Verdun… Parfois surnommée la Reine des Batailles, elle a durablement frappé l’imaginaire collectif français avec ses 700 000 victimes franco-allemandes, sa durée (de 21/02/1916-18/12/1916) et surtout, le slogan lancé aux Poilus en partance pour le front. Ils ne passeront pas… Mais derrière cette tragédie héroïque, se cachent, avant tout, des hommes, piégés dans l’une des plus terribles absurdités militaires de tous les temps.
Émile a 61 ans et vient d’un village près de Reims. Député de Nancy, ce militaire retraité a pourtant voulu servir et s’est porté volontaire en 1914. Commandant d’une unité de chasseurs à pied (56e et 59e bataillons) qu’il a lui-même formée, il sait que l’attaque allemande est pour bientôt. Celui qui est décrit par l’un de ses supérieurs comme « petit mais solide, actif, toujours prêt »[1] peut écouter son flair très aiguisé : cela fait des jours que le calme plat s’est installé sur le front, ce qui n’est pas normal.

Placé avec ses hommes en couverture du bois des Caures, Émile sait que cette position, à 17 km au nord-est de Verdun, ne peut manquer d’être la cible prioritaire d’une attaque allemande d’envergure sur la ville. Depuis des mois, il ne cesse de réclamer le renforcement de ce secteur dangereux et délaissé, personne ne l’écoute à l’état-major. Aussi s’est-il préparé au pire. Nous sommes le 20 février au soir, il écrit une lettre à sa femme Marcelle. Sait-il seulement que c’est la dernière ? Peut-être le ressent-il ?
« À la grâce de Dieu ! Vois-tu, je ferai de mon mieux et je me sens très calme. J’ai toujours eu une telle chance que j’y crois encore pour cette fois. Leur assaut peut avoir lieu cette nuit comme il peut encore reculer de plusieurs jours. Mais il est certain. Notre bois aura ses premières tranchées prises dès les premières minutes car il y emploieront flammes et gaz. Nous le savons, par un prisonnier de ce matin. Mes pauvres bataillons si épargnés jusqu’ici ! Enfin, eux aussi ont eu de la chance jusqu’à présent… Qui sait ! Mais comme on se sent peu de choses à ces heures-là. »[2]
Le 21 janvier, vers 6 h du matin, Émile, comme chaque jour, monte à cheval pour inspecter les troupes mais, pris d’un mauvais pressentiment, il donne son alliance à l’un de ses hommes en lui disant de la faire expédier à sa femme s’il lui arrive malheur… Quelques minutes plus tard, l’Enfer commence : à 7 heures précises, près de 1200 pièces d’artillerie allemandes déchirent le ciel de Verdun, déversant notamment des milliers d’obus sur les positions françaises du bois des Caures.
Émile, calme, avec sa canne, dirige ses hommes, leur faisant observer la consigne qu’il a énoncée dès janvier : « Les chasseurs ne se rendent pas ». Ce bombardement dure de manière ininterrompue depuis plus de 8 heures : les hommes se cachent où ils peuvent car les abris ne sont pas bétonnés. Il est 16 h lorsque deux divisions allemandes se jettent sur le bois des Caures qu’ils pensent abandonné par les Français. Toutefois, les chasseurs ressortent de terre, contre-attaquant terriblement, repoussant les vagues allemandes. Les positions ne peuvent être conservées longtemps, Émile tient cependant toujours à la nuit. Il télégraphie de faire venir des renforts d’urgence depuis Verdun. Ces derniers se préparent, mais arrivent en premier le 22 février.
Au petit matin, le pilonnage allemand recommence, terrible, fracassant, assourdissant… Et puis les fantassins allemands reviennent. Les chasseurs, réduits à une grosse centaine, se battent de manière désespérée, à un contre cinq : Émile, à leur tête, combattant comme un simple soldat, le fusil à la main, tire des coups précis. Mais les Français se font submerger par les nouvelles vagues allemandes vers 13 h. Émile sait que chaque minute gagnée ici permet l’arrivée de renforts supplémentaires pour protéger Verdun, aussi circule l’ordre de tenir jusqu’au dernier homme.
Or, vers 16 h, la nouvelle que le bois des Caures est contourné parvient à Émile et ses 80 derniers chasseurs. La lutte est devenue inutile, il faut sauver les hommes. Commence alors une retraite terrible sous un déluge de feu ennemi. Les Français doivent traverser un no man’s land déchiré par les obus et les mitrailleuses. Émile, impérial, mène les chasseurs, restant en arrière pour s’assurer que personne ne manque. Il faut aller de trou en trou pour éviter les tirs et sauter de son abri dès que les Allemands rechargent.
Émile va pour sortir d’un trou quand il aperçoit un soldat blessé : se jetant à son chevet, il lui confectionne un rapide bandage, c’est tout ce qu’il peut faire. Mais il a été distancé par ses hommes qui ont bientôt atteint un bois salvateur. Seuls deux sergents sont avec lui. Attendant la fin de la rafale, les trois hommes s’élancent du trou d’obus, courant vers le reste des chasseurs. Plus que quelques mètres… Les deux sergents s’élancent, quand ils entendent un tir fuser et un faible cri derrière eux. Ils se retournent : c’est Émile qui vient de prendre une balle en pleine tête.

Franz, de Munich, a 36 ans. Pour lui, la guerre, c’est avant tout la perte de son meilleur ami, August, quelques deux ans plus tôt. Il le sait : en partant, sur le quai de la gare, August lui a lancé un joyeux Au revoir ! auquel Franz a répondu par un Adieu… se perdant dans la sifflement du train qui part. Deux mois plus tard, August est tué à 27 ans. Le dégoût, l’horreur et la perte de ses illusions se sont accumulés depuis son envoi sur le front. Engagé volontaire, oui, certes, mais on annonçait À Paris en trois mois ! Et puis… Il y a eu les tranchées, la boue, les tirs constants d’obus et puis maintenant ce champ de bataille horrible de Verdun… Pour un peu, Franz, le philosophe, pense maintenant que cette guerre aux visions irréelles serait au moins le moyen de régénérer l’Humanité.

D’abord officier de cavalerie, il est passé dans la reconnaissance d’artillerie. Son rôle : désigner les cibles pour des tirs d’artillerie dévastateurs. Lui qui déteste cette guerre, il donne le signal pour donner la mort… Un matin comme les autres, le 4 mars plus précisément, le village de Braquis est là dans toute sa désolation. Franz repense peut-être aux derniers mots qu’il a envoyé à sa femme, deux jours auparavant :
« Depuis des jours, je n’ai rien vu d’autres que les plus abominables scènes que l’esprit humain puisse concevoir. Reste calme et ne t’inquiète pas : je te reviendrai. La guerre va se terminer cette année. Je dois m’arrêter d’écrire : le convoi des blessés qui prendra cette lettre va partir. Porte-toi bien et sois calme comme je le suis. »[3]
Dépassant Braquis à cheval, Franz se dirige vers la lisière de la forêt pour placer son équipe de reconnaissance. Comme à son habitude, Franz, peintre de profession, fait placer les bâches de camouflage qu’il a lui-même confectionnées avec des motifs impressionnistes dans toutes les teintes pouvant tromper les avions ennemis. Les bombardements français commencent, chacun pense Encore des camarades qui ne reviendront pas ! Et puis les détonations, les obus, la mort qui approchent et frappent tout autour du petit groupe… Touché à la tête par un de ces damnés éclats d’obus, Franz meurt sur le coup, comme tant d’autres, dans l’anonymat d’une journée sans gloire, presque banale.
Émile Driant est un brillant théoricien de la guerre, un homme politique d’envergure dans les cercles de la droite nationaliste et surtout un auteur fameux avec plusieurs milliers de lecteurs assidus qui n’hésitent pas à le surnommer le « Jules Verne militaire ». Son sacrifice à Verdun va être l’objet d’un véritable culte, notamment grâce à Maurice Barrès : c’est le premier héros du roman national de Verdun dans la conscience collective française.
Franz Marc est l’un des plus grands peintres allemands du XXe siècle. Philosophe prêchant une rédemption de l’homme dans la nature en se servant de la pureté des animaux comme modèle, il est le chef de file d’un mouvement de l’avant-garde expressionniste très reconnu en Allemagne, Der blaue Ritter (« le Cavalier Bleu »), en référence à ses œuvres les plus célèbres : des chevaux bleus. D’ailleurs, lui qui aime tant peindre les chevaux, il est probable que la dernière vision qu’il a avant de mourir, est celle de son cheval.

Nous avons pris ces deux exemples pour mettre en avant le côté invisible de Verdun : la dimension humaine et individuelle que l’on peut illustrer seulement par l’histoire personnelle de ces centaines de milliers de drames singuliers qui se jouent dans les dix mois de cette bataille. Des Franz, il y en eut 137 000, des Émile, 143 000. Mais au-delà des seuls chiffres, c’est la dimension absurde de ces morts qui fait de Verdun un chef d’œuvre de la vanité des guerres.
Les deux, à l’image de centaines de milliers d’autres, ne comprennent déjà plus cette guerre incompréhensible. Les deux sont morts d’une balle dans la tête, comme si le fil avait décidé de se couper brutalement. Les deux sont morts alors qu’ils ne s’attendaient probablement pas à la mort, en tout cas pas à ce moment-là et pas comme ça. La seule différence est que Driant est mort en héros et Marc dans l’anonymat… Mais finalement, quelle importance ? Le 18 décembre 1916, à la fin de la bataille, les Français retrouvent les positions qu’ils occupent le 21 février : cette bataille ne sert à rien d’un point de vue stratégique. Plus que jamais ne peuvent que revenir en tête, ce vers si emblématique de Jacques Prévert :
« quelle connerie la guerre ! »[4]
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Bibliographie
« Dernière lettre du colonel Driant à sa femme », dans France Histoire Espérance, France Histoire Espérance, 2011, [en ligne] https://www.france-histoire-esperance.com/derniere-lettre-colonel-driant-a-femme/ (dernière consultation le 02/01/2023)
« Émile Driant », dans Chemins de mémoire, Paris, Ministère des Armées, [en ligne] https://www.cheminsdememoire.gouv.fr/fr/emile-driant (dernière consultation le 02/01/2023)
« Franz Marc », dans Guggenheim, New York, The Solomon R. Guggenheim Foundation, [en ligne] https://www.guggenheim.org/artwork/artist/franz-marc?fbclid=IwAR041B3s0uaqYy-CqA8e85I5q53_VJFusbnIPTELz0fD72q6U5HbbUVyCV4 (dernière consultation le 02/01/2023)
« Le PC du Colonel Driant », dans Chemins de mémoire, Paris, Ministère des Armées, [en ligne] https://www.cheminsdememoire.gouv.fr/fr/le-pc-du-colonel-driant?fbclid=IwAR3DGiobXsfc6b-_AFtwz0qBNuLnbImFuK3PzKJYxm3tDfpK549i3ESMXY0 (dernière consultation le 02/01/2023)
DOBER Marc, « Franz Marc: utopian hopes for art and the Great War », dans Overland, Victoria, O L Society Limited, 2013, [en ligne] https://overland.org.au/2013/04/franz-marc-utopian-hopes-for-art-and-the-great-war/?fbclid=IwAR3dDAJtuCB-ftRKOTVNgTXuh4w_ZSJTey731V-d386FVaCV6_hEmjThYdc (dernière consultation le 02/01/2023)
PAULY Olivier, « “Oh Barbara, quelle connerie la guerre… », dans Ouest France, Rennes, Société Anonyme à Directoire et Conseil de Surveillance, 2014, [en ligne] https://www.ouest-france.fr/bretagne/brest-29200/oh-barbara-quelle-connerie-la-guerre-2842862#:~:text=%C2%BB%20(1).-,Rappelle%2Dtoi%20Barbara.,loin%20tr%C3%A8s%20loin%20de%20Brest%20%C2%BB. (dernière consultation le 02/01/2023)
[1] « Émile Driant », dans Chemins de mémoire, Paris, Ministère des Armées, [en ligne] https://www.cheminsdememoire.gouv.fr/fr/emile-driant (dernière consultation le 02/01/2023)
[2] « Dernière lettre du colonel Driant à sa femme », dans France Histoire Espérance, France Histoire Espérance, 2011, [en ligne] https://www.france-histoire-esperance.com/derniere-lettre-colonel-driant-a-femme/ (dernière consultation le 02/01/2023)
[3] DOBER Marc, « Franz Marc: utopian hopes for art and the Great War », dans Overland, Victoria, O L Society Limited, 2013, [en ligne] https://overland.org.au/2013/04/franz-marc-utopian-hopes-for-art-and-the-great-war/?fbclid=IwAR3dDAJtuCB-ftRKOTVNgTXuh4w_ZSJTey731V-d386FVaCV6_hEmjThYdc (dernière consultation le 02/01/2023)
[4] PAULY Olivier, « “Oh Barbara, quelle connerie la guerre… », dans Ouest France, Rennes, Société Anonyme à Directoire et Conseil de Surveillance, 2014, [en ligne] https://www.ouest-france.fr/bretagne/brest-29200/oh-barbara-quelle-connerie-la-guerre-2842862#:~:text=%C2%BB%20(1).-,Rappelle%2Dtoi%20Barbara.,loin%20tr%C3%A8s%20loin%20de%20Brest%20%C2%BB. (dernière consultation le 02/01/2023)