflexions. Bien que nous ayons souligné les origines plus lointaines de tels questionnements, l’abondance des sources, aussi bien que leur concordance avec la pensée scientifique et médicale qui les entoure, nous amène à nous restreindre, pour l’essentiel, à l’époque contemporaine pour l’étude de ce sujet. Par convention, celle-ci est considérée comme débutant à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles, avec la Révolution française et le Premier Empire, qui ouvrent entre autres la voie à la citoyenneté et, avec elle, à la conscription ; en histoire militaire, on admet généralement que les campagnes napoléoniennes, achevées en 1815, sonnent le glas de la période moderne. De fait, le XIXe siècle est celui des bouleversements de l’art militaire, voyant schématiquement la puissance du choc se faire progressivement surpasser par celle du feu – s’entend, par les armes à feu individuelles et les pièces d’artillerie, qui y préexistent certes mais atteignent désormais une puissance sans précédent. En un mot, la guerre devient industrielle, générant de nouveaux maux pour le corps et l’esprit que la psychologie et la psychiatrie peinent encore à aborder un siècle après.

C’est donc à cette dialectique qu’invite à réfléchir La Revue d’Histoire Militaire à l’occasion de ce nouveau dossier thématique. Les aspects psychologiques et psychopathologiques de la Première Guerre mondiale seront envisagés tant, dans un premier temps, sous l’angle de la peur et du traumatisme liés à l’épidémie de grippe espagnole, que, dans un second temps, à travers la remise en question par la psychiatrie, avec le diagnostic d’hystérie, du modèle militaro-viril des gens de guerre. La psychologie sera ensuite abordée à l’aune de la stratégie, à travers la question de la guerre dans les champs cognitifs, avant de faire l’objet d’un bref retour dans le temps centré sur les traumatismes de guerre à la fin du Moyen Âge. Enfin, deux articles reviedront sur la complexité et l’imprévisibilité de la psychologie à travers l’exemple de la bataille de Singapour qui, en 1942, opposa Japonais et Anglais militairement mais aussi psychologiquement, et une réflexion sur la notion même de guerre psychologique.

Bonne lecture !

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Bibliographie :

GUEUGNEAU Christophe, « En Ukraine, la guerre n’affecte pas que les corps, mais aussi les esprits », dans Mediapart, Paris, Société Editrice de Mediapart (SAS), 2022, [en ligne] https://www.mediapart.fr/journal/international/260322/en-ukraine-la-guerre-n-affecte-pas-que-les-corps-mais-aussi-les-esprits (dernière consultation le 29/03/2022)

LIDDELL HART Basil Henry, The Decisive Wars of History, Londres, George Bell & Sons, 1929, 242 p.

LARREY Dominique-Jean, Recueil de mémoires de chirurgie, Paris, Compère Jeune éditeur, 1821, 319 p.

SUN TZU, L’Art de la guerre, Paris, Flammarion, 1972, 320 p., traduit par WANG Francis

VON CLAUSEWITZ Carl, De la Guerre, Paris, Minuit, 1955, 760 p., traduit par NAVILLE Denise

World Health Organization, « Emergency in Ukraine », dans External situation report, n°1, Genève, World Health Organization, 2022, 8 p., [en ligne] https://www.who.int/publications/m/item/emergency-in-ukraine—situation-report-1 (dernière consultation le 15 mars 2022)


[1]World Health Organization, « Emergency in Ukraine », dans External situation report, n°1, Genève, World Health Organization, 2022, 8 p., [en ligne] https://www.who.int/publications/m/item/emergency-in-ukraine—situation-report-1 (dernière consultation le 15 mars 2022).

[2]La Russie est à l’heure actuelle l’État qui compte le plus d’armes nucléaires, un arsenal estimé à 4330 en 2019 (à titre de comparaison, les États-Unis disposaient alors de 3800 bombes nucléaires, et la France 300).

[3]Pour davantage de précisions quant à la santé mentale dans le contexte de la guerre en Ukraine, voir l’article de Mediapart sur le sujet, publié après l’écriture de ces lignes : GUEUGNEAU Christophe, « En Ukraine, la guerre n’affecte pas que les corps, mais aussi les esprits », dans Mediapart, Paris, Société Editrice de Mediapart (SAS), 2022, [en ligne] https://www.mediapart.fr/journal/international/260322/en-ukraine-la-guerre-n-affecte-pas-que-les-corps-mais-aussi-les-esprits (dernière consultation le 29/03/2022)

[4]VON CLAUSEWITZ Carl, De la Guerre, Paris, Minuit, 1955, 760 p., traduit par NAVILLE Denise.

[5]LIDDELL HART Basil Henry, The Decisive Wars of History, Londres, George Bell & Sons, 1929, 242p.

[6]SUN TZU, L’Art de la guerre, trad. Francis Wang, Paris, Flammarion, 1972, 320 p., traduit par WANG Francis. Il n’existe pas de certitude quant à sa date de rédaction, mais on estime qu’elle eut lieu au Ve siècle avant notre ère.

[7]Pluriel de pathos.

[8]LARREY Dominique-Jean, Recueil de mémoires de chirurgie, Paris, Compère Jeune éditeur, 1821, 319 p.

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