Le sous-genre de l’épopée que nous appelons « chanson de geste » ou « geste », du latin gesta (« hauts faits »), est un poème versifié formé de laisses[1] de longueur variable, mono-assonancées ou mono-rimées[2], dont le mètre fut originellement le décasyllabe, mais devint majoritairement l’alexandrin dans les chansons plus tardives[3]. Des procédés de reprise ou de parallélisme assurent la continuité du récit et l’enchaînement entre les laisses.
De forme lyrico-narrative, les chansons de geste possèdent également un rythme sémantique : un vers correspond à une phrase[4]. Composées en langues vernaculaires dites « vulgaires »[5], les chansons de geste constituent la première forme de littérature non-latine française. Elles étaient chantées (ou psalmodiées) et propagées par des « jongleurs », soit des troubadours ou des trouvères accompagnés à la vielle – donc des professionnels itinérants – dès la fin du Xe siècle. Cependant, ceux-ci n’en étaient généralement pas leurs auteurs.

Pourtant, ils en remaniaient en permanence la matière – qui s’exporta dans toute l’Europe grâce au développement des routes et à l’augmentation de la pratique du pèlerinage. Mis à l’écrit à partir du XIe siècle environ, les manuscrits subsistants encore de nos jours[6] font état des très nombreux changements que subirent les récits au cours du temps.
Tombée en désuétude au XIVe siècle avec la popularisation de la prose[7], la chanson de geste fut toutefois la matrice d’autres genres littéraires, notamment le roman. Nous nous intéresserons donc ici à la mettre en avant.
Une genèse incertaine
De nos jours, les origines des chansons de geste ne sont toujours pas entièrement certaines. Autrefois, l’« école traditionaliste » des médiévistes Léon Gautier et Gaston Paris avaient théorisé qu’elles étaient initialement des poèmes courts[8], contemporains aux faits, et ce quand bien même la quantité gigantesque d’erreurs historiques importantes présentes dans les manuscrits subsistants démontre que cette hypothèse n’est pas recevable.
Grâce au travail initial du spécialiste de littérature médiévale Joseph Bédier dans son œuvre (divisée en quatre volumes) Les légendes épiques : recherches sur la formation des chansons de geste[9], il est dorénavant prouvé que la plupart des chansons de geste reposent sur des évènements historiques également rapportés dans des sources savantes, telles que les chartes ou les annales. La présence d’éléments issus de documents historiques en latin peut nous faire penser que les premiers poètes auraient composé à partir de ces textes.

Néanmoins, les chartes, chroniques et autres annales étaient difficilement accessibles à l’exception de [1] certains moines et clercs[10]. De nos jours, il est admis comme probable que des religieux aient joué le rôle d’intermédiaires entre le savoir historique et les jongleurs, ces premiers utilisant ces derniers pour promouvoir la gloire d’une relique ou d’une maison à l’origine d’un sanctuaire. Une autre hypothèse voudrait que les poèmes aient été composés d’après une tradition seigneuriale, ou bien à partir de souvenirs et anecdotes qu’un seigneur aurait transmis à un jongleur afin que celui-ci chante la gloire de sa famille.
Les stéréotypes langagiers de la chanson de geste
En 1955, l’historien médiéviste Jean Rychner publie La chanson de geste : essai sur l’art épique des jongleurs[11], ouvrage phare dans lequel il traite notamment de la structure, soit l’armature, extrêmement stéréotypée des chansons. Selon Rychner, ces dernières portent sur un (ou plusieurs) sujet principal, tel le conflit entre le Cambrésis et le Vermandois dans Raoul de Cambrai[12]. Ce sujet peut alors être déconstruit en plusieurs thèmes récurrents dans les poèmes : la jeunesse du héros, l’ingratitude royale, les préliminaires à la guerre, la bataille générale, ou encore la mort du héros.
De ces thèmes, Rychner a réussi à définir des motifs : des groupes de vers qui suggèrent une action de manière stylisée et qui sont utilisés afin de traiter ces thèmes. Il constata la présence de 24 motifs courants dans les chansons du XIIe siècle, mais observa également une certaine évolution de ces stéréotypes et l’apparition de nouveaux clichés avec la diversification des sujets et thèmes qui survint par la suite. Parmi ces motifs, nous pouvons trouver l’adoubement d’un nouveau chevalier, le combat singulier à l’épée, le repas… Ils furent essentiels à la composition, mais en particulier pour la mémorisation des récits par les jongleurs.
Les motifs courants dans les chansons du XIIe siècle selon Rychner
Adoubement d’un nouveau chevalier | Armement | Attaque aux armes de jet | Chevalier sous les armes |
Combat aux poings | Combat singulier à la lance | Combat singulier à l’épée | Combat singulier décidant du sort de la guerre |
Congé | D’une fenêtre d’un château, un personnage en voit s’approcher un autre | Essai d’un cheval | Évocation de la bataille en termes généraux |
Histoire des armes et des chevaux | Insultes ou menaces proférées avant, pendant ou après le combat | Le héros est dans la mêlée | Messages ou ambassades |
Mobilisation des troupes | Pleurs, tristesse | Poursuite d’un ennemi fuyant | Prières ou prières du héros mourant |
Repas | Regrets sur un héros considéré mort ou perdu | Salut | Songes |
En effet, chaque motif disposait d’un grand maximum de quatre formes stylistiques canoniques : moyenne (celle qui est la plus courante), ornée, brève (ou squelettique) et disjointe (ou éclatée, utilisée principalement dans les œuvres tardives)[13]. Ils étaient alors traités par le jongleur à l’aide de formules, des expressions langagières caractéristiques et stéréotypées exprimant une idée essentielle[14]. Celles-ci étaient régulièrement employées au cours des récits, et ce dans des conditions métriques identiques.
Ainsi, du fait de leur redondance, ces formules, motifs et thèmes constituaient le « point d’ancrage à la mémorisation des textes »[15]. Savoir partagé et social, cette structure de la chanson de geste permit la transmission de ce qui était alors considéré comme l’Histoire à ceux qui ne savaient pas lire.
Un certain manque d’historicité
Narrant principalement des hauts faits guerriers et héroïques, les chansons de geste ne s’appuient pas sur des substrats historiques précis. Elles incorporent des détails concrets : figures et contextes politiques historiques ou éléments géographiques reconnaissables pour le public et qui ancrent le récit dans la réalité. Cela étant, une grande partie des éléments reste fictive, même si la plupart des chansons prétendent à une véracité totale, et ce en particulier dans les prologues où le récitant insiste généralement que les faits se sont déroulés comme il les narre[16]. Ces œuvres disposent donc d’une esthétique de la mémoire.

Par ailleurs, à l’exception des chansons ayant pour sujet les croisades, les poèmes tendent à porter sur des évènements anciens s’étant déroulés durant l’époque carolingienne (751-987), soit environ deux siècles avant leur mise à l’écrit durant l’époque capétienne (987-1792). En outre, d’après le poète du XIIe siècle Bertrand de Bar-sur-Aube (dates inconnues, fin du XIIe siècle – début du XIIIe siècle) dans la chanson Girart de Vienne, les chansons de geste étaient traditionnellement classées en trois cycles selon une thématique de lignage[17] : le Cycle de Charlemagne[18], le Cycle de Garin de Monglane[19] et le Cycle de Doon de Mayence[20]. D’autres cycles, tels la Geste des Lorrains[21] ou la Geste de la Croisade[22], furent composés et classés plus tardivement. Cependant, la matière de ces trois premiers cycles porte majoritairement sur des évènements s’étant déroulés sous la lignée carolingienne. L’ancienneté des événements chantés n’a pu qu’accroître la difficulté des auteurs à respecter la réalité des faits.
Un transfert idéologique
Toutefois, même si les chansons de geste narrent principalement des récits ayant lieu aux IXe et Xe siècles, les idéologies politiques et religieuses qu’elles avancent sont contemporaines à leur époque de composition. D’une part, l’un des thèmes majeurs des premières chansons est la rivalité entre le pouvoir royal et celui des grands seigneurs féodaux, problématique caractéristique de la fin de la crise de la faiblesse royale[23] au XIIe siècle[24]. Par ailleurs, les chansons postérieures au renouveau royal – qui atteint son paroxysme avec les conquêtes de Philippe II Auguste (1165-1223) – n’abordent que très rarement cette rivalité.

D’autre part, à la suite de l’effondrement de l’Empire carolingien et l’élection d’Hugues Capet (941-996) en 987, la scène nobiliaire française reposait sur deux principes identitaires qui liaient la société et qui perdurèrent et évoluèrent sous le régime capétien. Le premier était le lignage, soit la parenté, mais également l’obligation morale unissant les individus de même ascendance qui faisait que la famille, le clan, était responsable de manière collective des actes personnels[25].
Le second principe était l’hommage vassalique, une pratique liant deux hommes qui disposaient alors de devoirs et de droits réciproques et caractéristiques de leur position, l’un étant dépendant de l’autre. L’hommage s’est généralisé durant l’époque carolingienne, au point où une charge à la cour ne pouvait plus être obtenue si le seigneur n’avait pas fait serment de vassalité au roi[26]. Après la chute de l’Empire carolingien et la montée en puissance des grands seigneurs, ce rite de protection se « privatisa » afin de bénéficier à ces derniers, provoquant alors la chute de l’autorité royale, qui ne fut rétablie qu’à la fin du XIIe siècle avec le renouveau royal.
Or, loin d’idéaliser ces deux principes, les chansons de geste vinrent au contraire en souligner les défaillances en présentant des situations de conflit entre des lignages ou entre un seigneur et son vassal. La spécialiste de littérature épique Judith Labarthe évoque ainsi dans son ouvrage L’épopée que « les souvenirs nostalgiques et beaucoup transformés de l’empire carolingien sont […] vus au travers du prisme de la France féodale, ce qui permet de représenter et reformuler des défauts des institutions sociales fondamentales »[27].
Les failles de la société capétienne furent alors explorées à travers le contexte carolingien. Cette thématisation de la chanson de geste lui permit donc de rendre compte d’une réflexion politique visant à trouver une réponse aux idéaux anti monarchiques du baronnat[28]. Elle offrit une introspection sur les conflits et les discordances de la société nobiliaire. En unissant de la sorte le présent au passé, elle permit une théorisation idéologique et politique, et ce en particulier sur l’exercice du pouvoir monarchique. La chanson de geste offrit une solution à cette période de conflit : en soulignant les défaillances des principes identitaires qu’étaient le lignage et l’hommage vassalique, elle annonça le renouveau royal[29].
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[1] Strophe d’une chanson de geste.
[2] Jusqu’au XIIe siècle, les chansons étaient assonancées (une assonance est la répétition d’un même son, principalement une voyelle accentuée en fin de vers). À partir du siècle suivant, la rime devint majoritaire dans la composition et certaines chansons antérieures furent remaniées afin de suivre cette préférence stylistique.
[3] FEUILLEBOIS-PIERUNEK Ève (dir.), Épopées du monde, Paris, Classiques Garnier, 2011, 517 p., pp. 331-332
[4] LABARTHE Judith, L’épopée, Paris, Armand Colin, 2007, 357 p., p. 75
[5] Principalement en langue d’oïl.
[6] Il subsiste environ 300 manuscrits (complets ou fragmentaires) pour une centaine de chansons.
[7] Une certaine partie de cette matière épique eut un succès tel qu’elle fut notamment mise en prose.
[8] Des « cantilènes » rudimentaires orales, produites par une collectivité nationale au fil des générations.
[9] BÉDIER Joseph, Les Légendes épiques : recherches sur la formation des chansons de geste, vol. 1, Paris, E. Champion, 1914 (1re éd. 1908), 465 p. ; BÉDIER Joseph, Les Légendes épiques : recherches sur la formation des chansons de geste, vol. 2, Paris, E. Champion, 1917 (1re éd. entre 1909 et 1911), 471 p. ; BÉDIER Joseph, Les Légendes épiques : recherches sur la formation des chansons de geste, vol. 3, Paris, E. Champion, 1929 (1re éd. 1912), 481 p. ; BÉDIER Joseph, Les Légendes épiques : recherches sur la formation des chansons de geste, vol. 4, Paris, E. Champion, 1929 (1re éd. 1913), 512 p.
[10] BLOCH Marc, La société féodale, Paris, Albin Michel, 1994, 710 p., p. 142
[11] RYCHNER Jean, La Chanson de geste : essai sur l’art épique des jongleurs, Genève, Droz, 1955, 176 p.
[12] Ibid., pp. 126-130
[13] BOUTET Dominique, La chanson de geste, Paris, PUF, 1993, 272 p., p. 89
[14] Ces formules n’étaient pas utilisées que pour exprimer ces motifs, elles sont omniprésentes dans les chansons de geste.
[15] LABARTHE Judith, op. cit., p. 77
[16] SUARD François, Guide de la chanson de geste et de sa postérité littéraire (XIe-XVe), Paris, Honoré Champion, 2011, 535 p., pp. 35-37
[17] LABARTHE Judith, op. cit., p. 77
[18] Ou Geste du Roi, cycle centré sur l’empereur Charlemagne (?-814). Il comprend notamment la Chanson de Roland, geste la plus ancienne conservée et considérée comme un chef d’œuvre du genre.
[19] Ou Geste de Guillaume d’Orange, cycle suivant les faits d’arme des descendants de Garin de Monglane (personnage fictif), notamment Guillaume « au court nez ».
[20] Ou Cycle des barons révoltés, dont les personnages sont des descendants de Doon de Mayence (personnage fictif) et qui se révoltèrent contre différents adversaires, notamment le roi.
[21] Petit cycle portant sur la lutte entre deux dynasties féodales.
[22] Chansons consacrées aux croisades.
[23] Aussi appelée « période d’anarchie féodale » ou « crise seigneuriale ». Période durant laquelle la royauté fut en lutte constante pour accroître son autorité face à plusieurs grands seigneurs féodaux à la tête de comtés devenus indépendants.
[24] Ibid., p. 92
[25] Si bien que, lorsqu’une faute était commise envers un parent, le groupe familial se devait d’y répondre par une faide (une vendetta privée et réglementée).
[26] BLOCH Marc, op. cit., p. 228
[27] LABARTHE Judith, op. cit., p. 82
[28] BLOCH Marc, op. cit., p. 151
[29] GOYET Florence, op. cit., p. 349
Une réflexion sur “La chanson de geste en France”