Novembre 1914. Le front de l’Ouest est stabilisé, la guerre des tranchées débute, la perspective d’un conflit long et pénible commence à apparaître. Les âpres combats des tranchées commencent après les assauts meurtriers des mois précédents. L’ossature des deux camps est définie : Entente d’un côté, Empires centraux de l’autre, rejoints depuis novembre par l’Empire Ottoman, entré officiellement en guerre le 1er novembre. Celui-ci a développé des relations économiques et commerciales avec l’Empire germanique, et profite du conflit pour attaquer l’Empire russe, dont il brigue des territoires frontaliers, ce qui amène la Triple Entente à lui déclarer la guerre. D’autant plus que des bâtiments allemands, le Goeben et le Breslau se sont réfugiés en Mer noire en août 1914, passant par le détroit des Dardanelles pour échapper aux forces navales françaises et britanniques, après avoir bombardé Bône et Philippeville. Les perspectives du conflit s’élargissent.
Les prodromes de l’opération
Winston Churchill, alors First Lord of Admiralty (ministre de la Marine anglaise) propose d’ouvrir un front à l’Est, afin sinon de faire évoluer le conflit par une action surprise, au moins de soulager le front ouest, entraîner dans le sillage de l’Entente les différents pays des Balkans qui n’ont pas encore pris part au conflit, et rétablir une liaison maritime avec le sud de la Russie. Ces liaisons maritimes sont importantes : les routes terrestres sont coupées par les forces des Empires centraux, les chemins maritimes du Nord sont pris par les glaces une partie de l’année et l’accès à la mer Baltique est contrôlé par les Allemands.
Une telle opération aurait également l’avantage de donner un accès méditerranéen à la Russie, via ses ports de la Mer Noire. Cette idée n’est pas anglo-anglaise : dès 1914, des officiers français évoquent la possibilité d’ouvrir un nouveau front pour des raisons similaires. Si Churchill rencontre des réticences tant du côté anglais que du côté français, le plan de la campagne de Gallipoli est finalement accepté en janvier 1915 : un franchissement du détroit des Dardanelles afin de remonter ensuite par voie de mer jusqu’à Constantinople, et forcer les Ottomans à sortir de la guerre. Seule une expédition maritime semble en effet possible à ce stade de la guerre, et pour Churchill, c’est un moyen d’utiliser la Royal Navy de manière décisive, montrer qu’elle est encore la marine dominante et qu’elle a un rôle à jouer pour accélérer le cours des événements. Il s’agit également de ne pas dégarnir les fronts occidentaux.
L’idée est soutenue à terme par Lloyd George, chancelier de l’Echiquier, du côté anglais et par le Président Poincaré du côté français. Cela malgré l’opposition notamment de Joffre qui préfère une concentration des forces à l’Ouest et celle de l’amiral Fischer qui refuse de dégarnir les flottes de la mer du Nord. Si l’opération est conçue par le gouvernement britannique, la participation française est « souhaitée », et Joffre finit par donner son accord. Mais ce n’est pas le commandant de l’armée navale française, l’Amiral Boué de Lapeyrère, qui aura le commandement de la division française. Ce rôle échoit tour à tour aux Amiraux Guépratte, dont le rôle a particulièrement été retenu, Nicol et Dartige de Fournet. Boué de Lapeyrère est tenu à l’écart des opérations tout au long de la campagne.

L’étape préliminaire : pilonner les forts
L’opération débute le 10 février 1915. Il est nécessaire de visualiser le détroit des Dardanelles pour mieux comprendre les difficultés auxquelles se heurtent les alliés. Au Nord Ouest : la presqu’île de Gallipoli. Au Sud-Est : la Turquie continentale. Entre les deux, un bras de mer, reliant la mer Egée à celle de Marmara ; celle-ci est stratégique : elle donne accès au détroit du Bosphore et donc à la mer Noire. C’est une porte vers l’Asie et la Russie. Un passage intéressant donc. Plus de 60 km de long, entre un et quatre kilomètres de large surplombés par des hauteurs, défendues par des forts, rendant vulnérables à l’artillerie ottomane les bâtiments passant par le détroit. Un long couloir dangereux.
La première étape est l’attaque de ces forts : l’idée est de pilonner à distance avant de lancer l’assaut du détroit. C’est une étape nécessaire pour permettre ensuite à la flotte alliée de passer le détroit puis d’atteindre Constantinople, leur objectif. Cependant, les tergiversations franco-britanniques permettent aux Ottomans d’organiser leur défense, avec l’aide des Allemands sous le commandement du général von Sanders. Ils réarment les forts et les renforcent afin de les rendre pleinement opérationnels. Des premiers coups de buttoirs sont lancés courant février, le 19 et le 25, retardés par les mauvaises conditions climatiques, certains navires s’y démarquent, tel le Suffren.
Mais l’armée ottomane surplombe depuis les hauteurs, et peut donc facilement viser les forces navales de l’Entente, ce qui rend l’avancée des escadres alliées très compliquée et bloque les franco-britanniques tout au long des tentatives de pénétration dans le détroit. D’autant plus que les franco-britanniques sous-estiment la puissance ottomane, l’homme malade de l’Europe, et n’ont pas jugé nécessaire d’y engager des forces trop conséquentes.

Un assaut à l’épreuve des mines
Le 18 mars, la flotte part à l’assaut de celui-ci. 18 cuirassés y prennent part, dont quatre français, le Bouvet, le Suffren, le Charlemagne et le Gaulois, ainsi que des croiseurs et des destroyers. C’est la deuxième partie de l’opération initialement prévue. Cependant, dans la perspective d’un tel plan, les Turcs ont pris soin, dès novembre 1914 à la suite des premiers tirs franco-britanniques, de miner l’ensemble du détroit et de remettre en état sa défense. Les forces alliées n’ont pas pu tout déminé avant de lancer l’assaut qui rompt avec la stratégie d’attaque à distance.
En effet, les canons ottomans menaçaient les dragueurs de mine, les empêchant de neutraliser celles-ci. La dizaine de lignes de mines n’a pas été mise hors d’état de nuire. Cela s’avère désastreux pour la flotte. En plus des mines disséminées dans le bras de mer, les Ottomans tirent depuis les forts positionnés dans les hauteurs du détroit. Si ceux-ci sont réduits, les mines démontrent leur efficacité : au moins trois cuirassés chavirent et disparaissent, dont le Bouvet, coulé en deux minutes avec près de 600 marins. D’autres bâtiments sont très sérieusement endommagés. C’est le cas du Charlemagne.
La question des mines est intéressante : elles sont encore, à cette époque, peu efficaces, et nécessitent la construction de mouilleurs de mine (sous-marins ou bâtiment de surface). Or, les Français sont peu et mal équipés dans ce domaine, ce qui est beaucoup moins le cas des Allemands. Il en va de même pour les dragueurs de mine : un faible nombre seulement de vaisseaux est armé dans une perspective de guerre des mines. Celle-ci n’était pas envisagée au début du conflit, même par l’Amirauté britannique qui n’avait pas prévu l’ampleur que pourrait prendre cette forme de combat. Or, les Allemands et les Ottomans ont bien compris l’opportunité apportée par cette arme. Disséminés le long du détroit, les bancs de mines sont destructeurs et empêchent l’avancée décisive.
Un changement de stratégie : la combinaison des forces terrestres et navales
Les escadres, face à l’impossibilité de prendre le détroit de cette manière, se retirent et des débarquements sur la presque-île de Gallipoli sont envisagés afin de neutraliser les forts puis avoir le champ libre pour nettoyer le détroit des mines. En effet, si les amiraux estiment qu’il est possible de continuer les assauts par voie de mer, ils rencontrent l’opposition de leurs états-majors qui considèrent qu’à ce stade, seul un débarquement peu sauver la mise. C’est une reconsidération du plan initial. Les opérations sur terre débutent, avec notamment les débarquements des 25 avril et 6 août. Les troupes, en plus de Franco-britanniques, sont notamment composées de volontaires Australiens et Néo-Zélandais.
Mais le laps de temps écoulé depuis le mois de mars a permis aux Ottomans de renforcer leur défense. L’effet de surprise n’est plus là alors qu’il était nécessaire à la réussite de l’opération, et les troupes sont confrontées à l’armée turque, commandée par le colonel Mustafa Kemal. La flotte tente de protéger les troupes grâce à un appui feu, et apporte son soutien logistique.
Cependant, cet appui-feu n’a pas la puissance escomptée et la logistique est défaillante, notamment en ce qui concerne l’évacuation des blessés. Des forces sous-marines sont déployées afin de neutraliser la marine ottomane. C’est d’ailleurs un des points forts de cette campagne : grâce à l’action de ces submersibles, la marine ottomane dut interrompre une grande partie de son trafic. Cependant l’intervention de sous-marins allemands rend cette utilisation de plus en plus compliquée, et le commandement est de plus en plus précautionneux avec l’utilisation de sa flotte, notamment des cuirassés.
Sur terre, les événements s’avèrent tout aussi compliqués, spécifiquement lors du débarquement d’août au cours duquel, en plus de subir le feu ennemi, les troupes sont confrontées à la chaleur et aux maladies. Plusieurs éléments semblent avoir freiné les troupes. Outre la difficulté, voire l’impossibilité, à neutraliser les forces ottomanes placées en surplomb, les historiens pointent les difficultés logistiques, l’inexpérience des hommes, la faiblesse du renseignement ou encore les erreurs de commandement. Le front s’enlise donc, malgré les tentatives de ruptures de celui-ci.

Quel bilan pour cette opération ?
Les pertes sont importantes : au moins 46 000 morts du côté allié, et plus de 250 000 au total si l’on compte les morts de maladie. L’opération a tout l’aspect d’un échec, et face à l’enlisement, le rembarquement est décidé à l’automne 1915. Celui-ci, effectué de nuit, est d’ailleurs présenté comme la seule véritable réussite de l’opération. Les dernières troupes quittent le cap Helles les 8 et 9 janvier 1916. Les armées ont fait face à une tournure de combat similaire à celle se développant à l’Ouest : une condamnation de la guerre de mouvement en raison de la puissance de feu défensive.
Les conséquences générales de cet échec sont importantes : la Russie est définitivement isolée sur ce front et les troupes ottomanes peuvent être envoyées sur d’autres fronts (Caucase, Palestine). Churchill y perd son poste et sa réputation est durablement affectée. On lui attribue l’échec de l’opération. S’il en est bien le concepteur, le rôle qu’il a pris dans la direction opérationnelle est plus discutable. Il y a donc un double débat sur son rôle dans ce désastre : cette opération était-elle opportune et nécessaire ? Si non, il en est responsable puisqu’il l’a pensé. Si oui, a-t-il joué un rôle dans la conduite des événements ? Une réponse négative le dédouanerait des accusations portées contre lui a posteriori. Mais cela fait encore débat parmi les historiens.
Les Dardanelles dans les mémoires collectives
Sur le plan de la mémoire collective, l’opération des Dardanelles est considérée du côté français comme un véritable désastre mais relativement peu connu. Les Australiens et les Néo-Zélandais accordent une place très importante à cette bataille, notamment au débarquement du 25 avril. Ils considèrent celui-ci comme un de leurs premiers faits d’arme de la Grande Guerre, d’autant plus que leurs troupes sont indépendantes des Britanniques. Ils commémorent d’ailleurs toujours cette date qui est un jour férié. Les Turcs célèbrent encore aujourd’hui la victoire des Dardanelles.
Celle-ci a eu un effet très positif sur le moral de leurs forces armées, et beaucoup considèrent qu’elle a eu une place dans la formation de la Turquie moderne. Cela est renforcé par la présence de Kemal, le futur Atatürk, à la tête des troupes ottomanes. Si cette opération est mal connue en Europe de l’Ouest par les pays qui ont participé, c’est sans doute lié aux batailles succédant celle-ci, Verdun pour les Français, la Somme pour les Anglais.
Ces deux batailles, à la différence des Dardanelles, ont lieu sur les territoires nationaux ou à proximité de ceux-ci. Elles furent également plus conséquentes par le nombre d’hommes impliqués et de pertes. Le traumatisme fut donc sans doute plus marquant, plus prégnant. Mais l’étude de l’opération des Dardanelles rappelle que la Première Guerre mondiale ne fut pas limitée au seul front Ouest, et qu’elle reçut le titre de « mondial(e) » également pour la diversité de ses zones de combat et des forces engagées.
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Bibliographie indicative
CABANES Bruno, « Dardanelles : le traumatisme », L’Histoire, n°347, novembre 2009 Etudes Marines, « La Marine dans la Grande Guerre », Paris, Centre d’études stratégiques de la Marine, novembre 2018
MASSON Philippe, Histoire de la marine, Paris Limoges, C. Lavauzelle, 1992, vol. 2-De la vapeur à l’atome, 579 p.
MONAQUE Rémi, Une histoire de la marine de guerre française, Paris, le Grand livre du mois, 2016, vol. 1, 526 p.
PEDRONCINI Guy et CORVISIER André (eds.), Histoire militaire de la France. 3, De 1871 à 1940, Paris, France, Presses universitaires de France, 1992, 522; 64 p.
TAILLEMITE Étienne, Histoire ignorée de la Marine française, [Nouv. éd. augm., Paris, Perrin (coll. « Pour l’histoire »), 2003, 460 p.