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Les épurations de l’armée française, 1940-1966 – BOURACHOT André & ORTHOLAN Henri

Cette recension a préalablement été publiée dans la lettre n°14 BIS de la Commission Française d’Histoire Militaire en avril 2022. Nous partageons ce texte avec leur autorisation et celle de l’auteur, Michel LOUSTAU.

Les vicissitudes politiques de la France – une quinzaine de constitutions et de gouvernements provisoires de 1791 à 1958 – se sont traduites par des épurations successives de l’armée. La Convention jacobine a fait guillotiner des généraux suspects de royalisme ou de tiédeur sur le champ de bataille, et la Terreur blanche de 1815-1816 a coûté la vie à deux maréchaux – Ney, fusillé, et Brune, assassiné – ainsi qu’aux généraux La Bédoyère, Chartran, César et Constantin Faucher, Mouton-Duvernet, tous fusillés, et Ramel, assassiné. Le général André Zeller a fait revivre cette période (1814-1823) dans Soldats perdus (1977). Les auteurs rappellent l’affaire des fiches (1904), venant après le boulangisme et l’affaire Dreyfus, et l’antimilitarisme de l’Assemblée consultative d’Alger[1] (1943). Ils abordent les notions fluctuantes de légitimité et de légalité, et la question épineuse de l’armistice du 22 juin 1940, qualifié de capitulation par de Gaulle pour discréditer Vichy ; or la zone libre « a servi de poumon à tout le pays pendant plus de deux ans »[2]. Selon Göring, Hitler aurait commis une lourde erreur en accordant l’armistice, et de Gaulle a dit au général Odic le 12 novembre 1941 « N’oubliez jamais que l’armistice ne pouvait être évité »[3]. Pour Hitler, la France devait servir « d’État tampon pour le IIIe Reich à l’Ouest dans la perspective de se lancer à l’assaut de l’URSS à l’Est […] partenaire sous tutelle »qu’un futur traité de paix ramènerait à ses frontières de 1610[4]. C’est la thèse de François Delpla.

Deux militaires sont face à face : le vainqueur de Verdun dont les auteurs ne dissimulent pas les ambiguïtés, et l’homme du 18 juin, bien plus politique qu’officier, connu par« les salons et la plume », coupable aux yeux de nombreux militaires du « péché d’orgueil »[5]. Le choix entre Vichy, Londres et la Résistance divise les familles et la guerre civile, à Dakar, au Gabon, en Syrie, est le fait de de Gaulle « envoyant les Français se battre les uns contre les autres »[6]. En 1939, il y avait 35 000 officiers d’active et 90 000 de réserve, dont l’armée d’armistice a gardé les meilleurs. La première épuration est due à Vichy dont les lois d’exclusion frappent 500 militaires juifs dont trois généraux, Boris, Lazard, El Ghozi, deux intendants généraux, Lévy et Emile Bloch et le pharmacien général Armand Bloch[7]. Quant aux francs-maçons, 600 ou 700 en 1939 pour les trois armées, 10 généraux, 125 officiers et 24 sous-officiers sont mis à la retraite d’office selon R. O. Paxton[8]. Des militaires passés à la France libre sont jugés, souvent par contumace, et de Gaulle lui-même, condamné le 4 juillet 1940 à Toulouse à quatre ans de prison et à 100 F d’amende, est rejugé le 2 août à Clermont-Ferrand où il est condamné à mort et à la confiscation de ses biens. Parmi ses juges, les généraux Sivot et de La Laurencie passeront à la Résistance, et les généraux Frère, de La Porte du Theil et Etcheberrigaray seront déportés[9].

La collaboration militaire et paramilitaire est traitée dans les chapitres 7 et 8, avec in fine deux exemples éclairants. Le lieutenant-colonel Dimitri Amilakvari, prince géorgien, légionnaire, Compagnon de la Libération, est tué à Bir-Hakeim le 24 octobre 1942 ; son frère Constantin, ancien adjudant-chef de la Légion, premier porte-drapeau de la Légion des volontaires français (LVF), grièvement blessé, meurt à Paris le 4 juillet 1943. Henri Bassompierre, pilote de chasse en Afrique française du Nord (AFN), est abattu le 9 janvier 1945 ; son frère Jean, LVF, milicien, Waffen SS de la division Charlemagne, sera fusillé le 20 avril 1948[10]. La question du choix se pose à nouveau pour l’armée d’Afrique lors de l’opération Torch du 8 novembre 1942, et l’imbroglio ne se dénoue qu’avec l’accord entre Darlan et les Anglo-Américains, au grand dam de de Gaulle, qui va s’imposer aux côtés de Giraud puis éliminer ce dernier au début de 1944. Les bases juridiques de l’épuration gaulliste sont fixées avec la création de la Commission d’épuration (août 1943) et du Tribunal militaire d’armée (octobre), Le commissaire à la Guerre et à l’Air Le Troquer, socialiste, est assisté des colonels Tamisier et Grossin, franc-maçon[11]. Le 21 décembre 1943, le Comité français de Libération nationale crée la notion d’« indignité »et la délation est encouragée. Le général Barré, commandant supérieur en Tunisie, est mis en congé de non-activité et le général Prioux doit quitter l’armée (août 1943), sans que Giraud ait fait grand-chose pour les défendre. Juin, commandant en chef en AFN, « est passé très près de l’épuration »[12] et de Gaulle lui a sauvé la mise car il n’y avait que lui « qui fut capable de faire accepter de Gaulle à l’Armée d’Afrique ».

Le Tribunal d’armée condamne à mort Pierre Pucheu, capitaine de réserve et ancien ministre de l’Intérieur de Vichy, que plusieurs généraux juges ont servi, et le lieutenant-colonel Cristofini, de la Phalange africaine. Le général Noguès part en exil au Portugal, le gouverneur général Boisson mourra en 1948 des suites de sa détention, tandis que le général Bergeret obtiendra un non-lieu en 1945[13]. En métropole, 4000 officiers et 3000 à 3500 sous-officiers ont rejoint la Résistance, partagés entre l’Organisation de résistance de l’Armée, l’Armée secrète, les Francs-tireurs et partisans, le Bureau central de renseignements et d’action et le Special Operations Executive britannique. Un arrêté du 22 septembre 1944 crée la Commission d’épuration et de réintégration présidée par le général Matter, directeur de l’Infanterie de 1925 à 1934 et franc-maçon[14]. Pour la seule armée de Terre, plus de 20 000 dossiers d’officiers ou assimilés sont passés devant la Commission. L’épuration atteint 141 généraux, 27 amiraux et 5 généraux de l’armée de l’Air[15]. Des milliers de cadres de la Force française de l’Intérieur sont intégrés dans l’active, les militaires juifs et francs-maçons sont réintégrés. Le dégagement des cadres en surnombre – en violation de la loi Soult de 1834 – touche environ 14 000 officiers dont 10 000 d’office[16]. Le témoignage de Paul Cappy, dans Le dossier de l’Armée française. La guerre de « cinquante ans » 1914-1962 de Jean Feller, est à cet égard émouvant[17].

Mais l’Armée française n’a pas encore bu le calice jusqu’à la lie. L’Empire colonial français, solidement tenu en 1939, se disloque et au drame indochinois succède la tragédie algérienne. La victoire militaire quasi-complète sur le terrain en 1960, due au plan Challe, ne résolvait pas le problème politique, sauf à instaurer la partition[18], et le pouvoir a « traité l’armée française en bonne à tout faire sans jamais lui donner une mission claire et précise »[19]. Le sort des harkis[20] a été déterminant dans l’engagement de nombreux officiers favorables au putsch, puis à l’Organisation Armée Secrète (OAS). Le procès des barricades de novembre 1960 aboutit à la mutation de quatre généraux et des colonels Gardes, Argoud, Trinquier, Broizat, Godard[21]. L’échec du putsch des généraux Challe, Salan, Jouhaud et Zeller entraîne la création du Haut tribunal militaire (27 avril 1961), remplacé en juin 1962 par la Cour militaire de justice, devenue en 1963 Cour de sûreté de l’État. La guerre civile met aux prises l’OAS, qui a tué 2 271 personnes au total, et blessé 5 394 personnes, à 85 % musulmanes[22] et les forces gouvernementales (gendarmes mobiles, CRS, « barbouzes »)[23].

La répression judiciaire vise les généraux qui ont dirigé ou soutenu le putsch, ainsi que les militaires engagés dans l’OAS ; le lieutenant Roger Degueldre, chef des commandos Delta, le sergent Albert Dovecar, du 1er régiment étranger de parachutistes, et le lieutenant-colonel Jean-Marie Bastien-Thiry sont fusillés, ainsi que le civil Claude Piegts. La répression administrative et le dégagement des cadres renvoient à la vie civile plusieurs milliers d’officiers, comme le lieutenant-colonel Déodat du Puy-Montbrun, commandant en second de l’École des troupes aéroportées, qui n’avait pas participé au putsch, mais à qui une dénonciation calomnieuse valut sa mise à la retraite d’office…

On peut ne pas être d’accord avec le général Bourachot et le colonel Ortholan sur certains points, mais c’est une raison de plus pour lire ce livre de référence.

Michel LOUSTAU secrétaire général de la Commission Française d’Histoire Militaire

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Bibliographie :

BOURACHOT André et ORTHOLAN Henri, Les épurations de l’armée française, 1940-1966 : le conflit de devoir de l’officier, Paris, L’artilleur / Bernard Giovanangeli Éditeur, 2021, 493 p.


FELLER Jean, Le Dossier de l’armée française, la guerre de cinquante ans, 1914-1962, Paris, Perrin, 1966, 523 p.


[1] BOURACHOT André et ORTHOLAN Henri, Les épurations de l’armée française, 1940-1966 : le conflit de devoir de l’officier, Paris, L’artilleur / Bernard Giovanangeli Éditeur, 2021, 493 p., p. 34

[2] Ibid., p. 43

[3] Ibid., p. 44

[4] Ibid., p. 51

[5] Ibid., pp. 72-75

[6] Ibid., pp. 128-129

[7] Ibid., p. 141

[8] Ibid., p. 145

[9] Ibid., pp. 152-153

[10] Ibid., p. 194

[11] Ibid., pp. 271-272

[12] Ibid., pp. 281-282.

[13] Ibid., pp. 286-303

[14] Ibid., pp. 326-327

[15] Ibid., pp. 370-371

[16] Ibid., p. 379

[17] FELLER Jean, Le Dossier de l’armée française, la guerre de cinquante ans, 1914-1962, Paris, Perrin, 1966, 523 p., pp. 400-402

[18] BOURACHOT André et ORTHOLAN Henri, op. cit., p. 418

[19] Ibid., p. 422

[20] Ibid., p. 414

[21] Ibid., p. 427

[22] Ibid., p. 441

[23] Ibid., p. 447

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