La notion de « guerre irrégulière » est devenue au fil du temps et au gré des évolutions stratégiques l’une des principales façons de combattre et de faire la guerre. Ce terme, bien que présent bien avant, s’est répandu et imposé dans le vocabulaire historique lors de la guerre froide, il recouvre plusieurs types d’affrontements plus ou moins importants tels que les guérillas, opérations de forces spéciales, terrorisme, actes de résistance… qui visent à affaiblir l’adversaire en l’affrontant sur un terrain qui lui est défavorable tout en évitant le combat dit « régulier » et conventionnel.
Particulièrement actuelle, cette notion militaire ne s’est néanmoins pas créée au XXe siècle, puisqu’elle résulte d’une lente évolution de la façon de penser la guerre. Avant de voir comment ce type de conflit a pu devenir prédominant au sein de la pensée stratégique militaire actuelle, il nous faut revenir sur la place que les anciennes civilisations lui accordaient. C’est pourquoi nous nous attacherons aujourd’hui à tenter de comprendre ce qu’était la « guerre irrégulière » dans le monde grec antique. Il est, en effet, intéressant de noter que le terme même de « guerre irrégulière » n’existait pas dans l’antiquité grecque, aucun mot n’étant utilisé pour la qualifier directement comme telle. Néanmoins, nous verrons que plusieurs dénominations utilisées par les Grecs se rapprochent de notre utilisation actuelle.

Chez les Grecs, la guerre est déterminée juridiquement et religieusement. En effet, ce sont les citoyens ou le tyran d’une cité qui décident de faire la guerre ou non. Le conflit sera alors « déclaré » et donc valide et légal aux yeux des dieux. De plus, la guerre est régie par des règles, les nomos. Ces lois ne sont pas écrites mais elles sont malgré tout connues par tous dans le monde grec et chaque souverain, chaque royaume, chaque cité se doit de les respecter sous peine de se voir qualifier d’impiété. De fait, les nomos militaires grecques, valables aussi bien à la période archaïque qu’à la période hellénistique, sont approuvées par les dieux de l’Olympe et il va sans dire que la religion et le respect des divinités étaient des facteurs importants dans la société grecque.
Ainsi, les différents belligérants se devaient de ne pas empoisonner les eaux d’une cité qu’ils assiégeaient, de ne pas la priver de ces ressources hydrauliques, de ne pas utiliser d’armes interdites[1], ne pas faire preuve de tromperie, ne pas chercher à détruire l’armée adverse sur le champ de bataille, ne pas tuer les prisonniers ni même empêcher l’adversaire de récupérer ses morts après une bataille.
On comprend donc que, pour les Grecs, un conflit « régulier » tient au respect de règles et usages de la part des acteurs qui forment l’idéal hoplitique. Ainsi, les guerres « irrégulières » seraient celles qui seraient soit illégales, akeryktos (non-déclarées), soit celles qui sont immorales, injustes, akidon.
Néanmoins, il ne faut pas croire que les conflits irréguliers n’existaient pas dans la Grèce antique. Bien que les différents acteurs géopolitiques de cet espace géographique étaient soumis aux nomos, il semble que les différents dirigeants des cités ou autres royaumes aient utilisé assez allègrement des tactiques plus ou moins respectables selon les normes en vigueur. En effet, plusieurs exemples montrent que de nombreuses cités ont pris part dans un conflit sans le déclarer au préalable. Elles intervenaient au cours de guerres diverses afin de donner l’avantage à tel ou tel parti pour en retirer le plus d’avantages futurs. Ainsi, lors des stasis (guerres civiles), il était très courant qu’un parti soit soutenu par une cité rivale, notamment lors de la guerre du Péloponnèse.
L’exemple des « Trente tyrans » qui ont dominé la cité d’Athènes suite à sa reddition en 404 av. J.-C. est éloquent car ce sont les Spartiates qui ont soutenu ce mouvement politique que l’ecclésia athénienne avait refusé. La prise de contrôle de la ville par le parti financé permettait à la cité rivale ayant agi dans l’ombre d’obtenir l’ascendant sur l’autre.
On trouve aussi de nombreux cas de personnages qui ont été contraints à l’exil par leurs propres concitoyens pour fautes graves. Il n’est pas rare que ces exilés se soient fait financer leurs retours dans leurs cités par des rivaux à celles-ci. Le coup de force permettait ainsi de déstabiliser la cité rivale
De ce fait, les interventions sont présentes mais elles ne sont pas officielles et elles participent à l’affaiblissement et à la déstabilisation d’un ennemi. Le fait de rompre un traité de paix ou d’attaquer un rival censé être protégé par un traité tend aussi à rendre un conflit irrégulier. Nous en avons un exemple en 416 av. J.-C. lorsque Athènes tente de soumettre plusieurs fois la cité de Mélos, alors neutre dans la guerre du Péloponnèse.
Les techniques utilisées étaient irrégulières dans le sens où elles ne respectaient pas la doctrine morale et l’officieuse régularité de l’idéal hoplitique. Elles permettaient d’œuvrer à la déstabilisation de l’ennemi tout en se cachant des lois martiales grecques. Ainsi, la guerre irrégulière telle que nous l’entendons aujourd’hui semble bien avoir existé chez les Grecs et son utilisation n’était pas chose rare, elle est même devenue une norme lors de la guerre du Péloponnèse.
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[1] Les armes de jets étaient interdites lors de la période archaïque, mais leurs utilisations devinrent de plus en plus normalisées lors de la période classique.