L’historien juif Flavius Josèphe, témoin oculaire de cette guerre judéo-romaine, tire dans l’introduction de sa Guerre des Juifs la raison de l’embrasement contre l’occupation romaine : « du côté des Romains les affaires intérieures allaient mal[1] ; du côté des Juifs, l’élément révolutionnaire, dans toute la force de ses effectifs et de ses ressources financières, saisit l’occasion de ces circonstances troublées » (I, 1, 4). Nous pouvons alors remarquer un leitmotiv dans le principe de guerre d’indépendance : les révolutionnaires passent à l’action ouverte lorsque l’Etat ennemi connait des problèmes.
Sources, antécédents et causalités
Les sources sont très limitées chez les Latins sur cette guerre. En effet, nous retrouvons quelques lignes chez Tacite (Histoires, V, 5, 1-13) et chez Suétone (Vie de Vespasien, V-9). Flavius Josèphe est donc une source de premier plan pour comprendre et analyser cette guerre, qui oppose entre 66 et 73 de notre ère les Juifs et les Romains, appelée la guerre de Judée. En sept livres cet auteur nous transmet donc sa vision du peuple juif au travers des événements militaires depuis la prise de Jérusalem par Antiochos IV en 168 av. J.-C. jusqu’à la guerre contre les Romains. Il montre alors l’héritage propre à ce peuple dans la guerre : ce dernier se trouve au cœur des dominations étrangères et doit lutter ou se révolter pour le maintien de son indépendance.
Flavius Josèphe relève deux causes dans le déclenchement de la guerre : l’une est théologique – le peuple est divisé et pécheur – l’autre est plus pragmatique. Dans cette dernière il faut s’arrêter sur l’apparition d’une nouvelle secte philosophique au sein du judaïsme : les Zélotes. C’est ce mouvement, apparu semblerait-il en 6 ap. J.-C., qui est la cause de la guerre selon notre auteur :
« Juda et Saddok, en introduisant et en éveillant chez nous une quatrième secte philosophique et en s’entourant de nombreux adhérents, remplirent le pays de troubles immédiats et plantèrent les racines des maux qui y sévirent plus tard » (Antiquité Juive, XVIII,9).
Cette secte nait de l’hostilité à l’occupant romain, et semble se scinder en deux contre lui : parmi les zélotes (actions directes) se trouveraient aussi les sicaires (actions subversives) une faction extrémiste, mais dont les origines sont toujours en débat (frange extrémiste des Zélotes ? Groupe indépendant ? ou alors terme péjoratif romain pour désigner les Zélotes ? le mystère reste entier). Dans le Nouveau Testament nous retrouvons cette idée de la venue d’un messie, le Rabbi Jésus, qui libérera le peuple d’Israël contre l’occupant romain :
« Nous espérions que ce serait lui qui délivrerait Israël ; mais avec tout cela, voici le troisième jour que ces choses se sont passées. » (Luc, 24, 21).
Mais ce ne fut le cas et à sa mort en avril 28 ou 29, les Romains sont toujours en Judée et Galilée[2].
Rome n’est pas confrontée, en 66 ap. J.-C., à sa première révolte. En effet, l’empire romain a connu plusieurs soulèvements de la sorte, et en connaîtra encore bien d’autre. Or, celle-ci est unique par ses origines. Si les révoltes des peuples soumis étaient fiscales ou nationales, celle des Juifs puise son fondement dans la religion. En effet, nous pouvons remarquer grâce à Flavius Josèphe qu’il y a eu des provocations faites par les légionnaires ou les procurateurs à l’égard de la tradition hébraïque : Ponce Pilate, le préfet de Judée, aurait voulu abolir la loi des Juifs lorsqu’il fit arborer l’effigie impériale, de même, les Romains pillèrent le trésor sacré du Temple (Antiquité Juive, XVIII, 3).
L’agacement juif fait alors naitre un mouvement extrême de résistance. La rébellion naît bien avant l’année 66. Comme nous l’avons vu, la « quatrième philosophie » voit le jour au début du siècle. Sicaires et Zélotes luttent contre l’occupant romain. Il faut à présent observer ce mouvement que nous pouvons qualifier de terroriste au sens strict du terme.
Mouvement Sicaire et Zélote : de la rébellion
Pour G. Chaliand et A. Blin :
« les Zélotes durent organiser une lutte armée qui prit la forme d’une guérilla, y compris probablement une guérilla urbaine, et ils eurent recours aussi à une stratégie psychologique reposant sur l’arme du terrorisme ».[3]
Le terme de Sicaire provient de la dénomination faite par les Romains de cette secte de Sicarii, pouvant se traduire par « assassin ». De même, cette appellation fait référence à l’arme employée par ces assassins, la sica, une dague courte et courbée. Nous pouvons alors percevoir, juste par cette dénomination, quel était le procédé favori de cette secte indépendantiste : les assassinats ciblés.

Cette technique de l’assassinat est propre à la guérilla qui cherche à saigner une partie de la population défavorable à la guérilla, afin d’accroître, de gré ou de force le soutien d’autres couches sociales. Les Zélotes emploient cette stratégie, comme en 56 avec l’assassinat du grand prêtre Ben Hanan, ou bien en 66 avec les assassinats de personnalités juives – politiques et religieuses – qui collaboraient avec les Romains. La force de cette secte dans l’usage d’une telle stratégie demeure la célérité et l’effet de surprise desdits crimes qui pouvaient avoir lieu n’importe quand et n’importe où.
Les Zélotes ont aussi réussi à s’appuyer sur la population en prouvant leur valeur et la justesse de leurs actions, du fait du caractère ciblé de leurs assassinats. Enfin, ces fanatiques parvenaient à se fondre dans la population avec succès, ce qui rendait toute contre-guérilla par l’ennemi compliquée à mettre en place : lors d’une exécution en extérieur des Zélotes infiltrés pouvaient ralentir les forces de l’ordre et permettre à l’assassin de s’enfuir en donnant de faux renseignements ou en encombrant le passage.
Donc, à partir des années 50, cette secte met en place des actions beaucoup plus violentes à l’égard des Juifs collaborateurs et des Romains. Il est intéressant de remarquer que les procédés employés au Ier siècle de notre ère se retrouve jusqu’aux guerres de décolonisation du XXe siècle et aux groupes terroristes actuels : assassinat ciblé, recherche du soutien populaire contre la présence illégitime d’un ennemi, le rôle de la religion ou du nationalisme, ou encore la violence extrême utilisée. En somme, la guerre ou le mouvement d’indépendance peut aller de pair avec la guérilla et le terrorisme.
Guerre et évolution militaire : de l’action subversive à la guerre ouverte.
En 66 la pression imposée par les Zélotes est telle que la révolte anti-romaine éclate et se termine avec la prise de Massada en 73. Les exactions du gouverneur Florus, l’abolition par Néron de l’égalité entre Juifs et Syriens et toutes les provocations que nous avons vu précédemment entrainent les Juifs contre les Romains. Pour Tacite,
« Les Juifs souffrirent avec patience jusqu’au temps du procurateur Gessius Florus. Sous lui la guerre éclata » (Histoires, V, 10, 1).
Vespasien est chargé de ramener l’ordre par l’empereur Néron. Il est par ailleurs intéressant de voir que les généraux romains chargés par ce dernier de reprendre en main la Judée ont été les empereurs de l’année 69.
Contrairement à l’armée romaine, les Juifs n’ont pas de structure militaire puisque celle-ci a disparu conjointement avec leur indépendance. Dorénavant, ils se forment en bandes armées et privilégient les actions de type “coup-de-main” et les escarmouches. En effet, n’ayant pas d’armement défensif, ils usent de leurs connaissances accrues du terrain pour combattre les Romains, leur permettant de mener des embuscades meurtrières comme celle victorieuse de Beth Horon en 66, qui coûta près de 6000 hommes aux forces romaines. Par ailleurs, il existait au sein même des Juifs des dissensions fortes ne permettant pas la formation d’un seul groupe sous une seule bannière.
Lorsque la guerre commence en 66, Jérusalem tient bon devant Cestius et sa XIIe Légion Fulminata forte de plus de 2 000 hommes et de quatre escadrons de cavalerie d’élite, notamment en lui causant de nombreuses pertes lors de l’embuscade de Beth Horon. Les forces romaines, évoluant dans un terrain accidenté, ne purent se déployer lorsque les rebelles surgirent sur leurs flancs. La colonne se disloqua sous l’assaut et la grêle de traits et de projectiles des Juifs. Cestius pris la fuite, sacrifiant une large partie de ses troupes.
Suite à cet événement, Néron envoie Vespasien et son fils Titus avec la Ve Légion Macedonica, la Xe Légion Fretensis et la XVe Légion Apollinaris. Quatre légions sont donc déployées dans la province de Judée dès 67. Les forces romaines sont renforcées par les troupes d’élites du roi Agrippa II, le petit-fils du roi Hérode. Ce renfort souligne un paradoxe intéressant : ce royaume client de Rome doit respecter sa nouvelle allégeance, en envoyant un contingent contre des coreligionnaires.

Le siège de Jérusalem et la destruction du Temple : la réaction brutale romaine face à un ennemi divisé
En 70, le futur empereur Titus mène une armée contre Jérusalem puis détruit le Temple de Salomon. Tacite consacre un paragraphe sur ce siège de Jérusalem, compliqué pour les Romains à cause de la configuration du terrain et des fortifications. Mais, trois factions extrémistes juives se font la guerre au sein même de la Ville sainte. Nous y retrouvons les Zélotes.

Par cette guerre civile, ils s’affaiblissent et perdent des ressources nécessaires dans leur lutte contre les Romains. Titus encercle la ville avec quatre légions et suit la tradition poliorcétique romaine en construisant des armes de sièges. Les assiégés tentent des sorties mais en vain : la cavalerie romaine les repousse (Tacite, Histoires, V, 11). Après des escarmouches, les Romains établissent deux camps : l’un à l’est, l’autre à l’ouest. Suite à un conseil de guerre, Titus envisage de construire un mur empêchant les sorties et entrées des assiégés. Un mur de circonvallation est établi alors sur presque sept kilomètres :
« On distribua la tâche aux légions ; et les combats furent suspendus, jusqu’à ce que tous les ouvrages imaginés par l’antiquité ou inventés par le génie moderne pour forcer les villes fussent élevés contre Jérusalem » (Ibid., V, 13, 8).
La famine, la maladie se développent dans la ville, décimant la population. Simon bar Gioras au pouvoir dans Jérusalem continue d’alimenter la guerre civile en exécutant des aristocrates.
Au final, les Romains parviennent à prendre petit à petit des quartiers de la ville, et Titus fait brûler puis détruire le Temple. Pour Sulpice Sévère, Titus « estimait qu’il fallait avant tout démolir le temple, pour faire disparaître plus radicalement la religion des Juifs et celle des Chrétiens » (Chronique, 2, 30, 6). Pour d’autres auteurs, comme Orose, Titus hésita longtemps avant de prendre la décision fatale pour le cœur de la religion juive.
Quoiqu’il en soit, le Temple de Salomon fut détruit par les légions de Titus, et les morts furent nombreux : « César lui donna aussitôt l’ordre de détruire toute la ville et le Temple, en conservant cependant les tours les plus élevées. » (Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, VII, 1, 1). Il est difficile d’établir une estimation précise du nombre des victimes tant celle-ci varie en fonction des auteurs. Selon Flavius Josèphe, celles-ci s’élèvent à plus d’un million pour les Juifs. Un clerc du Ve siècle, Orose, relève que « six cent mille Juifs furent tués au cours de cette guerre, comme le rapportent Cornelius (Tacite)[4] et Suétone » (Histoires, VII, 9, 7).
Le siège de Massada : vae victis
Après Jérusalem, la secte des Zélotes prend plus de pouvoir au sein de la population juive. En effet, la destruction du Temple par les Romains eut pour conséquence directe la radicalisation de certains Juifs plus modérés. La dernière confrontation qui scelle cette guerre de Judée se fit entre Romain et Sicaires, dans la forteresse de Massada en 73. Cette dernière se trouve sur un mont à proximité de la mer Morte, à 450 mètres d’altitude. Les falaises pour y accéder sont très escarpées, le siège d’une telle forteresse s’avère donc problématique.

Plusieurs forteresses demeurent rebelles après le siège de Jérusalem. Mais, elles sont prises sans grandes difficultés par la Xe Légion Fretensis de Lucilius Bassus. Ce dernier meurt juste avant le siège de Massada, le plus compliqué de tous pour les Romains. Il est alors conduit par Flavius Silva. Plus d’un millier de Sicaires se trouvent dans le fort lorsque les 8 000 soldats romains commencent le siège, qui durera sept mois. Comme à Jérusalem, les Romains construisent un mur de circonvallation (de trois kilomètres), élèvent des tours, et dressent huit camps autour de la citadelle assiégée. Pour l’investir, une rampe est dressée le long du versant ouest et une tour de trente mètres, équipée d’un bélier, est élevée, afin de s’attaquer aux murailles. Des engins pyrotechniques ont été également utilisés[5].
Les assiégés comprennent que la fin est proche. Le chef des Sicaires, Elézar fils de Jaïr tient un discours recomposé par Flavius Josèphe exhortant les Juifs pris au piège à mettre fin à leur vie au lieu de subir la domination romaine :
« Mourons sans être esclaves de nos ennemis ; sortons ensemble, libres, de la vie, avec nos enfants et nos femmes ! » (F.Josèphe, Guerre des Juifs, VII, 337).
La question de la liberté et de l’indépendance vis-à-vis des autres nations passent avant la vie de ces assiégés qui vont par la suite se suicider collectivement avant l’arrivée des Romains dans la citadelle.
En somme, ce dernier siège montre deux aspects importants : l’art de la poliorcétique romain et la lutte à mort pour les Zélotes/Sicaires coincés dans cette forteresse de Massada.
Nous retiendrons
Nous venons d’observer les différentes étapes de la rébellion juive face au pouvoir romain. Si l’historiographie retient la guerre de Judée entre 66 et 73, nous pouvons remonter cette guerre bien avant les massacres de 66 et la défaite de Cestius. En effet, cette guerre d’indépendance qui ne porte pas son nom tire ses racines dans un mouvement violent et radical, usant de techniques irrégulières : celui des Zélotes et des Sicaires. Ces derniers utilisent l’assassinat politique et religieux, la terreur[6] puis la lutte directe pour s’octroyer le soutient de la population et défaire l’occupation romaine. De telles méthodes employées par des mouvements indépendantistes se retrouvent au cours de l’Histoire, soulignant leur caractère intemporel[7].
La guerre d’indépendance repose sur un terreau commun à cette lutte entre Juifs et Romains. Mao Zedong reprend les mêmes procédés en théorisant la guerre révolutionnaire[8] : l’appui sur les classes populaires paysannes, l’assassinat politique de masse ou encore l’usage à outrance de la terreur.
Si les Juifs n’ont pas réussi leur rébellion, ils auront cependant donné du fil à retordre à Rome. Défaire les insurgés ne fut pas une promenade de santé : la guerre fut longue et les effectifs mobilisés furent très importants pour mater ce qui ne semblait être au départ que des troubles à l’ordre public. Deux sièges importants ont dû être menés par les Romains afin de vaincre, non sans difficulté en raison de la situation topographique. Le rôle des guérilleros (les Zélotes) a été important, car ils ont pu préparer un terrain très défavorable aux légions romaines. Cependant, le manque de sources sur cette guerre demeure problématique pour comprendre tout le déroulement de celle-ci. Néanmoins, son étude, dans l’état actuel de la recherche, nous permet de saisir le rôle majeur des troupes irrégulières dans une guerre d’indépendance, ainsi que l’importance du contrôle des populations dans une telle lutte.
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Bibliographie sélective :
-TACITE, Histoires, Livre V, Paris, Les Belles lettres, 1992
-FLAVIUS JOSEPHE, Guerre des Juifs, Tome I à III, Paris, Scté « Les Belles lettres », 1975
-CHALIAND Gérard et BLIN Arnaud, Histoire du terrorisme de l’Antiquité à Daesh, Paris, Pluriel/Fayard, 2016
-HADAS-LEBEL Mireille, Jérusalem contre Rome, Paris, Ed. du Cerf, 1990
-HADAS-LEBEL Mireille, Massada. Histoire et symbole, Paris, 1995
-HADAS-LEBEL Mireille, Rome, la Judée et les Juifs, Paris, A. et J. Picard, 2009
-KASHER Aryeh, The Great Jewish Revolt. Factors and Circumstances leading to its Outbreak, Jérusalem, 1983
[1] En effet, Rome est alors sous le règne de Néron, connu pour ses crimes, ses exactions multiples et l’incendie de la Ville éternelle en juillet 64. Dans l’Empire de multiples révoltes éclatent sous son règne, comme en Espagne avec Galba. En répercussion, il se proclame seul consul et prépare la contre-insurrection. Il meurt en 69. Son règne fut problématique pour la stabilité de Rome, expliquant ainsi les dires de Flavius Josèphe.
[2] Théologiquement parlant, Jésus libère par sa mort non pas un peuple d’une oppression humaine, mais tous les hommes de la mort et du péché.
[3]Histoire du terrorisme, « Zélotes et Assassins » p. 75
[4]Histoires, V, 13,3 : « La foule des assiégés de tout âge, des deux sexes, était, nous dit-on, de six cent mille »
[5] Cf. Livre VII de la Guerre des Juifs de Flavius Josèphe
[6] La terreur se remarque dans leurs meurtres : la victime est souvent égorgée et le cadavre mis en scène. Par ailleurs, les assassins pouvaient surgir de n’importe où, créant un effet de surprise et accentuant la peur au quotidien.
[7] A ce sujet, cf. les articles qui suivent dans ce dossier, notamment sur les guerres de décolonisation et la guerre d’indépendance espagnole.
[8] Dans Problèmes stratégiques de la guerre révolutionnaire en Chine (1936) et dans Question de Stratégie dans la guerre de partisans antijaponaise (1938)
Une réflexion sur “Juifs et Romains au Ier siècle : de la subversion à la guerre ouverte contre l’occupant”