La Guerre de Cent Ans : apprendre à vaincre - Amable Sablon du Corail

La Guerre de Cent Ans : apprendre à vaincre – Amable Sablon du Corail

Apprendre à vaincre.

Avant d’être la guerre nationale dénommée et largement reconstruite a posteriori par les historiens français du XIXe siècle, la guerre de Cent Ans fut l’affrontement de deux dynasties, les Valois et les Plantagenêts.

De 1337 à 1453, le royaume de France, ensemble politique complexe partagé entre domaine royal, apanages et fiefs aux mains de différentes familles nobles, est le théâtre principal de ce conflit qui, pour être interminable, n’a de cesse d’évoluer dans ses enjeux, ses modalités et son intensité, et est entrecoupé de périodes de trêves. Les hostilités entre rois de France et d’Angleterre résultent, d’ailleurs, de cet enchevêtrement de souverainetés : les seconds, appartenant à la maison Plantagenêt, sont également ducs de Guyenne, un fief du royaume de France, pour lequel ils sont donc tenus de prêter hommage aux monarques Valois. De la prétention croissante de chacune de ces dynasties au contrôle de ce vaste espace naît, dans la première moitié du XIVe siècle, un « conflit de souveraineté »[1]. Plus d’un siècle plus tard, après la victoire éclatante des armées françaises à la bataille de Castillon à l’été 1453, on ne trouve plus un soldat du roi d’Angleterre en Guyenne et le litige semble enfin refermé. Comment, à l’issue de toutes ces campagnes, chevauchées, sièges et autres « journées » – synonyme de bataille -, parfois victorieuses mais si souvent désastreuses, les Valois l’ont-ils finalement emporté sur les Plantagenêts ?

En se livrant à une longue narration problématisée sur cinq parties, suivies d’une sixième à l’approche plus thématique et d’un épilogue, Amable Sablon du Corail, historien médiéviste et conservateur du patrimoine aux Archives nationales, interroge les ressorts de la stratégie des deux camps. Comme aujourd’hui, souligne l’auteur, la stratégie ne se limite pas à des problématiques militaires : les opérations proprement dites restent brèves et assez rares, et moins nuisibles que le « chaos »[2] qui s’ensuit régulièrement, « de basse intensité, mais permanent et généralisé ». Le lent cheminement vers la victoire des Valois est le fruit d’une « stratégie globale » plutôt que de succès sur les seuls champs de bataille.

Dans cette « confrontation totale » où la couronne de France est disputée, le facteur politique, en particulier, est essentiel : il s’agit, tout au long du conflit, de veiller à l’adhésion de « ceux dont l’opinion comptait, c’est-à-dire principalement les princes, la noblesse et les villes ». Leur allégeance compte tout à la fois en tant qu’assises territoriales sous une autorité que pour leur contribution au conflit au moyen des armes et du nerf de la guerre : l’impôt.

Centrale dans le nécessaire affermissement d’un État souverain à même de se défendre, l’épineuse question de la fiscalité se pose sans cesse aux monarques. La capture du roi Jean II le Bon à Poitiers en 1356, qui rend nécessaire le versement d’une rançon, conjugue la problématique fiscale au désastre militaire, auxquels s’ajoute deux ans plus tard le meurtre des maréchaux par une foule parisienne galvanisée par Étienne Marcel. Après cette décennie catastrophique, le redressement progressif du royaume sous Charles V (1364-1380) n’est pas seulement le résultat de la reconquête militaire de la Normandie et de l’Île-de-France, « centre économique et démographique du royaume »[3], au moyen d’une « stratégie indirecte »[4], de la petite guerre faite d’escarmouches et de ruses menée par Bertrand Du Guesclin. En effet, le roi met par ailleurs en place « une fiscalité moderne, c’est-à-dire acceptée par les contribuables, et dont le débit serait assuré et constant »[5] et le montant négocié localement avec des représentants des trois ordres. Ce système fiscal, qui garantit à Charles V le Sage deux à trois fois plus de revenus qu’à son ennemi Édouard III, est destiné à persister pour des siècles.

Bertrand Du Guesclin fait connétable de France en 1370, ou l’adoubement de la guerre irrégulière par Charles V
Bertrand Du Guesclin fait connétable de France en 1370, ou l’adoubement de la guerre irrégulière par Charles V – domaine public, Wikimedia Commons

Si ce règne a donc marqué un tournant, avec l’adoption par la monarchie valoise d’une stratégie totale et cohérente, le mouvement en est interrompu dans les dernières années du siècle, avec la folie de Charles VI (1380-1422). « Coup de tonnerre dans un ciel serein »[6], les crises violentes de ce dernier laissent progressivement la place à une incapacité mentale chronique, dont profitent princes et ducs pour le manipuler et détourner l’argent public. En insistant sur la portée de cet imprévisible coup du sort, comme sur la tornade qui s’abat implacablement sur l’armée d’Édouard III en 1360 et le force à négocier, l’auteur apporte une nuance à sa propre thèse selon laquelle la victoire est purement affaire de stratégie : le « hasard »[7] et les « hommes » ont eu, à plusieurs reprises, leur importance dans cette guerre de plus d’un siècle.

De fait, dans les deux camps, rois et capitaines se succèdent et tirent les leçons des campagnes passées, donnant lieu à des variations dans l’emploi des armes. Les années 1340 voient ainsi les forces anglaises en Guyenne, commandées par Henri de Lancastre, s’adonner à des chevauchées et courses, c’est-à-dire à des « raids en profondeur »[8] reposant sur la vitesse et la surprise, permettant le pillage de localités riches et la prise au piège de détachements ennemis, et incitant vivement les nobles et les villes à se rallier pour ne pas subir le même sort. Cette stratégie sidère les autorités françaises. Elle s’inscrit cependant en porte-à-faux lorsque, en 1346, Édouard III débarque en Normandie : en dépit de ses ordres, ses hommes n’ont de cesse de malmener le pays et, avec lui, les habitants censés redevenir ses sujets. Ils sont également trop peu nombreux pour être placés en garnison, aussi le roi d’Angleterre doit-il en rester à une « chevauchée sans lendemain »[9].

Lorsque, en 1415, son lointain successeur Henri V attaque à son tour la Normandie, c’est à des fins de conquête, et en modulant la violence armée en fonction de l’attitude des villes – reddition ou résistance. Le premier siège de la campagne, celui d’Harfleur, s’avère toutefois coûteux en hommes et, lorsque le Plantagenêt entend retourner sur son île, son armée, très mal en point, se retrouve, à Azincourt, face à des Français bien supérieurs en nombre. Même si elle l’emporte, contre toute attente, anéantissant un dispositif français incapable de manœuvrer et saignant à blanc la noblesse du royaume, elle n’est donc pas en mesure d’exploiter sa victoire et doit repartir. Le changement de stratégie était prometteur, mais l’exécution échoue.

Six ans plus tard, le roi d’Angleterre procède de nouveau à des sièges, avec succès mais au prix de nombreux hommes à cause du combat et de la maladie… qui lui coûte, à trente-cinq ans, sa propre vie. « Conséquence logique d’une stratégie désastreuse, épuisant toutes les ressources d’Henri V, jusqu’à la plus précieuse, lui-même »[10], écrit Amable Sablon du Corail. Plus grave : sa mort précédant de quelques semaines celle du roi fou, l’accession des Plantagenêts au trône de France, prévue par le traité de Troyes signé en 1420, est rendue caduque.

Cependant, son ennemi valois, Charles de France, ne doit pas sa couronne à la seule Providence. Dès 1418, lorsque Paris tombe aux mains des Bourguignons, le dauphin de France entame un laborieux travail de légitimation, entouré d’un petit « gouvernement en exil »[11] qui parvient petit à petit à s’assurer la maîtrise du Languedoc avant de connaître des revers dans la décennie 1420. Lorsque, en 1429, surgit une jeune fille nommée Jeanne qui se dit missionnée par le « roi du Ciel », Charles et les siens adoptent, souligne l’auteur, une attitude non pas fascinée mais rationnelle, la tenant d’abord à l’écart des opérations visant à lever le siège d’Orléans.

C’est à la suite du premier succès tactique de Jeanne d’Arc, qui parvient à s’emparer d’un retranchement anglais et à progressivement briser le dispositif ennemi, qu’ils prennent conscience de l’atout stratégique majeur que représente cette improbable meneuse d’hommes, dont le charisme enthousiasme la noblesse combattante. Ainsi la laissent-ils prendre la tête du siège de Troyes, dont elle s’empare en menant un « affrontement purement psychologique »[12] : comblant les fossés de la ville en y jetant des fagots et des fascines, elle fait mine d’attaquer la ville, sans préparation, avec un aplomb qui suffit à faire craindre les plus grandes violences aux habitants, qui expulsent donc la garnison bourguignonne. Ébahies, bien des villes champenoises se rendent, dont Reims où se fait finalement sacrer Charles VII.

Quelques mois plus tard, Jeanne d’Arc rejoue ce bluff devant Paris, mais échoue à la reprendre. Ainsi, l’année suivante, le roi, désormais bien installé sur son trône, ne tente nullement de libérer des mains anglaises une prisonnière plusieurs fois défaite et devenue bien agaçante.

L’épopée johannique, décisive au point de constituer, selon Amable Sablon du Corail, le « tournant de la guerre de Cent Ans »[13], est donc étudiée comme une séquence du long cheminement de Charles VII, roi qui sait parfaitement intégrer la Pucelle d’Orléans à son dispositif stratégique, et non comme un épisode à la teneur mystique. S’il rallie alors à sa bannière bien des villes, c’est non seulement par l’aura des victoires mais également par un usage immodéré de la grâce royale qui prévoit bien des exemptions à l’impôt, proportionnées à leur puissance, est-il rappelé. En effet, la chevauchée du sacre est aussi une vaste opération fiscale orchestrée par un monarque qui, encore en difficulté, fait désormais entrer son royaume dans un cercle vertueux. Tout au long de ses campagnes, il se montre aussi fin politique que chef de guerre visionnaire.

En effet, de 1449 à 1450, le roi réussit un nouveau coup de maître en reprenant en à peine plus d’un an la Normandie, où les garnisons anglaises pullulent depuis le début de la guerre. À nouveau, les lettres d’abolition des villes sont légion, et le roi apparaît comme généreux envers ceux qui se soumettent, et implacable envers les autres. La stratégie de Charles VII, comme celle d’Henri V trente ans plus tôt, associe « fureur et magnanimité »[14], et joue sur une population qui peut se révolter contre les capitaines anglais. Toutefois, ce succès est d’abord militaire.

De fait, quatre ans plus tôt, ce roi prenait à bras le corps la question de la criminalité des troupes démobilisées, véritable mal du siècle, en créant, contre les normes du temps, une armée permanente, professionnelle et répartie entre les différentes régions du royaume. Ces compagnies d’ordonnance, encore largement constituées de nobles et dès lors en phase avec la société d’ordres, et dont « la cohésion et la souplesse d’emploi »[15] sont sans commune mesure avec les bandes d’hommes d’armes massées à Crécy, Poitiers et Azincourt, l’emportent habilement sur le champ de bataille de Formigny en avril 1450, scellant le sort de la présence anglaise en Normandie. Dans ces conditions, la reconquête de la Guyenne, dans les années qui suivent, n’est plus bien difficile à mener. Charles VII est, plus que jamais, Charles le Victorieux.

Bien que des évolutions de l’art militaire, comme l’usage de l’artillerie, aient pu bénéficier aux Valois, leur victoire est d’abord le produit d’une stratégie globale mise en œuvre au sortir de bien des traversées du désert pour eux et leurs sujets. Charles VII parvient à patiemment jouer sur tous les tableaux, y compris diplomatiques, pour s’imposer comme vainqueur, c’est-à-dire comme roi de paix, restaurateur d’une harmonie troublée : parmi d’autres développements intéressants, l’auteur se livre ainsi à une historicisation de la notion de paix, celle-ci n’allant pas, au Moyen Âge, sans guerre préalable ou sans justice et honneur. Cela n’aurait toutefois pas été possible, rappelle-t-il, sans l’extraordinaire résilience de beaucoup, et en particulier de certains nobles de moyenne extraction, et sans les efforts déjà entrepris à la tête de l’État par Charles V. La conclusion victorieuse d’un siècle entier de guerre est le résultat d’une lente progression collective.

La paix d’Arras en 1435, succès diplomatique de Charles VII mettant un terme à trois décennies de guerre civile entre Armagnacs et Bourguignons, dont le duc est alors Philippe le Bon (1396-1467)
La paix d’Arras en 1435, succès diplomatique de Charles VII mettant un terme à trois décennies de guerre civile entre Armagnacs et Bourguignons, dont le duc est alors Philippe le Bon (1396-1467), enluminure du manuscrit de Martial d’Auvergne, Les Vigiles de Charles VII, vers 1486 – domaine public, Bibliothèque Nationale de France, Wikimedia Commons

Imposant et dense, et par là même difficile à recenser en quelques lignes, l’ouvrage propose une analyse stimulante sur l’une des plus grandes guerres du Moyen Âge. Le propos aurait parfois gagné à un peu plus de précision, notamment quant aux ressorts tactiques des victoires – comment La Hire, capitaine qui mena avec talent une « guerre asymétrique »[16] pour Charles VII, s’empara-t-il si aisément de Château-Gaillard en 1430 ? – et aux décisions de certains acteurs – les Anglais commirent sans doute une « très grave erreur »[17] en restituant le Maine sans contrepartie sous Charles VII, mais comment expliquer qu’ils aient fait ce choix ?

Cependant, en optant pour une progression sur le temps long tout en interrogeant la stratégie dans toute sa diversité – militaire, politique, fiscale ou encore idéologique -, en agrémentant sa narration de plusieurs cartes et en s’adonnant à quelques analogies contemporaines, Amable Sablon du Corail apporte une contribution riche à l’histoire d’un conflit connu de tous et néanmoins mal connu de beaucoup, et rappelle que la guerre, comme la victoire, n’est pas seulement une affaire militaire.

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Bibliographie

SABLON DU CORAIL Amable, La Guerre de Cent Ans : apprendre à vaincre, Paris, Passés Composés, 2022, 461 p.


[1] SABLON DU CORAIL Amable, La Guerre de Cent Ans : apprendre à vaincre, Paris, Passés Composés, 2022, 461 p., p. 24

[2] Ibid., p. 11

[3] Ibid., p. 111

[4] Ibid., p. 376

[5] Ibid., p. 107

[6] Ibid., p. 174

[7] Ibid., p. 16

[8] Ibid., pp. 55-56

[9] Ibid., p. 59

[10] Ibid., p. 217

[11] Ibid., pp. 204-205

[12] Ibid., p. 245

[13] Ibid., p. 241

[14] Ibid., p. 315

[15] Ibid., p. 322

[16] Ibid., p. 376

[17] Ibid., p. 296

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