Entre 1808 et 1814, une guerre d’indépendance éclate en Espagne. Les Espagnols veulent retrouver leur autonomie et ne plus être sous la tutelle de l’empire napoléonien. Où est le rapport avec la guerre opposant le Numide Jugurtha avec les Romains durant la fin du IIe siècle av. J.-C. ? La volonté de retrouver son indépendance en supprimant la tutelle instaurée par un adversaire plus fort à l’origine. Il semblerait, en effet, que les guerres d’indépendances ont comme terreau les empires : romain, byzantin, carolingien (avec les Gascons), napoléonien, coloniaux…
Le principe d’impérialisme peut être confondu avec celui d’injustice. Plus récemment, cette guerre contre un empire peut toujours être considérée d’actualité avec le terrorisme, notamment contre l’impérialisme américain par exemple. Nous allons donc observer dans cet article la guerre de Jugurtha, appelée ainsi par l’historien Salluste. En l’abordant, nous nous interrogerons sur l’essence de ce conflit dans un contexte agité pour la République romaine. Cependant, il faut garder à l’esprit que l’origine de cette guerre n’est pas liée d’emblée à l’indépendance, mais d’abord à une simple querelle dynastique.
La source principale pour comprendre cette guerre : C. Sallustius Crispus
L’auteur qui nous a laissé un témoignage de cette guerre est Salluste. Caius Sallustius Crispus est né à Amiternum (en Sabine) en 86 av. J.-C., et meurt à Rome en 36 ou 35 av. J.-C. Issu d’une famille libre plébéienne, il s’instruit à Rome où il aurait possédé une maison. Puis, il se lance dans la politique (magistrature), et explique sa carrière dans son œuvre phare : La conjuration de Catilina. Sympathisant de César, il obtient la questure en 55 av. J.-C., puis devient tribun de la plèbe en 52 av. J.-C.
Salluste part ensuite en Syrie en qualité de légat pro-préteur et, en parallèle, est exclu du Sénat. Il se rapproche alors de plus en plus de César et en devient un grand partisan. Par exemple, il prend part à diverses opérations militaires et obtient une seconde fois la questure grâce à son protecteur, ainsi que le rang de sénateur en 48 av. J.-C.
En 47 et 46 av. J.-C. il est en Afrique et devient gouverneur puis proconsul de la province d’Africa noua. Cette dernière est une province romaine depuis 146 av. J.-C. Ces données sont essentielles, car il a pu avoir accès à des archives ou bien à des témoignages en rapport à la guerre ayant eu lieu sur ce territoire avec Jugurtha. Enfin, après la mort de son protecteur César en 44, il se retira de la vie politique et se mit à écrire. C’est le premier historien latin.
Salluste écrit la Guerre de Jugurtha (nous abrégerons “GJ”; le chiffre romain qui suivra correspond au chapitre) car il veut nous raconter « la guerre que soutint le peuple romain contre Jugurtha, roi des Numides, d’abord parce que la lutte fut sévère et dure, que la victoire fut longtemps incertaine, et puis parce qu’alors, pour la première fois, se marqua une résistance à la tyrannie de la noblesse » (GJ, V).
Donc trois thèmes le motivent dans son écriture. Comme tout auteur de l’Antiquité faisant de l’histoire ou des biographies, il y a une finalité politique et philosophique dans ses œuvres. Ici, il écrit aussi pour attaquer le pouvoir personnel qui était tant redouté par les Romains. Son texte pourrait presque être définit comme un panégyrique, en exaltant Marius (de la lignée politique de César, les populares), et en critiquant Sylla (des optimates). Enfin, il faut garder à l’esprit qu’il fut écrit près de soixante-dix ans après les événements dans un contexte politique très tendu : les guerres civiles à Rome.

Le personnage de Jugurtha et le début du conflit
Avant de nous intéresser plus en détails à cette guerre, nous devons analyser le personnage de Jugurtha et comprendre dans quel contexte nous évoluons. Il se forma au métier des armes avec Rome, en se battant avec elle lors de la guerre de Numance (153-133 av. J.-C.). Lors de celle-ci nous retrouvons le personnage de Caius Marius : celui qui remporte la guerre de Jugurtha. Ce Numide prouve ainsi aux Romains (et ce ne sera pas le seul) que leurs adversaires les plus dangereux ne sont ni plus ni moins que ceux qu’ils ont eux-mêmes formé au combat.
En 118 av. J.-C. meurt Micipsa, roi de Numidie qui avait rétabli une monarchie solide. Il était fidèle à Rome et avait mené dans son royaume une politique d’hellénisation, à l’image de la cité de Cirta. Il laisse alors son royaume à ses deux fils, Adherbal et Hiempsal, ainsi qu’à son neveu, Jugurtha. Ce dernier fut sans doute adopté par Micipsa suite à la demande faite par Scipion Emilien. En effet, lors de la guerre de Numance, Jugurtha prouva sa grande valeur. En 116 av. J.-C., il fait tuer Hiempsal :
« (les soldats de Jugurtha) découvrent enfin Hiempsal caché dans la case d’une esclave, tout tremblant dans son ignorance des lieux. Les Numides lui coupent la tête, comme ils en avaient reçu l’ordre, et la portent à Jugurtha » (GJ, XII).
Adherbal s’enfuit à Rome où il essaye, par un discours et des cadeaux, de trouver l’appui des Romains (GJ, XIV). Jugurtha tente alors de corrompre les puissants de Rome. La Numidie est alors partagée en deux : « On décréta l’envoi de dix délégués chargés de partager entre Jugurtha et Adherbal le royaume de Micipsa » (GJ, XVI). La partie occidentale revient à Jugurtha, la partie orientale à Adherbal avec pour capitale Cirta. Or, Jugurtha fait le siège de cette ville en 113 (GJ, XXIII à XXVII), et s’en empare en 112 av. J.-C. : il massacre Adherbal et les marchands italiens se trouvant dans la ville. Rome intervient alors dans cette querelle dynastique pour défendre ses intérêts commerciaux. La branche des populares convoque Jugurtha à Rome pour s’expliquer, mais les optimates empêchent un discours de ce dernier devant la plèbe romaine.
La guerre ouverte éclate en réalité en 110 av. J.-C. Spurius Postumius Albinus, nouveau consul, désire remporter une victoire. Il pousse alors Massiva, un cousin de Jugurtha, à revendiquer le trône. Mais Jugurtha assassine Massiva lors de sa venue à Rome. Quittant la ville pour l’Afrique du Nord, il tient ces mots célèbres : « Ô ville à vendre ! elle disparaîtra bientôt, si elle trouve un acheteur » (cf. Tite-Live, LXIV et GJ, XXXV). Il fait alors allusion à la corruption qui ronge Rome. Nous devons ainsi remarquer que les tensions politiques et la dégradation des mœurs (ici par la corruption) sont nocifs pour un Etat – pour ses relations diplomatiques par exemple.

D’une querelle dynastique à la guerre avec Rome
Jusqu’à présent, nous sommes en présence non pas d’une guerre d’indépendance, mais d’une querelle dynastique qui empire. On peut alors se demander la place de cette guerre dans notre dossier. En réalité les dernières années de guerres et la postérité retiendront que Jugurtha et ses partisans cherchaient l’indépendance de la Numidie vis-à-vis de Rome. Le Sénat ayant accepté la guerre, Rome entre dans le conflit après avoir été médiatrice. Jugurtha continu de payer et de corrompre des politiciens romains afin de limiter et retarder l’intervention romaine. Mais en 110 av. J.-C., une armée débarque en Numidie.
Jugurtha possède une bonne cavalerie, et l’utilise dans une guerre de mouvement compliquée à suivre pour les Romains. Il privilégie l’embuscade et évite la bataille rangée. Nous retrouvons alors des techniques de guérilla. En effet, connaissant ses faiblesses et les forces de son ennemi, il cherche surtout à gagner du temps et à épuiser celui-ci. L’armée romaine étant un bloc façonné pour la bataille rangée et les déplacements en colonne, Jugurtha tente de la contourner.
Ainsi, « en pleine nuit, à l’improviste, une nuée de Numides encercla le camp d’Aulus » (GJ, XXXVIII). Les soldats romains passent sont neutralisés, ou bien s’enfuient. La peur se ressent jusqu’à Rome. Il faut agir vite afin d’endiguer le problème et éviter une montée en puissance de Jugurtha. Le nouveau consul pour la Numidie est Metellus. Cette défaite cuisante que vient de subir Rome constitue en quelque sorte le tournant du conflit : alors qu’elle cherche au départ à jouer la médiatrice, Rome se retrouve dès lors confrontée à une véritable guerre d’indépendance.

De l’enlisement à l’arrivée de Marius : génie militaire et réforme politique
Nous l’avons vu, cette guerre s’enlise. Ni Rome, ni Jugurtha, ne parviennent à prendre l’ascendant. Pour l’emporter, Jugurtha doit vaincre en une seule bataille toute l’armée romaine[1]. Pour Rome, il suffit au contraire de capturer ou de tuer le chef ennemi en la personne de Jugurtha. Cela permettrait ainsi de disloquer le clan rebelle par une action rapide. Vous vous en doutez, c’est ce qu’il s’est passé. Mais, ce dénouement ne fut pas d’emblée prévu par l’armée romaine : il est dû au génie de Marius qui parvient à retourner la situation au moment critique. Il faut alors observer le personnage de C. Marius et sa réforme militaire de 107 av. J.-C., essentielle pour le devenir de Rome. Cela afin de comprendre la fin de la guerre et son impact pour Rome.

Entre 112 et 110 av. J.-C., le conflit s’enlise. Après deux années de campagnes, pas de victoires décisives sur Jugurtha, hormis la prise de quelques places fortes. Le commandement de la guerre est donné à Metellus en 109, et Marius l’accompagne. Mais des défaites marquent aussi la fin de l’année 109 : les Numides et les Romains se rencontrent à la bataille de Muthul et ces derniers y subissent de nombreuses pertes. Pire ! la défaite de Metellus face à Jugurtha, lors de la bataille de Zama, oblige l’armée romaine à se replier sur Carthage. à Rome, le consul est accusé et critiqué pour sa lenteur. En parallèle, Bocchus, roi de Maurétanie, s’allie à son beau-fils, Jugurtha, contre Rome.
Elu consul[2], et en charge de la guerre de Numidie, Marius reprend les légions de Metellus. Il fait lever des troupes supplémentaires avec l’aval du Sénat pour mener la guerre en Numidie[3]. Cependant, il ne respecte pas les institutions classiques : il accepte des volontaires parmi les prolétaires et les vétérans. Cela conduit à une professionnalisation progressive de l’armée civique ; les volontaires engagés entrent dans la clientèle des généraux qui les enrôlent, dépendent d’eux pour leur solde et le butin : se développement ainsi des clientèles militaires.
Caius Marius (157-86 av. J.-C.) fit ses premières armes, comme Jugurtha, dans la guerre contre Numance, aussi sous les ordres de Scipion. Questeur puis tribun de la plèbe en 119, également préteur en 115 et propréteur en Espagne ultérieure, Marius suit une carrière politique et militaire. Il est l’exemple du citoyen romain servant sa cité par les armes et l’intellect. Riche chevalier, il parcourt le cursus honorum en homo novus. C’est un militaire énergique connaissant l’art de la guerre. Il représente la rupture politique et sociale entre les deux ordres romains aux yeux des écrivains comme Salluste ou Plutarque. En effet, il accède au pouvoir grâce à ses talents militaires. Il sort de la tradition républicaine : après avoir été consul pour l’année 107, il le fut tous les ans entre 104 et 101. Au total, il fut sept fois consul.

Il réforme l’armée à partir de 107 av. J.-C., quand il doit aller combattre Jugurtha en Numidie. En effet, c’est à cette date qu’il devient consul pour la première fois avec comme objectif de mettre fin à cette guerre compliquée pour Rome. Ce qui assurait jusqu’alors la supériorité militaire de Rome était sa capacité à mobiliser des hommes en plus grand nombre que les autres puissances politiques, ainsi que sa structure sociale qui permettait une certaine mobilité, en partie grâce à l’armée. La crise démographique, les guerres incessantes au IIe siècle et les conquêtes ont créé un problème de recrutement que Marius règle en levant des prolétaires volontaires et en favorisant le rengagement des vétérans.
L’armée romaine, juridiquement toujours formée de citoyens, mais sans rapport désormais avec la fiscalité, devient une armée de métier, dépendante d’un chef, et un moyen de promotion sociale et de gagner sa vie. Cette réforme donne naissance à une classe militaire pour laquelle entrer dans l’armée est un avantage économique avant d’être un devoir civique, et permet en partie l’affirmation du pouvoir personnel des chefs militaires du Ier siècle av. J.-C., comme Sylla, César, Crassus ou Pompée. Marius a ainsi fait de l’armée un instrument politique sans pouvoir l’utiliser et demeure le premier acteur de la succession de conflits qui met fin, en moins d’un siècle, à la République romaine.

De la réforme à « La victoire de Marius » (Jean-Claude Richard)
Les bienfaits de la réforme et l’arrivée de Marius
Nous venons d’observer le personnage de Marius et sa réforme militaire très importante. Nous avons alors étudié son arrivée politique dans cette guerre. Dans les faits, nous retrouvons les bienfaits de cette réforme et de Marius sur le terrain : si elle n’est pas décrite directement dans les textes, la réforme de Marius de 107 av. J.-C. est néanmoins présente dans le texte de Salluste, via différentes références qui modifient en profondeur l’esprit du soldat romain. Par exemple, avant sa réforme, le principe de cohorte n’existait pas dans la légion. C’est son rôle de consul, donc d’homme politique qui lui permet de mener à bien le remaniement de la légion. Il revoit surtout le recrutement et la formation. Les Romains pensaient que la réserve en homme diminuait fortement.
Marius va alors faire appel à des volontaires issus de la classe des capitecensi, qui peuvent ainsi entrer dans la légion. Il transforme les milices de conscrits en une armée de métier composée de volontaires. Le service militaire devient pour beaucoup un métier et non plus une parenthèse dans leurs activités régulières. Il réorganise l’armée tactique : c’est la fin des velites-hastati-principes-triarii. La réforme de Marius est donc bel et bien l’outil de la victoire, celle de Marius.

Une fois arrivé en Afrique, Marius entreprend un maintien de l’ordre dans les cités sous domination romaine. Puis, il renforce son armée. Par exemple, le questeur Lucius Cornelius Sylla (138-78 av. J.-C.) « arriva donc en Afrique (…) amenant à Marius un corps de cavalerie » (GJ. XCVI). Ce corps fut recruté par les soins du questeur dans le Latium et chez les alliés. Cet exemple nous montre par ailleurs comment Marius envisage la guerre contre Jugurtha. Etant présent en Afrique auprès de Metellus depuis 109 av. J.-C., le consul comprend quelle guerre lui est opposée.
La guerre d’indépendance menée par Jugurtha prend la forme d’une guérilla, avec des escarmouches, des razzias sur les arrières romaines, ou encore des déplacements rapides. Pour contrer cette forme de guerre non-conventionnelle, Marius utilise de la cavalerie. La légion romaine se base surtout sur l’infanterie. La cavalerie, toujours d’élite et placée sur les ailes, n’est donc pas très nombreuse. Or, Marius cherche à la renforcer afin de casser la guérilla imposée par Jugurtha.
Après avoir renforcé son armée, Marius cherche l’affrontement. Ces trois points constituent la stratégie du consul romain pour mener une contre-guérilla efficace. En effet, il faut tenir les points stratégiques de la province. Puis renforcer l’armée afin ,d’une part, répondre à la nouvelle réforme et, d’autre part, avoir assez d’effectifs contre Jugurtha et ses lieutenants. Enfin, chercher l’affrontement direct est primordial dans la contre-guérilla car par définition, les forces conventionnelles sont supérieures, militairement parlant, à celles menant une guérilla.

La confrontation armée entre les rois rebelles et le consul romain
Cet affrontement se produit alors que Marius prend ses quartiers d’hiver. Ce n’est pas une bataille rangée mais à nouveau une scène de guérilla, comme Marius l’avait probablement prévu en renforçant sa cavalerie avec Sylla. Le récit se trouve dans le texte de Salluste, des chapitres XCVII à CI. Jugurtha et Bocchus unissent leurs forces et tentent une attaque contre Marius. Ils sont repoussés grâce au sang-froid et au courage du général romain. Ils attaquent de nouveau, non loin de Cirta, mais manquent l’effet de surprise et subissent une nouvelle et sanglante défaite. Dans ce texte, Salluste avance une double opinion.
D’abord, il en fait un texte panégyrique exaltant Marius et critiquant Sylla[4]. Mais aussi, pour exalter le peuple et la domination romaine, il oppose l’ordre romain face au désordre barbare. Les Romains sont inférieurs en nombre, mais arrivent à gagner face à un groupe hétérogène de barbares.

Observons à présent cette confrontation. Après avoir essuyé un échec devant Capsa (voir carte ci-dessus), Jugurtha réclame du renfort et cherche à se refaire :
« Jugurtha, après avoir perdu la ville de Capsa, d’autres places fortes, dont la possession lui était bien avantageuse et une grosse somme d’argent, envoie une députation à Bocchus, pour l’inviter à expédier d’urgence une armée en Numidie, car c’est le moment d’engager la bataille. » . (GJ, CXVII)
Bocchus et Jugurtha parviennent à rattraper l’armée de Marius, mais la nuit tombe. Il faut alors attendre le lendemain pour livrer bataille. Cependant, « les cavaliers maures et gétules ne sont pas en ligne et n’ont adopté aucune des dispositions habituelles ; en groupes formés au hasard, ils se jettent sur les nôtres » (GJ, XCVII). Mais les Romains parviennent à contenir cet assaut.
Deux points sont à retenir sur cette première confrontation. D’abord dans la forme, nous retrouvons l’arme principale des insurgés – la cavalerie – face à l’arme d’excellence de Rome – l’infanterie. Puis dans le fond, nous remarquons le désordre barbare (ne sont pas en ligne ; en groupes formés au hasard) face à l’ordre et la discipline romaine (« Les Romains, d’abord bouleversés par cette attaque imprévue, rappellent leur ancienne valeur » Ibid.). Après un combat acharné où nous retrouvons Marius au milieu de ses troupes d’élites, une retraite est envisagée pour la nuit.
Le consul place alors ses hommes sur deux collines : l’une avec une source d’eau où il envoie Sylla et sa cavalerie, l’autre plus escarpée et plus grande pour installer un camp, pour le reste des troupes. Il s’approprie donc intelligemment le terrain et laisse à son ennemi l’idée que son armée est amoindrie. C’est pourquoi, les troupes numides et de maurétaniennes fêtent leur victoire et, selon Salluste, festoient toute la nuit. Marius utilise à nouveau tout son sens tactique. Le chapitre XCIX illustre cela : il fait taire ses troupes (notamment les trompettes), et dès que le soleil se lève, il ordonne l’assaut général. Les Romains déferlent sur les ennemis qui se réveillent péniblement sans armes. Certains parviennent à prendre la fuite, mais « les pertes furent ce jour-là plus grandes que dans tous les combats antérieurs».
Marius décide d’avancer vers Cirta, ses quartiers d’hiver. Dans sa marche, il se retrouve à nouveau face à Jugurtha.
« Sylla était à droite avec la cavalerie, Manlius à gauche avec les frondeurs et les archers, et, de plus, la cohorte ligurienne. En avant et en arrière, Marius avait placé les tribuns, avec des manipules de troupes légères » (GJ, C).
Donc Marius place ses troupes en carré. C’est la cavalerie de Sylla qui connait en premier le choc contre l’ennemi Or, l’avant-garde faiblit rapidement car Jugurtha laisse penser aux Romains qu’il vient de tuer Marius. Sylla sauve la journée en faisant pivoter sa formation de cavaliers, taillant en pièce les unités numides. Enfin, Marius réapparaît et parvient à rallier ses troupes, remportant ainsi la bataille contre Jugurtha.
En somme, nous venons de voir que la réforme de Marius fut bonne militairement parlant face à Jugurtha. En effet, nous venons d’observer une confrontation armée qui s’étend sur plusieurs jours, mêlant différentes formes de guerre (guérilla d’abord, puis conventionnelle avec la mise en ordre de bataille), et différents théâtres.
Cependant, malgré des confrontations armées victorieuses et violentes, Marius ne parvient pas à disloquer l’armée ennemie en mettant la main sur Jugurtha. Salluste met l’accent sur le génie militaire de Marius ; attaque surprise de nuit et en hiver. Cet auteur avance un récit volontairement épique de la bravoure des soldats devant l’adversité, et de Marius par sa stratégie et son audace. Il y a un lien qui est fait entre Marius et ses troupes : ils combattent ensemble et une confiance se tisse entre eux. En somme, Salluste présente l’image du bon chef militaire qui épargne le sang de ses soldats et garantie la victoire : « Voulant ménager une retraite à ses soldats ». Il fait même dire à Marius ces propos :
« un bon commandant doit savoir vivre comme ses soldats, il ne doit pas vivre dans la mollesse alors que ces derniers vivent à la dure, ne manquer de rien alors qu’ils sont privés de tout, et il doit partager la gloire » (GJ. LXXXV)
Epilogue : la chute du roi Numide
Marius met deux ans pour venir à bout de Jugurtha (il reste en Afrique jusqu’en 105), en continuant en grande partie la guérilla contre les villes initiée par Metellus. Après cette bataille, des pourparlers diplomatiques secrets ont lieu pour que Jugurtha se rende ou soit livré. Vaincu, le roi de Maurétanie Bocchus trahit son allié Jugurtha : « Bocchus demanda par lettre à Marius de lui envoyer Sylla comme plénipotentiaire, pour traiter de leurs intérêts communs » (GJ, CV). Il se laisse convaincre et, avec Sylla, tend une embuscade contre Jugurtha. Il fait cela pour l’amitié envers Rome qui se dessine. Sylla apporte ainsi Jugurtha à Marius en septembre 105 av. J.-C (GJ, CXIII).
Il faut donc retenir que c’est en usant des techniques employées par l’ennemi que Marius parvient à le prendre. En effet, il tente de corrompre un de ses alliés pour le fragiliser, comme Jugurtha le faisait à Rome. Egalement, il le fragilise grâce à des méthodes de contre-guérilla. Marius parvient ainsi à remporter cette guerre en usant de son génie militaire, et en s’appuyant sur des hommes forts comme Sylla pour faire tomber Jugurtha. Si Salluste insiste sur le rôle joué par Marius, c’est en raison de son bord politique : il ne peut apprécier Sylla et doit encenser Marius.
Or, nous l’avons vu, Sylla a joué un rôle déterminant dans cette guerre. Le questeur a eu un rôle diplomatique de premier plan, en capturant Jugurtha avec l’aide de Bocchus, mais aussi militaire, avec sa cavalerie qui sauva plus d’une fois l’armée de Marius. Or la postérité retient, grâce au triomphe de cette victoire et à l’œuvre de Salluste, le nom de Marius.
Conclusion
Cette guerre fut compliquée pour Rome car la tactique et la corruption menées par l’ennemi, le roi numide Jugurtha, posèrent de nombreux problèmes. Il faut attendre l’arrivée de Marius et de Sylla pour retrouver un horizon victorieux. Les succès ont été rendus possibles grâce à la grande réforme militaire de 107 av. J.-C. initiée par Marius : elle a bouleversé le monde romain, et par extension, rendu possible son futur empire par l’affaiblissement puis la chute progressive de sa République.
Si au départ cette guerre naît sur une querelle dynastique en Afrique du Nord, elle se transforme rapidement pour Jugurtha en une fronde contre le pouvoir romain. Le roi numide méprise profondément ses anciens compagnons d’armes, voyant les mœurs dégradées et la corruption endémique détruire une puissance pour laquelle il avait pourtant de l’estime. Jugurtha réussit à transformer cette guerre en conflit d’indépendance : il ne s’agit plus de posséder le trône, mais la souveraineté totale sur son territoire d’Afrique du Nord.
à observer, nous pouvons penser que cette guerre est bien loin de celles précédemment étudiées dans notre dossier. Mais dans les faits, nous pouvons y déceler des techniques de contournement, comme la guérilla employée par Jugurtha, afin d’affaiblir l’armée ennemie tout en étendant son influence à travers les cités de Numidie.
En somme, cette guerre d’indépendance fut un échec pour le roi Numide qui voit son royaume finir en lambeaux, marqué par la présence renforcée de Rome. Il meurt en prison, peut-être étranglé sous les ordres de Marius. Il n’en demeure pas moins que Jugurtha fut un chef de guerre remarquable et très intelligent. Si sa guerre fut perdue, c’est davantage sur le plan diplomatique (par sa capture) que sur celui militaire.
Grâce à cette victoire, Caius Marius s’attire la reconnaissance de son armée, et celle de Rome, abatant les derniers alliés de Jugurtha (les Maures et les Gétules). Mais toute menace n’était pas écartée :
« à peine avait-on annoncé aux Romains la capture de Jugurtha que s’abattirent sur la cité les rumeurs concernant les Teutons et les Cimbres » (Plutarque, Vie de Marius).
La victoire et l’aura qu’impose Marius par cette grande victoire vont le porter aux honneurs, mais aussi le confronter à un nouvel adversaire, menaçant directement Rome : « Aux calendes de janvier, il triompha, étant consul, avec une grande pompe. Et c’est sur lui, à ce moment, que reposaient les espérances et toute la force de la république » (GJ, CXIV). En effet, il est réélu pour arrêter la progression des Teutons vers l’Italie du Nord (102 à la bataille d’Aix-en-Provence) ainsi que celle des Cimbres (en 101 à la bataille de Verceil). Ces derniers ont infligé une grave défaite aux généraux romains Q. Cépion et Cn. Manlius. Rome et l’Italie n’avaient plus tremblé ainsi depuis la deuxième guerre punique.
Mais en stoppant ces nouveaux venus, Marius devient le sauveur de Rome et acquiert un rôle politique central. Entre 88 et 86, il rivalise avec Sylla. Cette compétition pour le pouvoir entraîne la première grande guerre civile à Rome, ainsi qu’une période de terreur, jusqu’en 82, quand Sylla prend totalement le pouvoir.

Si vous avez aimé cet article, nous vous conseillons également :
Bibliographie sélective :
-COSME Pierre, L’armée romaine, Paris, Armand Colin, 2012
-DAVID Jean-Michel, La République romaine, de la deuxième guerre punique à la bataille d’Actium (218-31 av. J.-C.), Paris, Ed. Du Seuil, 2000
-GOLDSWORTHY Adrian, Les guerres romaines, 281 av. J.-C. – 476 ap. J.-C., Paris, Ed. Autrement, 2001
-NICOLET Claude, Rome et la conquête du monde méditerranéen, 264-27 av. J.-C., Tome 2 Genèse d’un empire, Paris, PUF, 1997
-PLUTARQUE, Les Vies des hommes illustres, Paris, Ed. Gallimard, 1951, Trad. AMYOT Jacques, pp.916-976
-RICHARD Jean-Claude, La victoire de Marius, In: Mélanges d’archéologie et d’histoire, tome 77, n°1, 1965. pp. 69-86, [en ligne] https://www.persee.fr/doc/mefr_0223-4874_1965_num_77_1_7492
-SALLUSTE, Catilina, Jugurtha, Fragments des Histoires, Paris, Ed. Les Belles Lettres, 1971, traduit par ERNOUT Alfred
-WOLFF Catherine, L’armée romaine, une armée modèle ?, Paris, CNRS Editions, 2012
[1]Comme ce fut le cas lors de la bataille d’Orange en 105 av. J.-C. Contre les Cimbres et les Teutons, Rome perd les 80 000 légionnaires présents lors de la bataille. En effet, ces derniers se sont faits encerclés par les Cimbres et les Teutons, au point de s’étouffer et de rendre tout projet de retraite impossible à mettre en œuvre.
[2]GJ, LXXXIV : « Dès que Marius, porté, comme nous l’avons dit, au consulat, par les vœux ardents du peuple »
[3]GJ, LXXXVII : « Le consul, ayant complété les légions et les cohortes auxiliaires »
[4]Comme au chapitre XCV : ” Puisque mon sujet m’amène à parler de ce grand homme, je crois utile de dire quelques mots de son caractère et de sa conduite. (…) Sylla était noble ; il appartenait à une famille patricienne, qui avait perdu presque tout son renom par la nullité de ses ancêtres immédiats. Très instruit dans les lettres latines et grecques, et autant dans les unes que dans les autres, d’esprit élevé, avide de plaisir, plus avide de gloire, il se donnait à la débauche pendant ses loisirs, sans que jamais le plaisir lui eût fait négliger les affaires ; il aurait pu, avec sa femme, se comporter plus honnêtement ; parlant bien, rusé, facile en amitié, d’une profondeur de dissimulation incroyable, prodigue de toutes choses, et surtout d’argent, les plus heureux des hommes avant sa victoire dans les guerres civiles, mais n’ayant jamais trouvé la fortune supérieure à son activité ; plus d’un s’est demandé s’il avait eu plus de courage que de bonheur. Quant à ce qu’il lit dans la suite, je n’en dis rien, peut-être par honte, peut-être par regret”
Une réflexion sur “Les premières résistances à l’impérialisme de Rome : l’exemple de la guerre de Jugurtha (112-105 av. J.-C.)”