« Ne vous fiez pas à ce cheval, Troyens. Quoi qu’il en soit, je crains les Danaens[1] même quand ils portent des offrandes »[2]. Ainsi s’exprimait Laocoon dans L’Énéide de Virgile, à propos des Achéens[3] apportant un grand cheval en bois aux portes de Troie. Ce fameux épisode du cheval de Troie contribua particulièrement à la célébrité du récit de la guerre du même nom. Chez Homère, la mise à exécution de cette tactique est narrée à deux reprises dans L’Odyssée : d’abord de la bouche de Ménélas[4], puis de celle d’Ulysse[5], respectivement dans les chants IV et VIII.
L’historicité de la guerre de Troie reste débattue[6], malgré son ancrage dans un contexte réel : l’époque de la civilisation mycénienne, ou plutôt la phase finale de cette dernière. La Troade était une région riche et constituait un obstacle à l’expansion achéenne, ce qui pouvait effectivement se trouver à l’origine d’un conflit entre les Grecs et Troyens. La date à laquelle cette guerre légendaire put débuter varie fortement selon les estimations des historiens, allant de 1344 à 1150 av. n. è.
Dans l’œuvre d’Homère, le déclenchement de la guerre de Troie est attribué à l’enlèvement d’Hélène, femme du roi de Sparte, Ménélas, par Pâris, le fils cadet du roi de Troie. Une coalition achéenne réunissant les plus éminents rois grecs se forma rapidement et partit en guerre contre Troie. Néanmoins, le conflit dura dix années, au cours desquelles les deux camps s’essoufflèrent à coups de brefs combats non-décisifs. C’est alors qu’intervint la ruse achéenne du cheval de Troie, dont Ulysse aurait été à l’origine selon le récit homérique. Un grand cheval en bois fut offert en signe de paix aux Troyens, qui acceptèrent le présent. À l’intérieur, se cachaient en fait des soldats grecs dont l’objectif était de pénétrer dans la ville.

La nuit venue, ces derniers profitèrent des festivités qui avaient désinhibé les Troyens pour les massacrer. Cet épisode sanglant aurait ainsi permis de mettre fin à une guerre qui s’éternisait.
Dans les récits mythiques grecs du VIIIe siècle av. n. è.[7], mettant en scène les premiers récits de guerre[8], l’épisode du cheval de Troie décrit, de façon détaillée, le recours à une ruse de guerre. Celle-ci peut être définie comme une technique visant à induire en erreur l’adversaire, en le trompant délibérément. Dans l’œuvre d’Homère, elle est associée à la mètis (la ruse, l’intelligence rusée), caractéristique associée à Ulysse. Pour les Grecs, la mètis se distinguait de la perfidie. Mettre en œuvre une ruse de guerre ne revenait ni à tricher, ni à enfreindre les lois. Ulysse composait plutôt avec les lois divines, sans les contourner : il s’agissait de jouer sur ce qui était autorisé, en tirant profit de ce qui n’était pas clairement défini.
De ce fait, l’épisode légendaire du cheval de Troie n’est pas une démonstration d’irrégularité dans la guerre. Néanmoins, il est emblématique de la façon dont les chefs de guerre ont pu jouer des zones d’ombre des codes guerriers pour tourner le conflit à leur avantage, sans pour autant provoquer la colère des dieux. Toutefois, la nuance entre ruse légitime et perfidie peut parfois être fine et rapidement faire basculer le conflit dans l’irrégularité. En effet, ces deux manières de mener la guerre présentaient souvent un point commun : renverser une situation à son avantage ou obtenir gain de cause, là où les modes d’opération plus conventionnels avaient ou risquaient d’échouer.
De fait, la pratique de la guerre, définie par le sociologue Marcel Mauss comme un « fait social total »[9], constitue « un fait majeur » et indéniable des sociétés et elle est parfaitement illustrée pendant la période antique. Certes, elle est aujourd’hui généralement représentée sous une forme parfaitement codifiée – pensons par exemple aux formations hoplitiques grecques ou aux légions romaines –, mais la formation de telles armées, qui pourraient être qualifiées, dans certains cas, de « professionnelles », n’implique pas nécessairement que la guerre ait été constamment menée dans le respect d’une codification normative de celle-ci.
En effet, une guerre dite « réglée », ou régulière, se doit de respecter deux principes : le premier, juridique, relève de la codification du droit de la guerre, dont la formalisation est proposée dans la définition du bellum iustum (« principe de la guerre juste ») par saint Augustin au Ve siècle. Le second principe est davantage stratégique et est proposé sous forme de lois dont le respect ou la violation mène à la victoire ou à la défaite. Une guerre qui ne respecterait qu’un (ou aucun) de ces deux principes est alors directement qualifiée d’« irrégulière ».
Par ailleurs, la régularité, théâtre propice aux forces conventionnelles, prône généralement la décision par le rapport de force (pensons, toujours dans le cadre des récits homériques, à Zeus et à Achille), là où l’irrégularité offre un environnement favorable à la ruse – ou la perfidie en fonction du point de vue. Précisons tout de même que la force et la ruse ne sont pas forcément restreintes à l’un ou l’autre de ces registres : toutes deux peuvent cohabiter dans une même stratégie, en fonction de l’approche opérationnelle suivie.
Néanmoins, et c’est là toute la difficulté, la définition moderne qui vient d’être présentée ne peut être appliquée telle quelle aux périodes antiques. En effet, selon l’époque et l’espace géographique envisagés, l’un ou l’autre principe est soumis aux exigences de son temps : ce qui était considéré comme irrégulier à Rome au IIe siècle av. n. è. ne l’était pas nécessairement au sein du royaume d’Akkad quelques siècles auparavant (et inversement). En outre, l’approche directe[10] n’était pas la seule incarnation de la confrontation des volontés. De fait, pouvait s’y adjoindre toute une panoplie d’usages et de pratiques à plus petite échelle, où l’approche indirecte pouvait s’incarner sous de multiples facettes. Ainsi, lors d’une campagne traditionnelle, il n’était pas rare pour les généraux présents que soient recherchés à la fois le combat en rase campagne et l’exercice d’une pression sur la logistique adverse, en harcelant ses convois d’approvisionnement ou les groupes de renforts via des embuscades.
C’est dans ce contexte que la stratégie militaire[11], entendue comme l’articulation de l’ensemble des moyens à disposition d’un État pour atteindre les objectifs fixés au niveau politique[12], prend toute son importance. Au-delà de l’aspect purement militaire, la mise en place d’une stratégie avait également une importance dans d’autres domaines (notamment politique, diplomatique, économique et religieux) qu’il est nécessaire de prendre en compte. Des stratégies plurielles dans leur nature coexistent, chacune avec ses panoplies d’actions et c’était donc un véritable « arsenal » de pratiques militaires dont disposaient les belligérants pour parvenir à leurs fins.
Comment ne pas penser, par exemple, à Jugurtha, roi numide, qui affirma son pouvoir par la ruse, et qui mena une stratégie d’influence à Rome même, usant de ses richesses pour soudoyer des sénateurs, tout en luttant contre les légions romaines en employant des tactiques de harcèlement, ces tactiques mêmes qui faisaient la réputation des Numides[13] ?
Pourrait aussi être citée, parmi les exemples célèbres, l’opposition, chez Hérodote (Histoires), entre l’hybris (démesure) des Perses et le binôme logos (raison) – dikè (justice) des Grecs durant les guerres médiques. Enfin, chez Thucydide (La guerre du Péloponnèse) et Xénophon (Helléniques), se retrouve le topos (lieu commun) entre la ruse spartiate et la force, ainsi que l’intégrité, représentées par les Athéniens durant une partie de la guerre du Péloponnèse.
Dès lors, couvrant une période relativement large et des espaces géographiques éloignés, mais aussi des contextes précis, ce dossier thématique propose de revenir sur les perceptions, les méthodes et les pratiques guerrières propres à chaque communauté envisagée, en mettant en avant ce qui en faisait des actes irréguliers ou, au contraire, réguliers.
Si vous avez aimé cet article, nous vous conseillons également :
Bibliographie :
BEAUFRE André, Introduction à la stratégie, Paris, Pluriel, 2012 (1re éd. 1963), 192 p.
HOLEINDRE Jean-Vincent, « Avant propos. Ce que la guerre fait aux sociétés », dans HOLEINDRE Jean-Vincent (dir.) et TESTOT Laurent (dir.), La guerre : des origines à nos jours, Auxerre, Sciences Humaines Éditions, 2014 (1re éd. 2012), 271 p.
HOLEINDRE Jean-Vincent, La ruse et la force : une autre histoire de la stratégie, Paris, Perrin, 2017, 464 p.
POURSAT Jean-Claude, La Grèce préclassique : des origines à la fin du VIe siècle, Paris, Éditions du Seuil, 1995, 218 p.
Salluste, Catilina. Jugurtha. Fragments des histoires, Paris, Les Belles Lettres, 1967, 313 p., texte édité et traduit par ERNOUT Alfred
Virgile, Énéide. Livres I-IV, Paris, Les Belles Lettres, 2018, LXXIV & 193 p., texte édité et traduit par PERRET Jacques
[1] Litt. « descendants de Danaos », il s’agit d’un terme désignant le peuple grec de la péninsule du Péloponnèse, et plus précisément de l’Argolide, il est utilisé dans l’Iliade pour nommer les Achéens (voir note 3). Ici, il est employé afin de parler des Grecs de manière générale.
[2] Virgile, Énéide. Livres I-IV, II, 49, Paris, Les Belles Lettres, 2018, LXXIV & 193 p., p. 40, texte édité et traduit par Perret Jacques : « equo non credite, Teucri. Quidquid id est, timeo Danaos et dona ferentis. »
[3] Le terme « Achéens » désigne traditionnellement les Grecs mycéniens, dont la civilisation était organisée autour des palais royaux comme à Mycènes ou à Tyrinthe.
[4] Ménélas est le roi de Sparte et le frère d’Agamemnon. Il est le fils d’Atrée, le roi de Mycènes et fondateur de la lignée des Atrides.
[5] Ulysse est le roi d’Ithaque, renommé pour son intelligence et sa ruse.
[6] POURSAT Jean-Claude, La Grèce préclassique : des origines à la fin du VIe siècle, Paris, Éditions du Seuil, 1995, 218 p., pp. 76-77
[7] Outre l’Iliade et l’Odyssée, nous pouvons citer la Théogonie d’Hésiode, datée du VIIe siècle av. n. è.
[8] HOLEINDRE Jean-Vincent, La ruse et la force : une autre histoire de la stratégie, Paris, Perrin, 2017, 464 p., p. 29
[9] HOLEINDRE Jean-Vincent, « Avant-propos. Ce que la guerre fait aux sociétés », dans HOLEINDRE Jean-Vincent (dir.) et TESTOT Laurent (dir.), La guerre : des origines à nos jours, Auxerre, Sciences Humaines Éditions, 2014 (1re éd. 2012), 271 p., p. 5
[10] Par exemple, le choc frontal entre deux armées établies.
[11] Qui est un pan de ce qu’on peut appeler une stratégie totale. Voir BEAUFRE André, Introduction à la stratégie, Paris, Pluriel, 2012 (1re éd. 1963), 192 p.
[12] La stratégie est définie par Jean-Vincent Holeindre comme « l’art de dompter la violence armée par les moyens de l’intelligence pour en faire une force maîtrisée et efficace, capable d’emporter la victoire ». Voir Holeindre Jean-Vincent, La ruse et la force, op. cit., p. 13
[13] Notre source principale sur cette guerre est Salluste. Voir Salluste, Catilina. Jugurtha. Fragments des histoires, Paris, Les Belles Lettres, 1967, 313 p., texte édité et traduit par Ernout Alfred