Comment les Allemands ont-ils vécu la défaite de leur pays lors de la Première Guerre mondiale, actée par l’armistice du 11 novembre 1918 et consacrée par le traité de Versailles l’année suivante ? Tel est le questionnement central de Gerd Krumeich dans L’impensable défaite : l’Allemagne déchirée, 1918-1933, édité en allemand en 2018, puis traduit en français et récemment republié au format poche. Né à Düsseldorf en 1945, l’auteur a longuement scruté le premier conflit mondial depuis les deux rives du Rhin. Il a, en effet, contribué à la création de l’Historial de la Grande Guerre de Péronne, centre névralgique de l’école historiographique attachée à la thèse du « consentement patriotique », selon laquelle les combattants de la Première Guerre mondiale ont tenu les rangs et supporté les difficultés de la guerre grâce à une adhésion profonde à la légitimité de leur combat et à un attachement à leur nation, une vision discutée par le CRID[1], basé quant à lui à Craonne.
La période de la république de Weimar, qui s’étendit de la fin de la Grande Guerre à l’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler, a trop souvent été décrite, y compris par les historiens, « en fonction de son issue et non de ses origines »[2], regrette Gerd Krumeich. Son échec face à la montée du nazisme tend en effet à en faire oublier la naissance difficile, indissociable de la défaite de l’Allemagne en 1918, que certains attribuèrent à un « coup de poignard dans le dos » (Dolchstoβlegende) qui aurait été porté par les révolutionnaires, les civils ou encore les Juifs à une armée allemande invaincue sur le terrain. L’auteur, imprégné d’années de travaux et d’échanges historiographiques internationaux, espère ici non seulement revenir aux faits, mais aussi parvenir à la « compréhension » de celles et ceux qui, à l’époque, ont adhéré à cette thèse, en réduisant « la complexité des faits à un niveau compréhensible pour un lecteur intéressé de nos jours »[3].
Dans une perspective d’histoire des mentalités, Gerd Krumeich revient sur le vécu des hostilités, au moyen d’éléments concrets. « Guerre lointaine », se déroulant à distance du territoire impérial, la Première Guerre mondiale ne peut être perçue sur le coup par les Allemands comme une guerre défensive au même titre que par des populations dont les frontières avaient été transgressées. Le désintérêt va croissant, comme en témoignent la baisse, avec les années, des ventes de recueils de lettres de soldats ou les mouvements de grève des années 1917 et 1918 : la perception de la guerre comme charge semble avoir pris le dessus sur le Burgfrieden, la« paix civile » en vigueur chez les politiciens allemands. La distance physique et émotionnelle entre le front et l’arrière est telle que, en octobre 1918, Hermann Stegemann, expert militaire, va jusqu’à prôner l’évacuation des positions allemandes en territoire ennemi en vue d’un repli sur la frontière en vue de mener une « guerre de défense » dans « d’autres conditions morales » pour les soldats tandis que la France et l’Angleterre, désormais attaquantes, n’auraient plus pour elles « les raisons d’ordre moral qui les ont motivé[e]s et fait tenir durant quatre ans »[4].
De fait, la défaite, lorsqu’elle survient, est incomprise par un peuple allemand qui n’a pas vécu d’occupation de son territoire, n’a que très irrégulièrement été informé des échecs de l’armée et doit subir une paix perçue, à juste titre selon l’auteur, comme un diktat.
Les limites d’une telle démarche d’histoire des mentalités sont toutefois patentes. Gerd Krumeich reconnaît lui-même que le traumatisme collectif, dont il considère la population allemande comme victime et sur laquelle il revient régulièrement, « ne relève pas encore d’une science exacte »[5] et que l’emploi de cette notion relève donc de la métaphore. De même, en déduisant de quelques écrits ou prises de parole des sentiments supposément généraux d’unité en 1914, de mutisme en 1918 ou de solidarité à l’égard des mutilés après-guerre, le propos bascule parfois dans de fausses évidences.
L’interrogation de deux enjeux mémoriels majeurs, celui de la supposée responsabilité allemande dans le déclenchement de la guerre et celui du « coup de poignard dans le dos », amène toutefois l’auteur à une réflexion rigoureuse, davantage reliée à des éléments factuels. En rappelant que certains des révolutionnaires de 1918, parmi lesquels le social-démocrate Kurt Eisner, sont prêts à reconnaître la responsabilité de l’Empire allemand, il souligne qu’une telle logique ne relève pas forcément de la trahison ou du défaitisme mais d’une lecture littérale des quatorze points du président Wilson. En effet, celui-ci avait précisé que, sans renouveau démocratique, l’Allemagne ne pourrait espérer qu’une capitulation : une telle concession était perçue comme un moyen de parvenir à des conditions de paix acceptables – cela échoua certes, mais un tel échec n’était pas écrit, et on ne saurait donc rendre les révolutionnaires responsables de la « paix honteuse » de Versailles. La question de la reconnaissance de la responsabilité allemande fit l’objet de débats, y compris entre le gouvernement et la délégation allemande chargée de négocier la paix, des débats étudiés avec justesse.
L’épineuse question du « coup de poignard dans le dos » est, quant à elle, étudiée à la lumière tant des questionnements d’après-guerre que des opérations militaires de l’année 1918. Comprendre l’adhésion à une théorie voulant que la victoire eût été volée par des éléments non-combattants suppose, en effet, de revenir sur un contexte perçu, sur le moment, comme favorable aux armées allemandes : Gerd Krumeich se livre donc, pendant près d’un chapitre, à un raisonnement relevant pleinement de l’histoire militaire. La dernière année de la guerre voit, de fait, les lignes bouger à l’avantage de celles-ci dans un premier temps. Alors que les troupes américaines n’ont pas encore posé le pied en Europe, l’état-major allemand lance le 21 mars 1918 l’opération Michael, une offensive majeure censée repousser la ligne de front anglaise vers le nord. Celle-ci est financée au moyen d’un emprunt de guerre dont le succès massif – cinq milliards de marks levés, une somme aujourd’hui encore inégalée pour un emprunt de ce genre – semble témoigner d’un assentiment enthousiaste de la population allemande à cette « dernière frappe », un effort de guerre devant être décisif.
Dans ses premiers jours, l’offensive parvient à de grands succès tactiques, permettant des gains de terrain de 15 km par jour – du jamais vu depuis 1914 – et causant 260 000 pertes dans les rangs britanniques en quatre semaines, mais elle tourne vite court faute de véritable planification de la part du général Ludendorff, qui s’est contenté d’effectuer une série de frappes sans anticiper le ravitaillement par camions ou les attaques alliées sur les flancs. Cet échec, couplé à l’arrivée des chars américains sur le front, favorise une progressive désintégration des armées allemandes : une grève militaire naît et gagne en ampleur ; toutefois, son caractère spontané, ne répondant à aucune doctrine ou organisation préméditée, va à l’encontre de la Dolchstoβlegende. D’emblée, alors que la défaite se fait de plus en plus probable, l’état-major se défausse de ses responsabilités sur une population qui ne soutiendrait pas assez les troupes et sur le gouvernement civil auprès duquel il réclame un effort de propagande, alors même que l’opinion publique n’a pas été informée de l’échec de la « dernière frappe ». Gerd Krumeich remarque que, au vu de la diversité et la simultanéité des témoignages qui soulignent, pour les uns, la résilience des troupes et, pour les autres, une incapacité à tenir, il est impossible de déterminer le moment précis où la guerre fut perdue.
Plus loin, une section est consacrée à l’examen de la thèse du coup de poignard dans le dos : « mensonge, légende ou part de vérité »[6] ? On peut regretter que cette réflexion, ainsi formulée, ne fasse pas l’objet d’une conclusion explicite. Elle permet toutefois de comprendre que la réalité est nuancée, la défaite étant le fruit de facteurs politico-militaires cumulatifs ; établir lequel a engendré lequel semble revenir à se poser la question de la poule et de l’œuf. Il reste toutefois incontestable que l’état-major allemand a sa part de responsabilité et que, quand bien même la révolution n’aurait pas eu lieu, la défaite allemande aurait éventuellement pu être retardée, mais non évitée. L’auteur souligne ainsi que « ce n’était pas simple à l’époque de porter un jugement »[7] sur le sujet. En résulte une incompréhension latente et mutuelle entre le nouveau régime, signataire du traité de Versailles, et ses anciens combattants blessés, auxquels il n’exprime guère de reconnaissance en les associant légalement aux infirmes civils et en ne rendant pas hommage publiquement à leurs faits d’armes, tandis que le mouvement artistique du Dada s’en prend non seulement à la guerre, mais aux soldats eux-mêmes. Le péché originel de la république de Weimar fut, selon l’auteur, de n’avoir pas su leur octroyer une place dans un discours mémoriel qui aurait permis de réunir les Allemands autour d’elle, faute d’être parvenue à surmonter émotionnellement la défaite. De la sorte, elle laissait en effet, en creux, le monopole de l’hommage rendu aux morts et de la reconnaissance envers les victimes de la guerre à ses plus farouches opposants militaristes, parmi lesquels émergent bientôt les nazis.

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Bibliographie
KRUMEICH Gerd, L’impensable défaite : l’Allemagne déchirée, 1918-1933, Paris, Alpha, 2022, 398 p., traduit de l’allemand par MÉLY Josie
[1] Collectif de recherche international et de débat sur la guerre de 1914-1918. Parmi les historiens du CRID se trouvent Frédéric Rousseau, Nicolas Offenstadt, Nicolas Mariot, Emmanuelle Picard, André Loez…
[2] KRUMEICH Gerd, L’impensable défaite : l’Allemagne déchirée, 1918-1933, Paris, Alpha, 2022, 398 p., p. 16, traduit de l’allemand par MÉLY Josie
[3] Ibid., p. 12
[4] Ibid., p. 138
[5] Ibid., p. 22
[6] Ibid., pp. 219-250
[7] Ibid., p. 250