Napoléon Ier, empereur du Mexique ?

Napoléon Ier, empereur du Mexique ?

Par J. D. Avenel, Professeur émérite, université de Paris Est Créteil.

L’abdication du roi d’Espagne, Fernando VII, lors de l’entrevue de Bayonne en 1808 et les six années de guerre que connut le pays à la suite de cet événement eurent de profondes conséquences sur ses colonies, au Mexique en particulier où se livra une longue guerre d’indépendance qui ne s’acheva qu’en 1821. Par ailleurs, la fin de l’Empire français et l’exil de Napoléon Ier à Sainte-Hélène s’accompagnèrent d’une émigration importante d’officiers et soldats français sur le Nouveau Continent. Un certain nombre d’entre eux, pour des raisons idéologiques ou avec l’espoir de retrouver un statut social et économique digne de celui qu’ils avaient perdu, élaborèrent en 1817 un plan audacieux et probablement utopique destiné à libérer Napoléon de Sainte-Hélène, de le ramener au Texas dont de larges territoires revendiqués par les États-Unis échappaient au contrôle du vice-roi d’Espagne. L’île de Saint-Louis (l’actuelle Galveston), en particulier, était aux mains des célèbres pirates français Aury et Laffitte qui traquaient les navires espagnols dans le golfe du Mexique.

L’objet de cet article est de décrire cette ultime tentative de délivrer l’Empereur en la replaçant dans le contexte de la guerre d’indépendance du Mexique. Pour ce faire, nous rappellerons d’abord le contexte du projet, c’est-à-dire la situation en Espagne et au Mexique avant de le décrire et de comprendre les causes de son échec ainsi que l’opinion de Napoléon à son sujet.

L’Espagne au début du XIXe siècle

Le pays connaissait depuis 1808 une instabilité politique chronique dont les conséquences sur son empire furent particulièrement néfastes.

L’abdication de Charles IV en faveur de son fils Ferdinand VII à la suite de la révolte d’Aranjuez (17 mars 1808) allait définitivement modifier le cours de l’histoire du pays. Napoléon 1er envoya des troupes en avril et, le 10 mai, lors de la célèbre entrevue de Bayonne, il obligea Charles IV et Ferdinand VII à transmettre leurs droits de royauté à son frère Joseph. La rédaction de la première constitution espagnole, la Constitution de Bayonne, fut achevée le 7 juillet 1808. L’article 87 de son titre X proclamait que les royaumes et provinces d’Amérique et d’Asie jouiraient des mêmes droits que ceux de la métropole. L’article 89 autorisait le commerce réciproque d’un royaume ou d’une province à l’autre et « desdits royaumes et provinces avec la métropole »[1].

Ferdinand VII, quoique retenu prisonnier en France, était toujours reconnu comme le roi. Dès l’été 1808, une révolution nationale au nom de Ferdinand VII, le « deseado »[2], divisa le pays en villes-états et provinces autonomes gouvernées par des juntes (juntas) de notables locaux et opposées à Joseph, l’« intruso », que soutenait une opinion publique minoritaire libérale influencée par les publications françaises qui avaient pénétré clandestinement dans le pays durant les années 1790. Les juntes organisèrent la lutte contre le nouveau régime ; l’armée de la junte de Séville remporta la bataille de Bailen ce qui obligea Joseph à quitter provisoirement Madrid et Napoléon à envahir l’Espagne.

Le gouvernement de l’Espagne fidèle à Ferdinand, devenu la Junte centrale de régence et composé de délégués des différentes juntes provinciales, siégeait à Cadix. La Junte convoqua les Cortès (le parlement) qui se réunirent à partir du 24 septembre 1810 et proclamèrent la Constitution de 1810, dite de Cadix. Elle instaurait une monarchie constitutionnelle par laquelle le roi était soumis au « pouvoir populaire »[3].

La bataille de Vitoria (21 juin 1813) mit fin à l’intervention française en Espagne : Joseph quitta définitivement le pays en juin et Napoléon rendit son trône à Ferdinand en décembre. Le Parlement rentra à Madrid en janvier 1814 et « el deseado » réintégra son royaume le 24 mars 1814. Celui-ci était divisé : le roi et les conservateurs-cléricaux rejetaient la Constitution de Cadix, tandis que les libéraux conditionnaient leur reconnaissance de Fernando VII en tant que roi à un serment de fidélité à cette même Constitution. Ferdinand l’abrogea le 4 mai 1814 et restaura la forme de gouvernement d’avant 1808. Il s’ensuivit une instabilité ministérielle, un ministre demeurant en moyenne six mois entre 1814 et 1820[4], des tentatives vaines de récupérer l’empire où se trouvaient la richesse de l’Espagne et une série de « pronunciamientos »[5] : Mina en 1814, Porlier en 1815, la Conspiracion del Triangulo en 1816, Lacy en 1817. Celui, réussi, de Riego en 1820 permit de restaurer le régime libéral.

Le Mexique en 1816

Le vice-royaume du Mexique des années 1810 comprenait, outre le Mexique actuel, les territoires perdus en 1823 (les États de l’Amérique centrale actuelle), le Texas perdu en 1837 et les territoires perdus lors de la guerre désastreuse de 1846 contre les États-Unis. Le pays comptait environ six millions d’habitants, soit une densité de 1,6 habitant/km2. Les terres étaient surtout accaparées par les haciendas dont la majorité appartenait à l’Église catholique. La population se répartissait, hors population indienne, en deux groupes principaux : les « Peninsulares », Espagnols nés en Espagne, occupaient 80 % des hautes charges administratives et ne reconnaissaient que Ferdinand VII comme souverain malgré l’entrevue de Bayonne. Les « Criollos », Espagnols nés dans le vice-royaume, détenaient environ 50 % des charges municipales et estimaient au contraire que seuls les villes et villages devaient exercer la souveraineté sur le modèle des juntes espagnoles.

La nouvelle du soulèvement d’Aranjuez arriva le 6 juin 1808 et celle de l’abdication de Fernando VII le 14 juillet. Elles furent apportées par les fameuses « mouches » françaises, le bergantin Sentinelle et la goélette Vaillante[6]. L’historien mexicain Lucas Aleman rapporte dans son livre Historia de Mexico que le vice-roi José de Iturrigaray brûla les lettres[7] et réunit le 19 le conseil royal qui lui confia le gouvernement du pays à titre provisoire en vertu du principe selon lequel, en l’absence du roi, la souveraineté sur le pays revenait au peuple[8]. Il convoqua une assemblée des représentants des villes pour organiser le gouvernement. Les « Peninsulares » interprétèrent la décision comme une trahison puisqu’elle donnait de fait un rôle primordial aux « Criollos ». Iturrigaray fut renversé le 15 septembre et remplacé par Pedro Garibay, ce qui mettait un terme à la tentative de libéralisation de la vice-royauté.

La Junte centrale de Aranjuez réunie le 25 septembre ne reconnut pas Garibay et nomma l’archevêque Francisco Lizana y Beaumont à sa place[9]. Elle reconnut également les droits des Américains à déclarer leurs territoires des royaumes, qu’ils étaient une composante à part égale de la monarchie espagnole et qu’ils avaient le droit d’être représentés aux Cortes. Les victoires françaises de 1809 en Espagne entraînèrent la dissolution de la Junte et le Conseil de régence, réuni à Cadix, abrogea la vice-royauté et divisa le territoire en six députations provinciales qui enverraient 41 députés en Espagne.

L’effervescence grandissait au Mexique après le coup d’État de Garibay. En outre, la sécheresse qui affecta une partie du pays en 1808 et 1809 nuisit aux populations rurales de la région du Bajio notamment. C’est précisément dans cette région qu’eut lieu le 16 septembre 1810 la célèbre déclaration du curé Hidalgo y Costilla considérée comme le point de départ de la lutte pour l’indépendance[10]. Le mouvement insurrectionnel prit rapidement de l’ampleur sous les ordres d’Ignacio Allende ; il se composait de « Criollos », d’indigènes et même d’Indiens Comanches. Il se heurta vite aux partisans de la supériorité des « Juntas de gobieno » espagnoles sur celles d’Amérique et qui voulaient préserver l’unité de l’empire. Notons d’ailleurs que les insurgés juraient fidélité à Fernando VII, mais seulement en tant que personnes juridiquement libres[11].

Photographie d’une partie de la fresque murale Retablo de la Independenza
Photographie d’une partie de la fresque murale Retablo de la Independenza, réalisée entre 1960 et 1961 par le peintre et architecte Juan O’Gorman. Musée national d’histoire, Mexico, José Luiz Bernardes Ribeiro, Wikimedia Commons

Dans l’intervalle, Napoléon qui avait compris que les colonies américaines ne reconnaitraient jamais Joseph annonça au Corps législatif qu’il était favorable à l’octroi de l’indépendance des pays hispano-américains s’ils renonçaient à commercer avec le Royaume-Uni. (12 décembre 1809). Il s’agissait de lutter contre les Britanniques et de tirer profit des ressources économiques du sous-continent. Soixante émissaires (53 Espagnols, six Français et un Créole) furent recrutés et se rendirent auprès des insurgés pour les assurer du soutien français, gagner la bonne volonté des notables locaux et faire cesser l’envoi d’argent à l’Espagne. Le comte général d’Alvimar et le capitaine Desmoland en assuraient la coordination. Peu après, le ministre plénipotentiaire français à Washington, le général Sérurier, déclara que la France les aiderait tout comme elle l’avait fait pour les États-Unis et tenta de coordonner avec Monroe l’aide aux insurgés ; malheureusement, les intérêts des deux pays divergeaient, Monroe voulant privilégier l’aide à l’insurrection au Venezuela[12].

Nous ne développerons pas ici le récit, assez complexe, de la guerre qui opposa les différentes composantes des armées de l’indépendance à celle fidèle à l’Espagne, dite des « Realistas » et au 60e vice-roi restauré après l’abolition de la Constitution de Cadix, Calleja del Rey, condé de Calderon (1755-1828). Il régna de 1813 à 1816 et vint à bout de l’essentiel de la rébellion grâce aux 40 000 hommes aguerris dont il disposait. Allende et Hidalgo furent battus et exécutés en 1811.

Malgré ces défaites, le mouvement insurrectionnel s’était réorganisé dans d’autres régions, à Guadalajara, autour de Lopez Rayon, (1772-1832) et dans l’ouest du pays, et de José Maria Morelos y Pavon (1765-1815). Lopez Rayon, chef suprême des insurgés depuis le 5 mars 1811, instaura une Junte convoquée le 19 août 1811 (« la Junta de Zitacuaro ») : elle devait gouverner au nom de Fernando VII en attendant sa libération mais de façon autonome. Elle rédigea un projet de constitution, créa une monnaie, envoya un ministre aux États-Unis, mais ne put remporter de succès militaires. Morelos convoqua le 28 juin 1813 le fameux Congrès de Chilpancingo qui le nomma « generalissimo » et rédigea le texte fondamental « Sentimientos de la Nacion ». Ce texte proclamait l’indépendance, la souveraineté du peuple, le catholicisme en tant que religion officielle, la fin de l’esclavage et de la torture. De leur côté, les « Realistas » donnèrent à Calleja tout pouvoir pour venir à bout des insurgés : Morelos fut capturé et exécuté en 1815, l’armée de Rayon fut écrasée et les membres du Congrès de Chilpancingo durent se réfugier à Tehuacan avant de proclamer sa dissolution, mais non sans avoir formé une « Junta subalterna de Gobierno » pour gouverner le Texas. C’est avec elle que les émigrés français purent envisager de concrétiser leur projet. Le mouvement insurrectionnel était ébranlé tout en demeurant vivace dans certaines parties plus éloignées de la capitale en 1815.

Les États-Unis face à la guerre d’indépendance

La politique étrangère du pays avait pour principales préoccupations au début des années 1810 la conquête de la Floride espagnole et la guerre contre le Royaume-Uni (1812-1814). Le Congrès avait proclamé l’annexion d’une partie de la première le 26 février 1808 (Mobile Act) pour rembourser les citoyens américains lésés. Elle annexa le reste de la province le 14 avril 1812 une fois la guerre contre les Britanniques terminée, le prétexte étant la protection de ses citoyens.

Le ministre plénipotentiaire espagnol à Washington, Luis de Onis, demeura assez passif face à ces annexions. Ses objectifs en 1809 étaient d’obtenir que le gouvernement étasunien reconnaisse la « junta central de Aranjuez », s’abstienne de reconnaître les mouvements insurrectionnels dans les colonies et fixe une frontière définitive avec le vice-royaume du Mexique.

Dès 1810, les insurgés mexicains avaient reconnu l’importance d’établir des relations avec leur voisin du nord. Hidalgo avait envoyé un émissaire, Pascanio Ortiz de Letonare, qui fut intercepté et fusillé. Son successeur subit le même sort. Enfin, Gutierrez de Lara parvint à Washington, mais ne put convaincre le secrétaire d’État Monroe d’aider les insurgés : la guerre contre le Royaume-Uni faisait rage[13]. Il parvint cependant à recruter 300 aventuriers en Louisiane avec lesquels il occupa temporairement San Antonio (Texas) avant d’en être expulsé par le commandant « realista », Arredondo, le 18 août 1810.

Lopez Rayon, qui souhaitait intéresser le gouvernement étasunien à l’insurrection, envoya plusieurs émissaires qui furent tous interceptés et fusillés, à l’exception d’un certain Herrera. Il ne reçut aucune réponse positive de Monroe et s’installa après son échec sur l’île Saint Louis (l’actuelle Galveston) à partir de laquelle il mena avec les corsaires français Aury et Lafitte des expéditions contre les navires espagnols dans le golfe du Mexique. C’est également depuis cette île que partit l’expédition de Francisco Xavier Mina (1789-1817) en avril 1817. Elle incluait 500 volontaires français, commandés par le célèbre général Humbert, et étasuniens et devait retrouver les insurgés ; elle échoua, Mina fut capturé et exécuté le 27 octobre 1817[14].

En définitive, le gouvernement étasunien avait une certaine sympathie pour le mouvement indépendantiste, mais il refusait d’affronter directement l’Espagne. Il reconnut Fernando VII en 1815, interdit la vente d’armes et de navires aux États étrangers. Monroe, devenu président le 12 février 1817, proclama la neutralité de son pays le 12 décembre de cette même année. Le gouvernement français, lié par le « pacte de famille » avec l’Espagne, adopta la même politique.

Les émigrés français aux États-Unis

La chute de l’Empire entraîna l’émigration aux États-Unis de nombreux partisans de l’ex-empereur, parmi lesquels son frère Joseph, l’éphémère roi d’Espagne. Le nouveau président du Conseil et ministre des Affaires étrangères français, le duc de Richelieu, (26 septembre 1815-29 décembre 1818), nomma le baron Hyde de Neuville ministre plénipotentiaire de la France à Washington où il arriva en juin 1816. Il avait pour instructions, entre autres, de renouveler le traité de 1799 qui avait mis fin à la quasi-guerre avec les États-Unis et de surveiller les émigrés français majoritairement installés à Baltimore, à Philadelphie et à la Nouvelle-Orléans[15]. On en comptait environ 10 000 arrivés aux États-Unis en 1815 et 1816, parmi lesquels de nombreux officiers et soldats prêts à lutter contre les Bourbons et Fernando VII envers lequel ils éprouvaient une haine viscérale et rêvant de donner à l’empereur déchu ou à son frère Joseph une opportunité de reconquérir un empire : on trouve parmi eux dix-huit généraux dont les frères Lallemand, Grouchy et son fils, Latapie, Parmentier, des colonels et d’autres officiers. On trouvait également des personnalités civiles parmi lesquelles le député régicide Joseph Lakanal, l’ancien ministre Saint-Jean d’Angély et Dupont de Nemours. Joseph n’était pas intéressé à ce projet : il se réunissait, cependant, avec certains membres du projet, les écoutait et peut-être participait à son financement, provoquant de la sorte l’inquiétude et la méfiance d’Hyde de Neuville. Mais quoiqu’il en soit, Joseph ne voulait pas s’aliéner les autorités étasuniennes en se mêlant de politique et se préoccupait surtout de l’exploitation de son domaine de Point-Breeze (État du New Jersey) qu’il avait acheté le 2 juillet 1816.

En revanche, d’autres émigrés « bonapartistes » comme Charles Lallemand, Latapie ou Grouchy refusèrent de se contenter de la gestion de la concession que le Congrès des États-Unis leur avait octroyé en Alabama le 3 mars 1817 : ils se regroupèrent en une « Confédération napoléonienne »[16].

Parmi les émigrés, mais qui avaient rejoint les États-Unis avant la chute de l’Empire, se trouvait le fameux général Humbert (1757-1823) que nous avons rencontré précédemment : il s’était installé à la Nouvelle-Orléans et avait combattu aux côtés des troupes étasuniennes lors du conflit contre les Britanniques de 1812-1814. Il se rallia ensuite à la cause des indépendantistes mexicains pour lesquels il collecta des fonds et procura des armes.

Portrait du général Jean Humbert
Portrait du général Jean Humbert réalisé entre 1801 et 1803 par François Bonneville, Bibliothèque nationale de France

L’Assemblée des Patriotes indépendants des quatre provinces internes de la Nouvelle Espagne (États de Coahuila, Texas, Nuevo Leon et Nuevo Santander) le nomma général en chef de leur armée, l’Armée auxiliaire de la République, puis membre de la « Junta de Gobierno » composée de quatorze personnalités dont sept françaises et présidée par José Gutierrez de Lara ; le corsaire Laffitte en était également membre. Humbert se joignit à l’expédition de Mina et de ses 1 000 combattants acheminés sur les navires du corsaire Aury, nommé commandant en chef de la flotte de la République mexicaine, pour rejoindre Morelos. Ils débarquèrent sur les côtes du Mexique le 6 octobre 1815. Morelos ayant été capturé le 5 novembre, puis fusillé le 22 décembre, Humbert rentra à la Nouvelle-Orléans[17].

Le projet d’enlèvement de Napoléon à Sainte-Hélène

La description de ce projet est bien décrite dans la correspondance d’Hyde de Neuville et du duc de Richelieu se trouvant dans les archives du ministère des Affaires étrangères et dans les mémoires du premier ; c’est à partir de ces sources ainsi que de la thèse de Penot déjà citée que nous écrivons les lignes qui suivent.

Hyde de Neuville se montre particulièrement préoccupé des activités des bonapartistes à Baltimore et à Philadelphie. Il écrit dans sa première dépêche de juin 1816 : « Il résulte de mes derniers renseignements que seize à dix-sept fins voiliers sont partis de Baltimore pour une expédition secrète. Quelques personnes persistent à croire qu’elle a pour but Sainte-Hélène […]. Il se pourrait que ces hommes audacieux (les bonapartistes) aient formé le projet de donner, dans Bonaparte, un chef aux révoltés […]. Votre excellence jugera […] quelles précautions doivent être prises »[18].

Son inquiétude ne cesse de grandir, en particulier après l’insurrection de l’État de Pernambouc et de la proclamation de son indépendance en février 1817. C’est en effet cet État et, notamment, l’île Fernando de Noranda, qui est le plus proche point du continent de Sainte-Hélène. Il en avertit le duc de Richelieu par un courrier en date du 21 mai 1817 et ajoute : « Les bruits relatifs à Sainte-Hélène se sont renouvelés […] j’insiste sur l’envoi […] de plusieurs bâtiments légers […] sur les côtes ou dans les ports des États-Unis. » Il précise également : « Il parait que deux émissaires de la suite de Bonaparte viennent d’arriver de Sainte-Hélène […] Ils ont eu des conférences avec les zélés partisans de Bonaparte »[19]. Il semblerait que l’un de ces émissaires soit le valet de pied de Napoléon à Sainte-Hélène. La lettre du 17 juin envoyée au duc de Richelieu confirme l’information : « L’arrivée de deux émissaires est certaine ».

Hyde de Neuville fait part à Monroe de ses inquiétudes, mais ce dernier ne croit pas à l’existence d’une expédition sur Sainte-Hélène. En revanche, Luis de Onis et Charles Bagot, le représentant diplomatique du Royaume-Uni, préviennent leurs gouvernements respectifs qui, ensuite, avertiront le gouvernement brésilien.

Afin d’éloigner certains responsables français, Hyde de Neuville, sur les instructions du ministre de tutelle, entreprend de leur fournir une aide ou d’obtenir le pardon du roi afin qu’ils soient autorisés à rentrer en France : ce fut le cas pour Grouchy, Clausel notamment. Malgré cela, les partisans de l’empereur qui ont eu vent de la situation à Pernambouc décident d’en tirer parti. Hyde de Neuville peut écrire le 20 juillet : « D’autres personnes viennent de New York […] deux expéditions secrètes dont l’une a déjà à bord des munitions et douze pièces de canon. Le général Jordan est à Baltimore »[20].

De fait, l’opération se précise : « On assure que Joseph Bonaparte s’occupe […] du projet d’enlever son frère ». Desnouettes est chargé de faire acheter une goélette de 300 tonneaux. Les frères Lallemand doivent recruter les officiers et les hommes. Les premiers devront se rendre à Annapolis où se trouve le colonel du 90e de ligne, Jalabert, et le neveu de Grouchy, Adolphe Pontécoulant. Le colonel Latapie part avec 32 hommes pour l’île Fernando de Noronha d’où partira l’expédition : 80 officiers français, 700 volontaires américains, deux goélettes et un vaisseau armé par Lord Cochrane et véhiculant 800 matelots et leurs officiers. Une goélette légère de quatre canons part de Philadelphie pour observer les navires britanniques autour de Sainte-Hélène.

Napoléon devait ensuite être transporté à l’île Saint Louis contrôlée par Aury et Laffitte avant de se rendre au « Champ d’asile », colonie militaire française de la « Confédération napoléonienne » située à 90 kilomètres au nord de l’île sur un territoire disputé entre l’Espagne et les États-Unis et d’où partirait l’expédition destinée à rejoindre les opposants au vice-roi du Mexique et à instaurer le nouveau pouvoir. La Confédération napoléonienne avec 900 hommes dénommés « les soldats indépendants du Mexique » et 150 commissaires devrait s’emparer de territoires situés au nord du Mexique, puis coopérer avec les insurgés pour installer Napoléon à Mexico. La venue de l’ex-empereur, selon Hyde de Neuville, galvaniserait les troupes de l’indépendance démoralisées à la suite des défaites subies. Le « Champ d’asile » comptait quatre forts et était commandé par les généraux Charles Lallemand et Rigau[21].

Carte de l’île de Sainte-Hélène, par Mr Pluchonneau aîné
Carte de l’île de Sainte-Hélène, par Mr Pluchonneau aîné, Bibliothèque nationale de France.

Hyde de Neuville écrit encore le 4 août : « La Morgiana vient de partir avec armes, munitions et 85 hommes. […] Une expédition pour Sainte-Hélène trouverait dans tous les ports de l’Union des auxiliaires intrépides, des armes, de l’argent. […] Le projet des Cochrane, des Wilson, des Cobett […] est en ce moment l’enlèvement de Bonaparte »[22].

C’est peu après qu’intervient la trahison. Un certain colonel Roul, un espion payé par les services d’Hyde de Neuville, intercepte le plan de l’invasion de Sainte-Hélène et le leur livre. Hyde de Neuville en informe son ministre le 31 août : « J’ai acquis des preuves irréfutables […] d’un plan ourdi par les réfugiés français. L’écriture et la signature sont du conventionnel Lakanal (le régicide). Les dernières nouvelles de Sainte-Hélène disent que Bonaparte se porte bien, qu’il ne veut voir personne. Chercherait-il à se ménager le moyen de fuir ? Où en serait-on si cet homme prodigieux arrivait au Mexique déjà conquis ? »[23].

Le plan des attaquants était le suivant : les forces réunies à Fernando de Norunha devaient, après avoir brûlé le vaisseau britannique qui croisait autour de l’île, procéder à trois attaques. La première partirait vers la capitale, Jamestown, mais il s’agissait d’une action de diversion. La deuxième concernait un débarquement à Sand-Bay et se portait sur le fort qui se trouve au centre de l’île. La troisième consistait en un débarquement à Prosperous-Bay et la progression vers la demeure de l’Empereur ; délivré, il serait transféré à bord du voilier qui attend à Prosperous-Bay pour le conduire à l’île Saint-Louis et au Champ d’asile. Les engagements des matelots avaient pour prétexte la course aux Espagnols et les officiers reçurent une avance de 100 dollars. Les plans de l’île avaient été fournis par deux serviteurs de l’Empereur, Rousseau et Archambault, qui l’avaient quitté fin 1816.

Le duc de Richelieu avertit son homologue anglais du projet : « Monsieur de Neuville m’assure qu’il sait que Cobbett est l’un des principaux agents du plan concerté pour l’évasion de Bonaparte de Sainte-Hélène. Il dit que Lord Cochrane et Sir Wilson sont engagés jusqu’au bout dans cette affaire ; »[24].

Outre le fait que le plan était maintenant connu, la situation au Brésil avait entre-temps changé. Dom Joao VI avait élevé le Brésil au rang de royaume, son nom officiel étant dorénavant Royaume-Uni du Portugal, des Algarves et du Brésil. Les troupes fidèles au roi matèrent rapidement la révolte de Pernambouc[25] et Latapie et ses compagnons furent arrêtés lorsqu’ils débarquèrent sur l’île Fernando de Noronha. Le projet avait échoué.

Napoléon eut-il connaissance du projet ?

Il est possible de répondre à la question grâce aux témoignages de son entourage à Sainte-Hélène.

Il est certain que les prisonniers de l’île avaient, malgré la surveillance des autorités, les moyens d’envoyer et de recevoir des nouvelles secrètes ; plusieurs villes françaises (Paris, Lyon notamment), ainsi que Londres connurent une certaine effervescence après le retour, début 1817, des témoins de la captivité de l’Empereur, le général Gourgaud, le colonel Piontkowski, le portier Santini, le piqueur Archambault en particulier[26]. Des journaux arrivaient à Sainte-Hélène, avec retard, certes, mais porteurs de nouvelles du continent : un journal du 16 décembre 1816 est arrivé le 23 février 1817, une lettre datée du 8 janvier 1817 arriva le 11 mars[27]. Sir Lowe, le gouverneur de l’île entre 1816 et 1821, fait état dans ses Mémoires d’informations parvenues du continent sur des tentatives de faire évader Napoléon et ce, dès septembre 1816[28].

On peut donc supposer que Napoléon eut vent d’une manière ou d’une autre du projet mais, si cela fut vraiment le cas, il semblerait qu’il n’ait pas été enthousiaste. Selon le maréchal comte de Montholon, qui accompagna l’Empereur à Sainte-Hélène, il lui aurait déclaré le 27 juin 1817, soit peu de temps avant que le projet ne soit connu d’Hyde de Neuville : « Quel homme de bonne foi peut admettre la possibilité d’évasion quand de nombreuses croisières rôdent autour de cette île, que des postes sont établis sur tous les points […] quand enfin des centaines de factionnaires sont placés autour de cette enceinte de 6 heures du soir à 6 heures du matin ? »[29] ou encore « Et puis, que ferais-je en Amérique, vivre en petit bourgeois ? » et plus tard, en juin 1818, à ce même Montholon : « Tous ceux (les projets) qu’on m’a proposés jusqu’ici sont absurdes ou dégradants […]. Les plans du général Lallemand sont chimériques, on ne conquiert pas le Mexique avec 500 hommes »[30]. On est donc autorisé à penser, si l’on en croit ces témoignages, que Napoléon eut effectivement connaissance du projet, mais qu’il ne croyait pas en son succès, voire ne le souhaitait pas.

Malgré cet échec, les émigrés n’abandonnaient pas leur projet d’aider les insurgés mexicains. Cependant, le gouvernement américain avait enfin pris les demandes d’Hyde de Neuville au sérieux. Le « Champ d’asile » fut évacué et ses résidents furent autorisés par le Congrès des États-Unis à établir une nouvelle colonie à 200 kilomètres au nord de Mobile ; ils la baptisèrent Aigleville. Elle eut une existence éphémère puisqu’elle fut détruite peu après par une tornade et ses habitants se dispersèrent aux États-Unis.

Napoléon s’éteignit le 5 mai 1821 à Sainte-Hélène et le Mexique devint un État indépendant le 27 septembre de la même année.

Mort de Napoléon Ier à Sainte-Hélène, le 5 mai 1821, par Charles de Steuben
Mort de Napoléon Ier à Sainte-Hélène, le 5 mai 1821, par Charles de Steuben, Wikimedia Commons

Si vous avez aimé cet article, nous vous conseillons également :

Bibliographie :

Archives du ministère des Affaires étrangères, Correspondance politique, Vol 66

Archives du ministère des Affaires étrangères, carton 39 CP74

AYMES Jean.-René, L’Espagne contre Napoléon 1er : la guerre d’Indépendance espagnole, 1808-1814, Paris, Fondation Napoléon, 2003, 255 p.

BEEZLEY W.H., The Oxford Encyclopedia of Mexico, History and Culture, vol. 2, Oxford, Oxford University Press, 2018

CARR Raymond, España 1808-1875, Barcelone, Ed. Ariel, 1992, 826 p.

CHANTERRANNE David, COULOMB DES ARTS Jean-François, Napoléon : les derniers témoins racontent, Monaco, Ed du Rocher, Paris, 2021, 577 p.

ENDERS Armelle, Nouvelle histoire du Brésil, Paris, Chandeigne, 2008, 280 p.

HYDE DE NEUVILLE Jean-Guillaume, Mémoires et souvenirs du baron Hyde de Neuville, Tome 2, Paris, E. Plon, 1893, 516 p.

LOWE Hudson Sir, Histoire de la captivité de Napoléon à Sainte-Hélène d’après les documents officiels, inédits et les manuscrits, vol. 1, Paris, Librairie d’Amyot, 1853, 408 p.

MENENDEZ PINAL R., Historia de España, tome XXXII, Madrid, Espasa-Culpe, 1978, 1044 p.

PÉNOT Jacques, Les relations entre la France et le Mexique de 1808 à 1840 : un chapitre d’histoire écrit par les marins et diplomates français, tome 1, thèse soutenue devant l’université de Paris X, Lille, Service de reproduction des thèses, 1976, 1180 p. (2 vol.)

ROUSSEAU Jean-Jacques, Les Rêveries du promeneur solitaire, Neuvième promenade, coll. « Les petits chefs-d’œuvre », Paris, Librairie des Bibliophiles, 1882, 187 p.

SOULIÉ Maurice, Autour de l’aigle enchaîné : le complot du Champ d’Asile, Paris, Marpon et Cie, 1929, 225 p.

TAIBO II P. I., El cura Hidalgo y sus amigos, ed.Planeta, Mexico, 2011, 188 p.

VILLANUEVA Carlos A., Napoléon y la Independencia de America : Historia y diplomacia, Paris, Garnier, 1911, 382 p.

ZORILLA Luis G., Historia de las Relaciones entre Mexico y los Estados Unidos de America, 1800-1958, Biblioteca Porrua, Mexico, 1965, 578 p. (vol.1) et 608 p. (vol. 2)


[1] AYMES Jean.-René, L’Espagne contre Napoléon 1er : la guerre d’Indépendance espagnole, 1808-1814, Paris, Fondation Napoléon, 2003, 255 p.

[2] Desear signifie désirer, souhaiter.

[3] CARR Raymond, España 1808-1875, Barcelone, Ed. Ariel, 1992, 826 p.

[4] Ibid.

[5] La dette publique augmenta de 50 % du fait de la guerre civile. Elle atteignait 11 567 millions de pesetas. Voir MENENDEZ PINAL R., Historia de España, tome XXXII, Madrid, Espasa-Culpe, 1978, 1044 p.

[6] Neuf « mouches » quittèrent Bayonne en mai. Chacune avait 25 hommes à bord ; elles transportaient des armes et l’équivalent de deux mois de vivres. Aucune ne revint en France. Voir PÉNOT Jacques, Les relations entre la France et le Mexique de 1808 à 1840 : un chapitre d’histoire écrit par les marins et diplomates français, tome 1, thèse soutenue devant l’université de Paris X, Lille, Service de reproduction des thèses, 1976, 1180 p. (2 vol.). Le terme « mouche » était synonyme d’espion à l’époque, cf ROUSSEAU Jean-Jacques, Les Rêveries du promeneur solitaire, Neuvième promenade, coll. « Les petits chefs-d’œuvre », Paris, Librairie des Bibliophiles, 1882, 187 p., pp. 159-180

[7] Cité par VILLANUEVA Carlos A., Napoléon y la Independencia de America : Historia y diplomacia, Paris, Garnier, 1911, 382 p., p 204

[8] BEEZLEY W.H., The Oxford Encyclopedia of Mexico, History and Culture, vol. 2, Oxford, Oxford University Press, 2018. Iturrigaray (1742-1815) fut le 56e vice-roi

[9] Garibay (1729-1815) avait régné du 19 juillet 1809 au 8 mai 1810 de manière illégitime. Lizana y Beaumont (1749-1811) devint le 58e vice-roi

[10] Hidalgo (1793-1811), bien que curé, ne se préoccupait guère de la santé de ses ouailles. Comme nombre de curés qui avaient bénéficié d’une bonne éducation, il s’intéressait plutôt à la politique (et aux femmes). Son fameux discours (el grito) « Viva Fernando VII, Viva la America y muera el mal gobierno » signifiait que Fernando VII devait conserver son trône, qu’il fallait s’opposer aux décisions de la « Junta » espagnole et de son représentant Garibay qui ne détenaient pas le droit de décider, et, bien entendu à Joseph. Ignacio Allende (1769-1811), l’autre héros de la guerre d’indépendance, prit le commandement des insurgés. On pourra lire une biographie intéressante quoique succincte de plusieurs chefs de l’insurrection dans : Taibo II P.I., El cura Hidalgo y sus amigos, ed. Planeta, Mexico, 2011

[11] VILLANUEVA C.A., opcit. p. 271

[12] Archives du ministère des Affaires étrangères, Correspondance politique, vol. 66

[13] On trouve des détails sur ces expéditions dans ZORILLA Luis G., Historia de las Relaciones entre Mexico y los Estados Unidos de America, 1800-1958, 578 p. et 608 p. (vol. 2), Biblioteca Porrua, Mexico, 1965, pp 30 et ss

[14] ZORILLA, opcit. Mina avait combattu l’armée française en Espagne, puis, après l’échec de son « pronunciamiento » avait émigré aux États-Unis. Il prétendait lutter contre le despotisme de Fernando VII et non contre l’Espagne. Des commerçants de Baltimore financèrent l’expédition de 250 hommes et deux bateaux commandés par Aury

[15] HYDE DE NEUVILLE Jean-Guillaume, Mémoires et souvenirs du baron Hyde de Neuville, t. 2, ch. IX, Paris, E. Plon, 1893, 516 p., pp. 310-365

[16] Voir sur ces points la thèse de PENOT Jacques, opcit.

[17] Ibid.

[18] Archives du ministère des Affaires étrangères, carton 39 CP73

[19] HYDE DE NEUVILLE Jean-Guillaume, Mémoires et souvenirs du baron Hyde de Neuvilleopcit., p. 270

[20] Ibid., p. 272

[21] Voir PENOT Jacques, opcit., p. 170 et ss. Lord Cochrane (1775-1860) avait été chassé de la Royal Navy et du Parlement en 1814 à la suite d’une affaire de fraude. William Cobett (1763-1835), journaliste et un homme politique de tendance radicale, s’était réfugié aux États-Unis en 1817

[22] Archives du ministère des Affaires étrangères, carton 39 CP74

[23] HYDE DE NEUVILLE Jean-Guillaume, Mémoiresopcit., p. 320

[24] PENOT Jacques, opcit.

[25] ENDERS Armelle, Nouvelle histoire du Brésil, Paris, Chandeigne, 2008, 280 p.

[26] SOULIÉ Maurice, Autour de l’aigle enchaîné : le complot du Champ d’Asile, Paris, Marpon et Cie, 1929, 225 p., p. 103

[27] CHANTERRANNE David et COULOMB DES ARTS Jean-François, Napoléon : les derniers témoins racontent, Monaco, Ed du Rocher, Paris, 2021, 577 p.

[28] LOWE Hudson Sir, Histoire de la captivité de Napoléon à Sainte-Hélène d’après les documents officiels, inédits et les manuscrits, vol. 1, Paris, Librairie d’Amyot, 1853, 408 p., pp. 376 et ss

[29] Cité par CHANTERRANNE David, opcit., p. 322

[30] SOULIÉ Maurice, opcit., p. 198

Laisser un commentaire