
Le soleil projette ses dernières lueurs sur le sol marocain en ce 14 juin 1925. La petite garnison française du poste des Beni Derkoul, au sud du Rif, assiégée depuis plusieurs jours, sait sa fin proche. Les ombres l’encerclant ne lui laissent aucun répit. Aux impacts de tirs précis se succèdent les explosions des grenades dans le réduit défensif. Bientôt, les tirailleurs seront submergés. Les Rifains, affublés de jelabas foncées, approchent du fortin alors que les défenseurs ne sont plus qu’une poignée, 6 combattants pour être exact, commandés par le sous-lieutenant Lapeyre.
Mais à peine l’enceinte franchie, le réduit explose subitement, emportant assiégeants comme assiégés. Plutôt que de se rendre, les fantassins français ont préféré faire sauter leurs réserves de munitions, réduisant à néant leur poste, afin que les rebelles ne puissent s’en emparer. Ce genre de situations, en juin 1925, n’est pas un cas isolé. Depuis le 13 avril, plusieurs bandes de guerriers rifains ont déferlé dans le protectorat français et s’attaquent aux postes fortifiés. Après l’Espagne, 4 ans auparavant, c’est au tour de la France de subir au Maroc les ambitions indépendantistes du leader rifain Abdelkrim.
Conflit atypique au sortir de la première guerre mondiale, la Guerre du Rif est l’un de ces événements qui a marqué ses contemporains, avant de sombrer dans l’oubli. Pourtant, elle présente une situation intéressante à bien des égards : brandissant le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et alignant une armée organisée et équipée sur le modèle européen, les Rifains s’avèrent être des adversaires pour le moins novateurs. Transition parfaite entre les guerres coloniales de résistance du XIXe siècle et les guerres de décolonisation de l’après Seconde Guerre mondiale, l’épopée d’Abdelkrim résonne comme un avertissement aux derniers empires coloniaux : le monde arabe entame son réveil.
Abdelkrim, ami de l’Espagne
Né en 1882, Abdelkrim est le fils du cadi, juge religieux, des Beni Ouriaghel, une puissante tribu berbère au cœur du Rif, région montagneuse au nord du Maroc. Ce pays est alors l’un des derniers d’Afrique à ne pas avoir subi la domination européenne. Plusieurs états du vieux continent tentent donc d’y étendre leur influence, parmi lesquels la France, l’Espagne et l’Allemagne. à force de négociations et de traités, la France et l’Espagne restent seules en lice, l’Allemagne obtenant en compensation des territoires rattachés à sa colonie du Cameroun[1].

Comme son père, Abdelkrim n’est pas opposé de prime abord à une mise sous tutelle étrangère, de toute manière inévitable. à leurs yeux, celle-ci permettrait sûrement au pays de se moderniser. Entre la France et l’Espagne, ils penchent d’ailleurs nettement vers cette dernière, l’appétit impérialiste français leur faisant craindre une exploitation pure et simple du Maroc. Au contraire, les Espagnols, qui ne disposent plus des moyens leur permettant de renouer avec leur gloire d’antan, leur paraissent moins menaçants. Ces derniers ont déjà approché Abdelkrim père et lui fournissent même une rente en retour du travail d’influence qu’il effectue pour favoriser leur venue[2].
En 1912, les protectorats français et espagnol sont établis, le sud du Rif servant de ligne de démarcation. La part du lion revient à la France, tandis que la zone s’étendant du sud du Rif au littoral est administrée par l’Espagne. Après des études coranique, son père étant cadi, le futur leader de l’insurrection travaille à la fois comme instituteur dans une école indigène et journaliste au Telegrama del Rif dans l’enclave ibérique de Melilla. De 1908 à 1915, évoluant aux contacts des Espagnols, il prend conscience des bénéfices dont pourrait profiter son peuple en coopérant avec eux afin de se moderniser. En 1915, il devient cadi de Melilla, entrant ainsi dans l’administration espagnole.

Mais alors qu’il gagne la confiance de ces derniers et travaille à leur compte, les nationalistes rifains, rejetant la tutelle occidentale, prennent son clan pour cible, brûlant la maison familiale. D’abord partisans de l’Espagne, AbdelKrim père et fils s’en détournent au fur et à mesure que leurs attentes sont déçues, notamment concernant un débarquement espagnol au cœur du Rif, à Al-Huceima, qui leur aurait permis de bénéficier d’une protection contre les vendettas nationalistes[3].
Cependant, la Première Guerre mondiale vient changer le contexte marocain. Les deux Beni Ouriaghels sont approchés par les puissances centrales qui leur promettent de l’aide s’ils venaient à prendre les armes contre le protectorat français. Ne rejetant pas la proposition des émissaires de la Triplice, Abdelkrim fils envisage même d’en profiter pour lever davantage de troupes que celles demandées, afin de protéger la région de l’influence espagnole[4]. Ce serait l’occasion de mettre un terme aux deux protectorats avec sûrement l’indépendance du Rif à la clé. Mais les services de sécurité ibériques sont aux aguets et ses agissements ne passent pas inaperçus.
Contestant ouvertement la progression espagnole lors de ses interrogatoires, il est emprisonné. Libéré en août 1916 lorsque son père renoue avec l’Espagne, il se retourne lui aussi vers elle. Ce choix est loin d’être anodin : la guerre s’enlisant en Europe, la possibilité d’une victoire de la triple alliance s’effrite et avec elle, tout espoir de renverser les protectorats. Il est alors plus judicieux de refonder l’ancienne collaboration.
Mais la pression des nationalistes rifains étant trop forte et la protection espagnole se faisant toujours attendre, père et fils rompent progressivement tout contact avec cette dernière, adoptant alors un statut neutre[5]. Abdelkrim se démet de ses fonctions et retourne dans le Rif auprès de son père et de son clan. Son ancienne proximité avec les Espagnols lui vaudra un certain temps d’être considéré comme un traître. Pourtant toutes ses décisions relèvent plus du pragmatisme que de la trahison : leur finalité demeure la modernisation du Rif.
La difficile mise en place du protectorat espagnol

Située de facto dans la zone espagnole, cette région est loin de leur être acquise lors de la mise en place des protectorats en 1912. L’ampleur que prit la révolte d’Abdelkrim trouve un écho dans la situation historique même de cet environnement déshérité, déjà laissé pour compte par le sultanat marocain d’avant la mise sous tutelle. Situé directement au contact des enclaves chrétiennes de Ceuta et Melilla depuis la Reconquista du XVe siècle, peuplé de tribus aux us, coutumes et langue berbère qui leur sont propres, marquant leur différence avec le reste du pays, le Rif est une zone montagneuse aux sols peu fertiles, écrasée par le soleil. Il s’agit du théâtre propice à de nombreuses luttes, pour la survie d’abord, mais aussi contre d’autres tribus, les Chrétiens du littoral ou même le Sultan, qui n’arrivait souvent à y maintenir son influence qu’en usant de la force[6].
Les Espagnols héritent donc d’un véritable nid de guêpes. La première stratégie mise en place pour pacifier la zone est populo-centrique. Pensant dompter l’esprit réfractaire des Rifains en jouant sur leurs dissensions tribales, ils se mettent rapidement à dos la plupart d’entre eux. Leur stratégie, dite de “pénétration pacifique”, consiste alors à investir petit à petit le Rif, en modifiant les rapports entre tribus, par exemple, par l’instauration des rentes pour les caïds qui leur seraient favorables, afin que l’influence de ces derniers joue en leur faveur. Dans une région où la justice est divisée entre droit civil religieux et droit pénal coutumier, les sanctions financières sous formes d’amendes sont monnaies courantes.
Or, grâce à cette rente, certains caïds disposent alors d’une liberté d’action étendue, la crainte de devoir payer une amende n’étant plus si dissuasive. La loi du talion et l’escalade de la violence s’imposent progressivement au détriment du système coutumier et religieux. L’Espagne divise ainsi les tribus pour qu’elles ne puissent opposer une résistance organisée à sa domination.
De plus, la promesse de l’envoi de troupes pour protéger ses partisans favorise les initiatives de ces derniers, qui ne craignent alors plus la vindicte des nationalistes, contribuant d’autant plus à la progression espagnole. La mise sous tutelle du pays devient ainsi peu à peu effective. Mais ce travail est long, laborieux et très coûteux pour des résultats variables et souvent éphémères. La monarchie ibérique s’impatientant, la politique du sabre lui est progressivement substituée. Le corps des officiers espagnols, véritable caste pléthorique, rongée par la corruption et l’arrogance, fait aussi pression devant ce qui lui semble être un moyen facile de se couvrir à nouveau de gloire[7]. De plus en plus de moyens militaires sont donc engagés : si l’influence ne permet pas de rendre le protectorat effectif, alors les armes le feront avec surement davantage de résultats.

Le Rif, poudrière en feu
Au début de l’année 1920, les forces espagnoles s’aventurent donc de plus en plus profondément dans le massif du Rif. L’ouest de la région est depuis plusieurs années déjà le théâtre d’affrontements au fur et à mesure que la progression se poursuit. Menée par Raïssouli, caïd (chef) de la tribu des Djebala, la résistance lutte désespérément face à des troupes de plus en plus nombreuses et méthodiques[8]. La stratégie espagnole est alors placée sous le sceau de la prudence. à l’est, la conquête se fait plus aisément, la famine qui y sévit, en raison de mauvaises récoltes, mine la combativité des Rifains[9].
Bien que fructueuses, ces opérations ne contentent pas un gouvernement toujours plus avide de résultats. Celui-ci dépêche alors le général Sylvestre à la tête des forces de Ceuta et Melilla, afin de soumettre le cœur du Rif, noyau dur de la résistance, jusqu’alors délaissé depuis la dernière tentative infructueuse de 1912[10]. Sylvestre est un officier proche du roi Alphonse XIII, réputé pour son tempérament téméraire qui lui a valu des succès retentissants, notamment face à Raïssouli : les gains ne pourraient être qu’à la hauteur des attentes générales.
Et celles-ci sont, de manière surprenante, comblées au départ. Car devant cette colonne d’environ 20 000 hommes, les Rifains préfèrent reculer. La pacification des montagnes rebelles semble sur le point de se réaliser. Aucunes des mises en garde d’Abdelkrim, à la tête des Beni Ouriaghel depuis la mort de son père, par empoisonnement, ne parvient à dissuader Sylvestre de limiter son offensive. Pour ce dernier, la résistance n’est que le fait de brigands qui seront aisément matés, il n’y a donc aucune raison de s’inquiéter. Mais Abdelkrim s’est préparé et a levé une force de quelques centaines d’hommes de sa tribu.
Le divorce est définitivement consommé. Bien vite, le corps expéditionnaire espagnol doit stopper son avancée : pour sécuriser sa progression, plus d’une centaine de fortins ont été bâtis, faisant fondre ses effectifs à mesure que des garnisons étaient éparpillées dans les montagnes. Beaucoup trop étirée, la colonne devient alors vulnérable aux harcèlements des montagnards, répartis en harka, des bandes de tailles disparates mais dépassant rarement les quelques milliers d’hommes.
Le 1er juin 1921, une première victoire lui permet d’accroître ses partisans[11]. Bientôt, ce sont plus de 5000 hommes de plusieurs tribus qui le rejoignent pour un baroud d’honneur. Ce succès leur donne alors le courage de pousser plus avant. Plusieurs postes sont assiégés et certains tombent rapidement. Les colonnes de secours, harcelées et même stoppées lors de leur progression, ne parviennent pas à relâcher la pression rifaine.
Devant cette flambée, l’ordre de repli vers la côte est donné. Abdelkrim et ses hommes se jettent alors sur l’occasion : fins tireurs, cachés aux abords des pistes, les Rifains ouvrent le feu depuis les hauteurs et tout alentour, provoquant ainsi la panique dans le camp adverse. La retraite devient une déroute, la déroute un sauve-qui-peut général. Attaqués de toutes parts, démoralisés, mal équipés et sans commandement, le Général Sylvestre disparaissant dans la panique, les Espagnols sont saignés à blanc par ces adversaires sous-estimés. Le bilan de cette bataille, dite d’Anoual, est lourd pour l’Espagne : aux 9 500 morts[12], il faut aussi compter plusieurs milliers de fusils et quelques canons et mitrailleuses dont s’emparent les Rifains, en manque jusqu’alors d’armement.
Cette victoire inespérée est l’étincelle qui embrase la poudrière qu’est le Rif. Plus encore : elle légitime son instigateur, Abdelkrim, comme leader de la révolte aux yeux de nombreuses tribus. Les raisons de la victoire sont à rechercher dans les tactiques rifaines. Montagnards excellant naturellement au tir, les Rifains se replient lorsque leurs adversaires avancent, limitant volontairement leur résistance pour les attirer profondément dans les montagnes.
Logiquement, l’expédition ennemie s’affaiblit au fur et à mesure qu’elle sécurise sa progression par la création de postes fortifiés. Puis, lorsque cette dernière stoppe son avance puis fait retraite en raison de la trop grande dispersion de ses forces, les Rifains s’élancent alors à sa poursuite. Ils n’ont en effet aucune difficulté à se déplacer dans des terrains escarpés ou élevés, ce qui leur permet d’attaquer avec célérité puis de disparaître aussi soudainement. Les positions fortifiées ne font pas long feu non plus. Celles d’Igueriben et du Mont Arruit, parmi les plus importantes, tombent rapidement et leurs garnisons sont, pour certaines, massacrées, même après reddition.

Abdelkrim se défendra sur son hypothétique responsabilité dans ces exactions, précisant que les combattants incriminés échappaient à tout contrôle. De pareils scènes se réitèreront tout le long du conflit, chez tous les protagonistes, par vengeance, volonté de déshumanisation de l’ennemi ou simplement par avertissement. Lors des sièges, les rebelles agissent en masse de plusieurs centaines à milliers de combattants, encerclant et pilonnant le poste tout en déployant sur ses axes d’approches directs des troupes pour entraver l’action de renforts. Coupée du monde extérieur, souvent sans eau, la garnison ne peut résister longtemps, d’autant que ses éléments indigènes peuvent à tout moment faire défection, sensibles qu’elles sont aux discours d’Abdelkrim.
L’armée espagnole au Maroc est en effet majoritairement composée de troupes indigènes[13], les Regulares, afin d’épargner le sang des métropolitains et d’éviter ainsi une contestation populaire. Utilisés comme fer de lance, les Regulares sont de tous les combats. Mais ces troupes, recrutées localement, sont souvent employées contre leurs voisins directs, à leurs yeux davantage leurs semblables que leurs véritables adversaires. Désertions et passages à l’ennemi sont donc des risques fréquents dans ces unités. Le reste des troupes espagnoles est, quant à lui, composé de métropolitains mal équipés, peu entraînés et au moral défaillant en raison de l’incompréhension des enjeux et des défaites successives.
Néanmoins, une unité redoutable formée de volontaires combatifs est déployée au Maroc : la légion étrangère, le Tercio. Après Anoual, la route vers Melilla est ouverte pour Abdelkrim. Mais l’arrivée de légionnaires, puis d’autres unités dépêchées en urgence permet de renforcer les maigres défenses de la ville. Abdelkrim rate ainsi une opportunité en or de porter un autre coup fatal aux Espagnols. Malgré l’inexploitation de sa victoire, qui aurait été surement totale, le leader rifain n’en vient pas moins d’ébranler terriblement le joug ibérique, provoquant ainsi le début d’une guerre à l’ampleur inattendue.
La République du Rif
Le front stabilisé près de Melilla, l’indépendance du Rif est déclarée le 18 septembre. Abdelkrim s’attèle alors à organiser un état embryonnaire. Ses victoires le désignant de facto comme le leader de la nouvelle entité, il réagit avec tact et opère une centralisation au profit de sa tribu, les Beni Ouriaghel : il rachète les armes capturées par les autres tribus pour les redistribuer équitablement, rassemble les prisonniers pour éviter que des caïds ne négocient individuellement avec les Espagnols, nomme à la tête des tribus des individus qui lui sont acquis et dote le Rif d’une capitale, Ajdir, sa ville natale.
Parallèlement, il organise une armée régulière, permanente et soldée, composée des membres de sa tribu et celles d’une fidélité absolue. Ces quelques milliers d’hommes, 3000 selon les mémoires d’Abdelkrim, sont l’épine dorsale des forces des insurgés, encadrant les troupes fournies par les caïds partisans ou levées expressément dans les tribus nouvellement soumises.
Car bien qu’il soit généralement admis par leurs adversaires que les Rifains soient des guerriers redoutés, endurants et fins tireurs, tous ne partagent pas la même valeur combative[14]. En fonction des tribus, le comportement au feu diffère. La tribu des Beni Ouriaghel et celles qui lui sont affiliées sont les plus résistantes. Les autres combattent soit guidées par le projet ou la gloire d’Abdelkrim, soit par la crainte qu’il suscite. Qu’importe le degré d’implication dans la lutte, l’encadrement est essentiel, afin de mobiliser rapidement et d’encadrer la masse de combattants levés.

L’organisation de l’armée rifaine est similaire à celle des armées européennes. Le Rif est divisé en régions militaires dirigée par des pacha (Mahakma). Les forces qui y sont levées sont commandées par des caïds remplissant l’équivalent du rôle d’officiers : les caïds de tabor commandent un groupe de 500 hommes (le tabor), composé de plusieurs compagnies d’une centaine d’hommes, les mia, menées par les caïds mia. Ces mêmes compagnies sont subdivisées et gérées par les caïds khamsine, à la tête d’une cinquantaine d’hommes chacun. Enfin, le dernier échelon est à la charge des Mokaddem, équivalent des sous-officiers européens, encadrant des groupes de 12 à 25 guerriers.
Qu’ils soient de la tribu des Beni Ouriaghel, de celle des Ghomaras ou même Européens, les cadres de cette armée rebelle augmentent la valeur des troupes qu’ils commandent, par la terreur, l’expérience ou l’exemple. Ce système est semblable à ceux espagnol ou français, où les troupes indigènes sont encadrées par des officiers métropolitains. Mais la ressemblance avec les forces occidentales ne s’arrête pas là. Les combattants sont uniformisés, ceinturés, vêtus de couleurs sombres, à l’image d’une armée régulière.
Leur armement aussi est identique. Leurs fusils sortent des arsenaux du vieux continent, comme les Mauser espagnols ou les Lebel français. Il en va de même pour leurs canons, même s’ils n’en ont qu’une maîtrise limitée, et des quelques armes à tir rapide qu’ils ont acquis par prises de guerre ou contrebande. En effet, les Rifains récupèrent les armes de leurs ennemis défaits. Les précédentes victoires leur permettent donc de bénéficier d’un arsenal conséquent, auquel viendra s’ajouter celui du rebelle Raïssouli, capturé par les Rifains en 1924 après s’être retourné contre eux en 1922 en s’alliant aux Espagnols[15]. à son apogée, l’armée rifaine a ainsi aligné et enrégimenté plus de 60 000 hommes bien encadrés et équipés de 50 000 fusils modernes, de centaines d’armes à tir rapide et de canons, constituant alors l’outil adéquate pour faire obstacle aux appétits impérialistes[16].
Le 1er février 1923, le Rif s’organise d’ailleurs en République, dirigée par Abdelkrim. Celui-ci s’entoure de ministres, d’un conseil de notables, tente de moderniser les infrastructures de son état embryonnaire, instaure des taxes, des impôts. Il cherche aussi à lutter contre la féodalité berbère, pour mettre un terme à la justice pénale coutumière et lui substituer la charia, ce qui lui permettrait d’en finir avec les luttes intertribales au profit de la guerre contre l’Espagne. Enfin, il envoie des délégations faire reconnaître sa cause à l’étranger, notamment en France. Hormis les journalistes et de curieux personnages, à l’image du capitaine Charles Gardiner, officier britannique, marchand d’armes et banquier, qui se propose pour aider le Rif à battre sa propre monnaie, cette initiative rencontre une certaine opposition.
En effet, les gouvernements se méfient : d’une part, les succès militaires d’Abdelkrim suscitent la crainte d’une épidémie dans les autres colonies, ses délégations brandissant le droit des peuples à disposer d’eux mêmes, d’autre part, le Rif n’est qu’une république de façade. Abdelkrim n’a pas été élu président, mais nommé émir par les caïds dissidents. Les ministres sont issus de son clan, à l’image de son frère M’hammed et de son oncle Abdesalam, respectivement vice-président et ministre des finances, ou du ministre des affaires étrangères Mohammed Azerkane, lui même membre des Beni Ouriaghel[17].
Quant aux efforts de modernisation, comme la création de routes, de taxes, l’imposition, ou la pose de câbles téléphoniques depuis Ajdir jusqu’aux quatre coins du Rif, ceux-ci sont avant tout destinés à un usage militaire, permettant une mobilisation et un déploiement rapides, ainsi que des communications plus aisées entre la capitale et les théâtres d’opérations. Toutes les ressources de ce proto-état sont donc orientées vers la lutte contre l’Espagne, dont l’issue victorieuse semble être la seule condition pour maintenir l’indépendance.
L’invasion du protectorat français
L’armée espagnole, malmenée, modifie alors ses tactiques, avançant en territoire rifain prudemment afin de ne pas revivre le désastre d’Anoual. Mais, les rebelles combattent avec acharnement, prolongeant la lutte. les Espagnols engagent alors de plus en plus de troupes et de matériels pour reprendre le terrain perdu et dégager leurs postes assiégés[18]. C’est dans ce cadre que des gaz de combat auraient été employés, pour affaiblir la rébellion, sans risquer trop de pertes (côté français, le mystère reste entier, les archives n’apportant pas assez de détails pour corroborer ou non l’emploi de telles armes).
Ce bourbier atteint son point culminant avec la retraite espagnole de la ville de Chefchaouen en décembre 1924 et la prise de celle-ci par les combattants d’Abdelkrim. Les Espagnols sont contraints de se replier au Nord du Rif et fortifient leurs positions. Le leader rifain a alors le choix entre risquer de se faire étriller face à ces fortifications puissantes, où se tourner vers la zone française, moins défendue et dont les richesses agraires attisent toutes les convoitises. Il ne fait aucun doute que, surement grisé par ses précédents succès face aux Espagnols, Abdelkrim espère réitérer ses exploits face à un protectorat français maigrement défendu. Il pourrait ainsi fixer la frontière sud de sa République et lui offrir des terres arables.

Cependant, Lyautey, Résident Général du Maroc depuis l’instauration du protectorat, a observé attentivement les événements en zone espagnole. Il devient clair pour lui que tôt ou tard, la zone française subira les vues d’Abdelkrim, bien que celui-ci multiplie les discours et actes de sympathies envers la France afin de ne pas avoir à combattre en même temps les deux puissances. Cet officier n’en est pas à son coup d’essai. Sa carrière, principalement coloniale, a été ponctuée d’insurrections, lui permettant de parfaire sa conception de la pacification, axée sur l’action politique.
Son travail au Maroc constitue un cas d’école dans le domaine. La présence française y a été marquée par de nombreuses révoltes. Il faut dire que le pays, proche de l’Algérie, a servi de refuge à Abdelkader près d’un demi-siècle plus tôt et que de nombreuses bandes armées en sillonnent les routes. En outre, toutes les tribus ne sont pas favorables au protectorat. Leur soumission ou le maintien de celle-ci reste donc prioritaire. C’est ici que s’illustrent les compétences de Lyautey, démontrant sa force pour ne pas avoir à l’utiliser, tout en favorisant le dialogue politique et l’aide économique[19].
Mais rien ne le prépare à l’ampleur de la rébellion d’Abdelkrim. S’étendant au sud du Rif, le protectorat français est avantagé par la tête de pont dont il bénéficie sur la rive nord de l’Ouergha, rivière le séparant des montagnes. Cette zone, riche et fertile contrairement au cœur du Rif, représente un sujet de discorde frontalier récurrent entre les zones française et espagnole. Celle-ci est occupée en mai 1924 et saupoudrée d’une ligne de postes[20].
Mais Lyautey reste handicapé par les ponctions qu’ont subi ses effectifs pour subvenir aux besoins du vieux continent lors de la Première Guerre mondiale, puis au début des années 1920, par une démobilisation en raison du calme ambiant régnant au Maroc. Ses moyens n’ayant pas été renforcés depuis, le Résident Général se retrouve donc en sous-effectifs en cas d’agression. Malgré ses appels alarmants, peu de renforts lui sont accordés et ceux-ci arrivent relativement en retard lorsqu’Abdelkrim se décide enfin à passer à l’offensive : au 13 avril, Lyautey ne peut alors lui opposer sur le front nord que 16 bataillons, 5 escadrons et 11 batteries, soit entre 20 et 30 000 hommes sur les 60 000 que compte le protectorat[21].
Ces effectifs sont alors majoritairement composés de troupes dites “coloniales”, d’une part parce que celles-ci se trouvent être mieux adaptées à la rudesse du climat mais aussi parce que les conflits coloniaux n’ont pas bonne presse dans une société qui considère que la « vraie guerre » est uniquement européenne. Ceci explique donc la faible proportion de métropolitains parmi les hommes de troupes. Les chiffres montrent d’ailleurs cette disparité : en 1912, aux débuts du protectorat, les troupes métropolitaines représentaient 42 % des effectifs, puis environ 28 % en 1921. Néanmoins, les désertions et passages à l’ennemi sont moins fréquents que dans les troupes espagnoles, les effectifs coloniaux n’étant pas majoritairement marocains.
Le 13 avril 1925, 3 harkas rifaines se déversent donc dans le territoire des Beni Zéroual en zone française. Progressant rapidement, les Rifains cherchent à montrer leur puissance pour faire basculer dans la dissidence, de gré ou de force, les tribus rencontrées, afin d’embraser la zone française et ainsi, renforcer la rébellion[22]. Bien que certaines tribus acceptent de les rejoindre, tentées par la xénophobie rifaine ou leur cause (l’indépendance du Rif), d’autres tribus résistent, préférant la sécurité française, par fidélité au sultan, refus de séparer les hommes de leurs familles ou encore lassitude de la guerre. Pour se les octroyer, les Rifains n’hésitent généralement pas à les menacer, à les réprimer ou à mettre à leur tête des individus qui leur sont acquis.
Néanmoins, malgré des défections tribales et des déboires militaires, comme la chute du poste des Beni Derkoul, Lyautey réagit de manière réfléchie, avec les troupes dont il dispose, mettant en pratique les compétences qu’il a développées tout au long de sa carrière militaire.
La pacification du Rif
Le Résident Général organise sa défense entre des points d’appui fortifiés, soutenus par des colonnes mobiles, l’aviation et l’action des tribus fidèles au Sultan et au pouvoir colonial[23]. Il parvient ainsi à stopper les incursions rifaines, à rétablir le front et le maintenir. Bien qu’Abdelkrim dispose toujours de l’initiative sur un front de près de 300 km, son manque de vision stratégique entre deux théâtres disperse ses maigres moyens. Autodidacte, les limites de ses compétences militaires commencent à se faire sensiblement ressentir. Cependant, Lyautey ne peut pas non plus se lancer à l’offensive, ses renforts arrivant au compte goutte.

Qu’importe, puisqu’il opte pour une stratégie défensive : il ne vise aucunement la conquête du Rif, d’une part parce que cette région dépend de l’Espagne, d’autre part car l’entreprise lui semble fort périlleuse. Il s’agit avant tout pour lui de s’assurer de la loyauté des tribus restées dans le giron français et de commencer un travail de sape dans les rangs rifains afin de diviser l’insurrection. Mais il ne peut mener son travail à terme.
Dépêché par la métropole en qualité d’observateur en raison du manque de résultats obtenus par le Résident, le général Pétain ne tarde pas à prendre l’ascendant et la tête des opérations[24]. Avec lui la stratégie change du tout au tout. La France ne peut se permettre de s’enliser, d’autant que la Syrie aussi s’est embrasée sous l’impulsion des Druzes qui volent de victoires en victoires. La défaite de l’insurrection se fera militairement, en exportant le conflit en territoire rifain. Bénéficiant de nombreux renforts, notamment ceux demandés par Lyautey arrivés en retard, il part à l’assaut des montagnes du Rif dès septembre après avoir réorganisés ses lignes.
Là où Lyautey disposait au premier avril 1925 de 66 075 hommes pour l’ensemble du Maroc, Pétain, le 1er octobre, commande 142 354 soldats dont 51 990 métropolitains. Abdelkrim n’a d’autre choix que de fortifier ses montagnes et ses villages. Réduits à la défensive, ses hommes vendent chèrement leur peau. Mais privés de leur mobilité, ils doivent désormais faire face à la puissance de feu européenne, qui dispose dorénavant de cibles précises.
En combat défensif, les Rifains, par l’apport de quelques déserteurs européens, fortifient leurs positions et les tiennent farouchement, même contre un ennemi supérieur en nombre et en armements. Creusant des tranchées, ils s’y abritent pour tirer sans être à découvert et pour se protéger des pilonnages d’artillerie. Leurs positions sont ponctuées de blockhaus équipés d’armes à tir rapide et de pièces d’artillerie. Cette puissance de feu supplémentaire est sommairement réglée afin que les réduits puissent se soutenir mutuellement par le biais de tirs croisés[25].
Cependant, une fois leur système défensif investi, de peur d’être coupé de toute retraite, ils refluent rapidement, ne tenant pas leurs éventuelles positions de replis secondaires[26]. Les intempéries stoppent plusieurs mois les opérations, dont les temps forts auront été le débarquement franco-espagnol d’Al Huceima, celui tant attendu par les Rifains mais qui s’exécute désormais contre eux, et l’encerclement effectif du Rif.

L’investissement du massif ne reprend qu’en 1926, de manière fulgurante. Fort des enseignements de la guerre des tranchées et disposant de troupes nombreuses et bien équipées (chars, avions…), Pétain lance des offensives simultanées, soutenues au nord par les Espagnols. Il réussit alors en quelques mois ce que ses alliés providentiels hispaniques n’ont pas obtenu en cinq années de luttes : la chute de la République du Rif. Abdelkrim est désormais piégé. Ses soutiens fondent comme neige au soleil. Sachant sa lutte désespérée, il décide alors de se rendre aux Français en mai. Par ce choix, il s’évite un funeste sort entre les mains des Espagnols, assurément ivres de vengeance depuis Anoual et remporte ainsi sa dernière victoire contre eux.
Exilé sur l’île de la Réunion, Abdelkrim y passe plus de 20 ans avant que ne lui soit accordé le droit de s’installer dans le sud de la France. Il fausse alors compagnie à ses gardiens lors d’une escale en égypte sur le chemin du retour en métropole. il connaît alors une seconde carrière auprès des nationalistes égyptiens et comme soutien des mouvements indépendantistes maghrébins. Même loin de ses montagnes natales, il continue donc d’œuvrer contre l’impérialisme européen, inspirant une nouvelle génération de révolutionnaires, parmi lesquels Mao, Guevara et Ho Chi Minh. Il meurt symboliquement en 1963, un an après l’indépendance de l’Algérie, le dernier des trois pays du Maghreb à l’obtenir.
Quant au Rif, il fut étroitement surveillé après la guerre. En 1958, à l’aune de l’indépendance marocaine, une autre insurrection éclata, avant d’être brutalement réprimée par le futur roi Mohammed V. La région fut dès alors mise à l’écart et ne profita pas du vent de modernisation qui souffla sur le pays. La situation n’a guère changé depuis, en témoignent les manifestations récurrentes. Peu étonnant qu’aujourd’hui encore, le souvenir d’Abdelkrim soit toujours aussi vivace dans la région : le Rif n’en a pas fini d’être une poudrière…
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[1] PORCH Douglas ; Les guerres des Empires britanniques, français, ottoman et russe, Collection Atlas des Guerres, France Loisirs avec autorisation de la maison d’édition Autrement, 2005 (première parution en français en 2002), 228 p., p. 191
[2] COURCELLE-LABROUSSE V., MARMIÉ N. ; La Guerre du Rif, Tallandier, 2008, 364 p., p. 29
[3] Ibid., p. 31
[4] Ibid., p. 44
[5] BENCHABANE M., Abdelkrim Al Khattabi (1882-1963) et la guerre du Rif, Albouraq, 2016, 96 p., p. 18
[6] SCHIAVON Max, La guerre du Rif : un conflit colonial oublié, Editions Pierre de Taillac, 2016, 352 p., p. 16
[7]Là où le XIXe siècle a marqué l’expansion coloniale de la France et le développement d’une doctrine de pacification adaptée, l’Espagne a subit dans le même laps de temps le démembrement de son Empire, par une vague d’indépendances et de conquêtes étrangères. L’instabilité politique récurrente dans la péninsule ibérique a précipité son déclassement dans le concert des nations et au crépuscule de la première guerre mondiale, sa neutralité ne lui a pas permis de profiter des enseignements du conflit ni des progrès technologiques annexes. C’est donc une nation affaiblie en quête de sa gloire passée qui tente de faire barrage au projet d’Abd-el-Krim.
[8] COURCELLE-LABROUSSE V., MARMIÉ N. ; La Guerre du Rif, op. cit., p. 52
[9] Ibid.
[10] Bien avant l’épopée d’Abd el-Krim, le Rif fut le théâtre de nombreuses luttes. D’abord celle de Bou hamara, un rebelle de basse extraction, qui fut couronnée de quelques succès à ses débuts. Ce dernier cherchait à renverser le Sultan, qu’il jugeait illégitime, celui-ci se laissant aisément entourer par des conseillers occidentaux. Mais une fois à la tête de larges territoires au nord et à l’est du Maroc, il retourna sa veste et permit à des concessions minières européennes de s’implanter dans le Rif, suscitant alors une vive réaction : alors que sa rébellion avait débuté notamment contre l’influence étrangère au Maroc, le voici désormais vendant des droits de prospection minière aux Français et aux Espagnols. Réunies derrière Mohammed Ameziane, cadi et chef de la tribu des Iqer’Iyen, la résistance rifaine réussit à mettre un terme à la sédition de Bou Hamara. Ameziane se tourna ensuite vers les Espagnols, leur provoquant de lourdes pertes. Il mourut au combat en 1912, non sans avoir réussi à dissuader ces derniers de s’aventurer au cœur du Rif. Il est ainsi le premier à opposer avec efficacité une résistance armée à la présence espagnole. Après lui, et avant Abd el-Krim, d’autres s’illustrèrent aussi contre le même ennemi, notamment Raïssouni, caïd des Djebala, qui lutta contre le Sultan, la France et l’Espagne, avant de se ranger aux côtés de cette dernière en 1922, car jaloux des succès d’Abd el-Krim.
[11] FRANCISCO LOUIS MIGUEL, propos recueillis par LOPEZ Jean, Anoual, 1921 : Abd el-Krim égorge l’armée espagnole, dans la revue Guerres et Histoire, février 2015, n°23, 108 p., pp. 46-49, p. 48
[12] Ibid., p. 49
[13] COURCELLE-LABROUSSE V., MARMIÉ N. ; La Guerre du Rif, op. cit., p. 36
[14] Observations du colonel Noguès commandant le territoire de Fez Nord sur les opérations au Maroc, fond 3H 627 Enseignements de la campagne du Rif (Etudes, notes, comptes rendus du commandement, des armes et des services 1925-1926), Service Historique de la Défense.
[15] BENCHABANE M., Abdelkrim Al Khattabi et la guerre du Rif, op. cit., p. 34
[16] SCHIAVON Max, La guerre du Rif : un conflit colonial oublié, op. cit., p. 79
[17] COURCELLE-LABROUSSE V., MARMIÉ N. ; La Guerre du Rif, op. cit., pp. 101-102
[18] BLANCHARD Cyril, Un exemple de contre-insurrection française : la guerre du Rif, mémoire de Master 1 Histoire (mention Armées, Guerres et Sécurité), sous la direction d’Isabelle Davion, Paris IV-Sorbonne, 2016, 102 p., p. 14
[19] Ibid., p. 32
[20] COURCELLE-LABROUSSE V., MARMIÉ N. ; La Guerre du Rif, op. cit., p. 144
[21] SCHIAVON Max, La guerre du Rif : un conflit colonial oublié, op. cit., p. 82
[22] Observations du colonel Noguès commandant le territoire de Fez Nord sur les opérations au Maroc, op. cit.
[23] BLANCHARD Cyril, Un exemple de contre-insurrection française : la guerre du Rif, op. cit., p. 19
[24] Ibid., p. 38
[25] SCHIAVON Max, La guerre du Rif : un conflit colonial oublié, op. cit.
[26] Rapport du général commandant le secteur centre, à général commandant supérieur des troupes au Maroc, Etat-Major 3e Bureau, Fez, le 8 août 1925, dans la sous-série 3H 627 Enseignements de la campagne du Rif (Etudes, notes, comptes rendus du commandement, des armes et des services 1925-1926).
Très intéressant connaitre tous les details de cette guerre ou le frère de mon grand père , captain de “caballeria” lutta et mourut à 37 ans