Impossible n’est pas Mapuche : Lautaro et la guerre des Mapuches du Chili en 1553-1557 ou la première vraie défaite d’une puissance européenne au Nouveau Monde

Le 12 Février 1541, Pedro Gutierrez de Valdivia, après un périple de plus de 3000 kilomètres depuis Lima au Pérou, fonde ce qui deviendra Santiago du Chili prenant possession, au nom du roi d’Espagne, Charles Quint, de toutes les terres amérindiennes situées en bordure du Pacifique sud. Faisant parti des Conquistadores de la seconde vague, celle partie en ayant entendu les récits incroyables de Cortez et Pizarro sur ce Nouveau Monde qui fascine tant, cet Hidalgo de 44 ans, originaire de la fameuse région désertique espagnole si riche en Conquistadores de l’Extremadura, en est persuadé : cette mission de conquête du Chili que vient de lui donner son maître, le vieillissant Pizarro, va lui rapporter gros… Les récits parlent de montagnes et de fleuves d’or dans ces recoins perdus de l’Amazonie écrasés contre la chaîne des Andes…

Alors, certes, Valdivia en trouvera de l’or, peut-être encore même davantage que ce qu’il aurait espéré… Et pendant des années, le galion du Chili à destination de l’Espagne reviendra plus chargé que jamais de cargaisons de ce véritable Eldorado… Mais Pedro de Valdivia n’avait sans doute pas prévu que, près de douze ans après son arrivée, son crâne servirait de coupe à boire dans lequel les guerriers d’une nation fière et terrible viendraient célébrer leur victoire sur les orgueilleux Espagnols… La colère de Nguinechen, le Dieu des Mapuches, avait parlé !

Enfin, davantage que la colère du dieu Créateur de toutes choses des Mapuches, le génie militaire du nouveau Toqui, chef de guerre, du peuple mapuche, un jeune homme de moins de 20 ans et qui s’apprête à faire trembler toute l’Amérique espagnole… Son nom, Lautaro.

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Nous voilà donc partis pour un voyage au cœur du Chili de l’époque des Conquistadores à l’heure où les Espagnols, déçus de n’avoir pu trouver l’or qu’il espéraient chez les Incas du Pérou, se tournent vers le Chili à la poursuite de cet hypothétique pays d’Eldorado… Seulement, dans cette quête d’un autre âge, ils vont se heurter au peuple le plus belliqueux de l’Amérique précolombienne… Redoutés par les Incas qui n’osaient plus les affronter en bataille rangée, les Mapuches, perdus dans les jungles entre l’Océan Pacifique et la cordillère des Andes, n’ont jamais connu de maîtres et qu’importe que les nouveaux venus maîtrisent les armes à feu et le cheval… S’il faut s’adapter, les Mapuches en seront capables, s’il faut se battre dans le sang, les Mapuches en seront honorés mais dans tous les cas, les Mapuches ne s’inclineront jamais… Lautaro a parlé.


Qui sont les Mapuches ?

L’origine du peuple mapuche n’est pas entièrement tranchée mais il semblerait que des chasseurs/cueilleurs commencent à occuper cette région du Chili il y a déjà plus de 12 000 ans. On les appelle le peuple de Monte Verde et les Mapuches seraient leurs descendants lointains.

Chef Mapuche du Chili (Source-New York Library Digital Collection)
Chef Mapuche du Chili (Source-New York Library Digital Collection)

Vers 100 de notre ère, le peuple de Pitren puis aux alentours de l’an mille, le peuple d’El Vergel semblent avoir été des continuateurs ethniques permettant d’arriver aux Mapuches à partir du Moyen Âge. Il faut donc souligner le fait que les origines de ces peuples sont très lointaines. Le cœur du territoire mapuche se situe approximativement entre l’actuelle ville de Valdivia (sud du Chili) et le fleuve Bio-Bio. Les Mapuches ne sont, toutefois, pas les seuls au Chili et ils côtoient d’autres groupes ethniques parfois cousins comme les Picunches au nord du fleuve Bio-Bio. Cette division ethnico-territoriale sera importante pour la suite car certaines tribus trouveront préférable de s’allier aux Espagnols par choix ou par nécessité.

Habitation traditionnelle mapuche (Source-Diorama, Galeria de la Historia de Concepcion-Chili)
Habitation traditionnelle mapuche (Source-Diorama, Galeria de la Historia de Concepcion-Chili)

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Avant d’aller plus loin, il faut évoquer les schémas politiques et religieux du peuple Mapuche qui apparaissent comme essentiels pour comprendre les racines de leur puissance guerrière de même que les raisons qui les ont poussé à entreprendre une lutte à mort avec les Conquistadores espagnols.

Couple d'Amérindiens mapuches du Chili (Source-New York Library Digital Collection)
Couple d’Amérindiens mapuches du Chili (Source-New York Library Digital Collection)
nguinechen

J’ai essayé d’esquisser un schéma représentant l’organisation sociale des Mapuches. Rien à voir, certes, avec une civilisation complexe comme celles des Incas du Pérou ou des Mexicas d’Amérique Centrale mais il s’agit d’une société tribale bien organisée, centralisée et fortement soudée. Les mots forts des Mapuches pourraient être solidarité et culte des ancêtres : une organisation que l’on retrouve chez certains peuples d’Amérique du Nord. Néanmoins, contrairement aux Apaches ou aux Sioux, les Mapuches sont majoritairement sédentaires. Ils partagent, en revanche, avec ces peuples la place prépondérante du guerrier dans la société.

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Dans ce second schéma, je tente de synthétiser la hiérarchie militaire des Mapuches centrée sur le Toqui, le chef de guerre, qui se doit de conduire dignement le peuple à la victoire. Chaque lof représente une cellule ou clan familial qui s’allie en rewes, elles-mêmes s’alliant pour élire, à la fin, un Toqui pour l’ensemble des clans mapuches. Tout ceci suppose donc une bonne entente et parfois des tractations entre factions[1].

Il faut voir que, pour les Mapuches, le combat et l’activité guerrière de manière générale, revêtent une place centrale. En effet, les Mapuches considèrent la guerre comme une chose fondamentalement liée à leur destin, une étape indispensable pour faire avancer et construire leur propre histoire qui ne peut qu’être ponctuée de phases de démonstrations violentes. La paix n’a d’utilité que pour permettre de préparer une nouvelle guerre qui donnera l’occasion aux nouvelles générations de prouver leur valeur au combat et ainsi de voir progresser son esprit. Gare au jeune guerrier qui ramène moins de quatre prisonniers en deux campagnes ! Il ne sera pas reconnu comme un vrai homme adulte, privé de certains droits et peut-être même que l’on aura plus confiance en lui pour les prochaines campagnes : déshonneur ultime.

Ainsi, pour les Mapuches, faire la guerre constamment n’est pas un problème, ne plus pouvoir la faire en est un. Aussi, lorsque les Espagnols essayent d’apaiser les tensions et d’imposer l’ordre, pour les Mapuches, c’est presque un début de fin du monde : le monde sans guerre n’a aucun sens. De plus, il faut ajouter que les Mapuches n’ont jamais connu l’esclavage à l’inverse des Mexicas par exemple qui réduisaient leurs vaincus en esclaves. De fait, lorsque les Espagnols imposent le travail forcé, les Mapuches ne peuvent pas accepter un tel avilissement : malgré des premières défaites à répétition, ils ne peuvent admettre qu’un peuple, même vaincu, devienne servile.

Un calcul sans doute plus facile à faire pour un peuple habitué à faire ainsi avec ses vaincus comme les Mexicas : une fois vaincu par Cortès, il faut accepter l’esclavage, c’est la loi de la guerre. Pas pour les Mapuches qui ne peuvent accepter une telle loi[2]. Pour eux, la seule chose qui fait loi, c’est la réalité du champ de bataille, là où les braves font étalage de leur courage sous les yeux de l’esprit supérieur Nguinechen. Valdivia allait l’apprendre à ses dépens.

L'Empire espagnol en 1541 (Source-Google Maps modifiée par l'auteur)
L’Empire espagnol en 1541 (Source-Google Maps modifiée par l’auteur)

Les Conquistadores débarquent au Chili

Qui est ce fameux Pedro de Valdivia arrivant au Chili en cette fin d’hiver 1541 ? Né le 17 avril 1497 dans un petit village espagnol battu par les vents et la poussière à la frontière avec le Portugal, il essaye par tous les moyens de s’extraire de sa condition sociale précaire de fils de petit propriétaire terrien désargenté.

Portrait de Pedro de Valdivia, 1497-1533 (Source-New York Library Digital Collection)
Portrait de Pedro de Valdivia, 1497-1533 (Source-New York Library Digital Collection)

Pour cela, il s’engage dès 20 ou 23 ans dans l’armée de l’Empereur Charles Quint et combat avec elle dans les Flandres ou en Italie, notamment à Pavie en 1525. Mais point de fortune à faire dans ces combats lorsque l’on n’est pas un noble déjà reconnu… Il reste alors le Nouveau Monde : Valdivia part alors pour l’aventure en 1535, accoste au Vénézuela, y tente sa chance, échoue, rejoint ensuite le Pérou où il rejoint la suite du plus célèbre Conquistador après Hernan Cortès, Francisco Pizarro qui, avec ses frères Hernando, Juan et Gonzalo, est en train de terminer la conquête du Pérou sur les débris de l’Empire inca. Devenu un fidèle du clan Pizarro dans sa lutte contre les autres Conquistadores comme Diego de Almagro, Valdivia peut désormais entrevoir la richesse notamment lorsqu’on lui confie une mine d’argent et des terres…

Le périple de Pedro de Valdivia pour arriver au Chili au début 1541 (Source-Google Maps modifiée par l'auteur)
Le périple de Pedro de Valdivia pour arriver au Chili au début 1541 (Source-Google Maps modifiée par l’auteur)

Mais il lui faut toujours plus et il n’abandonne pas son projet d’Eldorado que certains ont pu évoquer d’après les récits qui s’amplifient venant du fin fond de la jungle amazonienne ou bien du sud là où aucun Espagnol n’a encore osé s’aventurer du moins par voie de terre… Réussissant à convaincre Pizarro, il part alors, courant 1540, pour une expédition sans précédent : quitter Lima avec une petite force de soldats pour foncer plein sud à la découverte des immensités inexplorées -et inexploitées- du contient américain…

Traversant jungles hostiles, zones désertiques comme le désert d’Atacama et montagnes découpées dans le relief andin, Valdivia réussit l’exploit de rejoindre, des mois plus tard, l’arrière-pays du seul point d’entrée des Espagnols au Chili à savoir le port de Valparaiso qui sert de relais de navigation depuis déjà 1536. Voulant implanter fermement la colonie espagnole de ce nouveau territoire dans une position centrale au milieu des terres, il décide, en conséquence, de fonder la ville de Santiago du Chili environ à 130 kilomètres des côtes du Pacifique et presque au pied des massifs andins. Le nouveau centre de gravité des Espagnols du Chili sera ainsi plus proche des potentielles mines d’or de la région.

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Tout ne se passe pourtant pas au mieux pour Valdivia. En effet, quelques mois après la fondation de Santiago, en septembre 1541, une force d’Amérindiens inconnus vient mettre le camp devant Santiago, détruit entièrement par le feu les maisons civiles et fait subir un siège en règle au petit bastion abritant la faible garnison espagnole. Valdivia, rentré au Pérou pour quelques temps, c’est Inès de Suarez, sa concubine, qui mène la défense finalement victorieuse mais les Espagnols ont eu très peur… Ils viennent de faire la connaissance des Picunches mais ce n’est qu’un hors d’œuvre comparé aux Mapuches…

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Valdivia, revenu au Chili avec le titre de gouverneur capitaine-général subordonné au vice-roi du Pérou, décide de prendre les choses en main avec dynamisme et d’organiser la colonie chilienne pour la sécuriser et surtout la rentabiliser. Dès 1543, le port de la Serena, à quelques 575 kilomètres au nord de Santiago, est fondé pour permettre de meilleurs communications maritimes avec le Pérou. Cela permet ainsi de faire venir du matériel avec notamment des armes à feu mais aussi des colons. Valdivia obtient également des renforts humains avec de précieux supplétifs amérindiens : il s’agit de membres de la tribu des Yanakunas, un peuple de Colombie soumis aux Incas et qui prête désormais allégeance aux Espagnols.

Pour les colons, s’ils sont peu nombreux au début, la nouvelle de la découverte de mines d’or va considérablement renforcer les rangs de la colonie espagnole. Valdivia s’y comporte quasiment comme un roi, se rendant presque insupportable pour une part des Espagnols civils présents sur place, notamment les ecclésiastiques qui lui reprochent de s’afficher constamment avec sa concubine Inès de Suarez dans une relation adultère évidente et choquante. Mais Valdivia n’a que faire de ces jugements. Ce qu’il veut, c’est agrandir la colonie et pour cela, une seule solution : descendre au sud.

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Michimalongo, le Toqui des Pincunches, qui les avait mené contre Santiago en 1541, a prévenu son peuple : comment combattre ces étrangers avec leurs drôles d’accoutrements, leurs chevaux et leurs armes à feu ? Ces hommes avec leurs casques de métal ne font pas la guerre que l’on connaît, comme les Incas. Ils arrivent, s’installent, construisent, réduisent au travail forcé ceux qui s’opposent à eux… Si on ne peut les vaincre, il faudra s’allier avec eux, on pourra toujours en retirer quelques avantages… Ainsi, les Picunches deviennent des alliées de Valdivia… La progression vers le territoire mapuche peut continuer…

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En effet, la grande idée de Pedro de Valdivia pour l’année 1546 est une expédition sur le fleuve Bio-Bio, environ à 600 kilomètres au sud de Santiago et qui forme comme une sorte de frontière naturelle avec le domaine des Mapuches… Même les vaillants Incas n’osaient plus franchir ce fleuve… Au début de l’année 1546, Valdivia prend ardemment la route du sud avec une soixantaine de cavaliers espagnols et quelques Amérindiens qui lui sont fidèles pour se porter sur le Bio-Bio et essayer d’aller enfin au-delà. Après bien des pérégrinations, Valdivia et les siens arrivent aux environs de Quilacura le 11 février et c’est là que les attendent les guerriers Mapuches du Toqui Malloquete : une bataille furieuse a lieu dont on ne sait quasiment rien.

Toujours est-il que les Espagnols arrivent tout de même à se sortir du guêpier victorieux mais il semblerait que Valdivia ait été fortement ébranlé par sa première confrontation avec les Mapuches puisqu’il abandonne pendant plusieurs années ses projets de descente vers le Bio-Bio et au-delà. En effet, à la suite de l’éclatement de l’alliance fragile entre Conquistadores en concurrence au Pérou, une guerre fratricide entre Espagnols a lieu en 1548 et Valdivia, fidèle au clan des frères Pizarro, ne manque pas d’y prendre part.

Pour le remplacer, il nomme son second, Francesco de Villagra, un homme de talent que nous retrouverons plus tard.

Une fois l’apaisement obtenu au Pérou, Valdivia peut rentrer au Chili avec des projets de mise en valeur de la colonie plus forts que jamais. Mettant en place un Repartimiento des terres pour attirer les colons espagnols, il se focalise surtout sur le système de l’Encomienda vis-à-vis des populations amérindiennes. Ce système consiste à obliger les Amérindiens à fournir du travail manuel gratuit aux Espagnols en échange de quoi, ils peuvent bénéficier de l’évangélisation des missionnaires espagnols qui commencent à arriver en nombre dans la colonie[3].

C’est donc une forme d’esclavage déguisée. Tout cela dans un but précis à savoir l’exploitation du patrimoine aurifère du Chili ce qui réussit : la production en or augmente considérablement dans la colonie du Chili dans les années 1548-1550 atteignant près de 100 000 pesos par an. Comme l’écrit le célèbre poète et historien inca-espagnol Garcilaso de la Vega (~1503-1535) : « mais la faim de métal est insatiable ; plus les Indiens lui en donnait, plus elle augmentait »[4]. Valdivia, par ses bons résultats qui en font un homme utile pour la Couronne d’Espagne, voit alors son ambition à la hausse concernant les terres au sud du Bio-Bio : si l’or affleure au nord du Bio-Bio, il n’y a pas de raison qu’il n’affleure pas là-bas aussi…

Soldats espagnols de l'époque des Conquistadores (Source-Collection Vinkhuijzen)
Soldats espagnols de l’époque des Conquistadores (Source-Collection Vinkhuijzen)

Au début de l’année 1550, il reprend donc ses projets concernant le sud du Chili mais change de stratégie : avant d’aller affronter les Amérindiens, il se doit de sécuriser une base maritime permettant de débarquer armes, soldats et colons. Et pour cela, rien de tel que de se rendre maître du fleuve Bio-Bio notamment de son embouchure où l’or serait fortement présent. La campagne commence : dès le mois de février, Valdivia avec une centaine d’Espagnols et une centaine de Picunches, désormais alliés, conduits par Michimalongo lui-même, se heurte avec grande violence à une force de plus de 15 000 guerriers mapuches aux ordres du Toqui Ainavillo : c’est la bataille d’Andalien, près de l’embouchure du Bio-Bio, quelques 560 kilomètres au sud de Santiago, le 22 février 1550.

Se déroulant de nuit, elle voit le triomphe de l’habileté tactique de Valdivia qui fait combattre ses cavaliers à pied et les embusque face aux Mapuches combattant à découvert. Les Mapuches, se jetant en masse sur les lignes espagnoles sans aucune organisation, sont massacrés sans toutefois manquer de courage. Ils doivent précipitamment retraiter même si Ainavillo livre une nouvelle bataille à Penco le 12 mars pour un résultat similaire : les Mapuches sont obligés de laisser les Espagnols s’installer sur la rive nord du Bio-Bio. De fait, le 5 octobre suivant, la cité de Concepción est fondée à l’embouchure même du Bio-Bio et dès lors, Valdivia peut s’appuyer sur ce point d’entrée maritime pour faire venir ses renforts qui n’auront plus à traverser les étendues désertiques du Chili pour arriver sur le Bio-Bio. De plus, l’embouchure de ce fleuve s’avère un lieu très favorable pour l’extraction d’or.

Bataille nocturne de Andalien (Source-Diorama, Galeria de la Historia de Concepcion-Chili)
Bataille nocturne de Andalien (Source-Diorama, Galeria de la Historia de Concepcion-Chili)
La conquête du Chili par l'Espagne (Source-Google Maps modifiée par l'auteur)
La conquête du Chili par l’Espagne (Source-Google Maps modifiée par l’auteur)

Ainsi, en moins de trois ans, la pénétration espagnole dans cette région du Chili prend une très grande ampleur : situé à près de 450 kilomètres au sud de Concepción, le port de Valdivia est fondé le 9 février 1552 tandis qu’un point relais à l’intérieur des terres est mis en place avec la fondation de la Imperial (actuel Carahue) sur le Rio Imperial le 16 avril 1552 à environ 30 kilomètres de l’océan.

Valdivia dispose, par conséquent, d’une solide route maritime entre Concepción et Valdivia mais il lui faut absolument consolider la route côtière qui prend forme entre Concepción, la Imperial et Valdivia : près de 430 kilomètres qui lui demeurent, pour l’instant, impénétrables à cause de l’hostilité du peuple Mapuche et du fait que peu de membres des autres tribus locales ne soient enclin à guider les Espagnols dans ces régions dangereuses. Mais Valdivia, aussi avide que têtu pour trouver de nouveaux gisements d’or, est prêt à tout.

Aussi, il décide, au début de l’année 1553, de mener une campagne en plein cœur du territoire mapuche et celle-ci se voit couronnée de succès dans un premier temps avec notamment l’occupation de nombreux forts sur la route du sud à partir de Concepción : Arauco, à 70 kilomètres sur la côte Pacifique, Quilacoya à 35 kilomètres au sud sur la rive gauche du Bio-Bio et point de passage sur la rive opposée mais surtout Turen et Tucapel, respectivement à 135 et 160 kilomètres plus au sud qui forment des postes avancés à l’intérieur des terres dans ce fameux pays mapuche où personne, hormis Valdivia, ne veut s’aventurer…

Pourtant, malgré les violents affrontements des années précédentes, les Mapuches semblent désormais avoir renoncé à la guerre et certains servent même les Espagnols des garnisons de la Imperial, Arauco ou Tucapel : Valdivia peut déjà penser à se servir de ces relais pour pousser plus loin et d’éventuels nouveaux gisements d’or à exploiter… Mais il ne sait probablement pas qu’un Mapuche ne renonce jamais.


Tucapel, 25 décembre 1553 : Lautaro fait basculer le destin des Mapuches !

Au milieu de l’année 1553, alors que l’Empereur Charles Quint vit ses derniers mois de règne et que l’Espagne domine le monde, Pedro de Valdivia, 56 ans, peut légitimement penser que son entreprise au Chili est sur la voie d’un succès total. Il vient d’ailleurs d’écrire une longue lettre à Charles Quint en présentant le succès de son entreprise. La colonie ne cesse de se développer, l’expansion territoriale au sud du Bio-Bio est en cours, l’or des mines rentre dans les caisses, près de 2000 Espagnols, militaires, marins, missionnaires, colons avec parfois leurs épouses sont déjà présents au Chili (dont une centaine à Concepción même) formant une société prospère[5].

C’est dans ce contexte que Lautaro (ou Leftaru en langue mapuche) va entrer en scène.

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Toutes les sources qui concernent la guerre des Mapuches et la vie de Lautaro sont espagnoles et même si certaines ont été écrites par des contemporains voire par des acteurs directs sur place, il est un fait qu’elles ont été rédigées à la lumière d’un prisme particulier : la mise en valeur de Lautaro comme d’un guerrier typique du ‘’sauvage magnifique’’ pour expliquer ses victoires incroyables sur des Espagnols dépassés dans un premier temps. De fait, ces sources amoindrissent les qualités tactiques de Lautaro pour en augmenter le charisme humain et le côté guerrier au grand cœur, autant courageux que naïf. Parfois, c’est l’inverse comme chez Jerónimo de Vivar, un proche de Valdivia, qui décrit Lautaro comme un ‘’mauvais indien’’, traître vis-à-vis des Espagnols avec ses tactiques.

La réalité doit être vue selon un autre prisme : celui du génie tactique de Lautaro, qui tout en étant un guerrier d’un courage inégalé, a également développé des qualités surprenantes d’adaptation à un ennemi encore relativement inconnu pour son peuple. Faire le récit d’une guerre où les Espagnols furent vaincus par un ennemi ayant réussi à les combattre avec des tactiques innovantes et réfléchies aurait, sans doute, été très mal vu pour les Espagnols qui n’auraient pu admettre qu’un chef amérindien puisse les dépasser en termes d’intelligence militaire. C’est pourtant ce qui s’est passé et nous allons essayer de retrouver ce génie de Lautaro au travers de certains événements dramatiques qui forment la première guerre hispano-mapuche entre 1553 et 1559.

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On ne sait que très peu de choses sur Lautaro avant son entrée sur la scène historique. Il serait probablement le fils d’un chef coutumier et aurait, en 1553, environ 17 ans[6].

Buste présumé de Lautaro à Cañete, Chili (Source-Wikimédia Commons)
Buste présumé de Lautaro à Cañete, Chili (Source-Wikimédia Commons)

Son arrivée à la tête des guerriers mapuches ne découle pas de soi et serait la résultante d’un pari un peu fou que fait le jeune Lautaro pour prouver à tous qu’il était temps de changer sa façon de combattre. En effet, selon les récits espagnols de l’époque, repris ensuite, Lautaro aurait accepté de passer plusieurs mois au service des Espagnols, au moins comme serviteur, peut-être même comme esclave. Pour certains, il se peut que Lautaro ait même servi dans l’entourage direct de Pedro de Valdivia[7].

Dans tous les cas, on retrouve une volonté de Lautaro de se ‘’former’’ auprès des Espagnols pour comprendre leurs méthodes et trouver leurs points faibles. On ne peut savoir s’il a participé à des opérations militaires mais il a, de fait, côtoyé la soldatesque des Conquistadores de Valdivia, ce qui lui a permis d’en apprendre davantage sur l’art de la guerre des Espagnols. Pour certains, Lautaro aurait été capturé à l’âge de 11 ans, soit vers 1547, puis formé par les Espagnols à l’art de la guerre. Voyant ses talents évidents, ils auraient voulu en faire un chef de troupes supplétives[8]. Je n’adhère pas, pour ma part, à cette thèse.

Probablement donc fils d’un guerrier de haut rang, il faut reconnaître le talent de Lautaro pour faire accepter cette volonté de côtoyer les Espagnols aux grandes instances du peuple mapuche car une telle démarche n’est pas forcément en accord avec les traditions mapuches. De plus, une certaine opposition à sa volonté d’adaptation in situ pouvait exister en la personne de chefs brillants, tous des Toquis potentiels et représentant parfaitement les vertus du guerrier mapuche. Citons le rusé Colo-Colo qui combat les Espagnols depuis déjà quelques années ou encore le prometteur et tonitruant Caupolican, fils comme Lautaro d’une famille reconnue et qui, malgré un œil borgne, savait imposer une puissante autorité en raison d’une force herculéenne selon les récits de l’époque.

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Sans que l’on sache réellement comment s’est passé le retour de Lautaro auprès de son peuple, toujours est-il qu’il est prêt à mener sa première offensive à l’hiver 1553. La cible ? Le poste le plus avancé de Valdivia, véritable menace pour le pays mapuche : Tucapel. Il n’a sûrement pas été difficile pour Lautaro de convaincre les siens de prendre les armes pour attaquer ce poste tant le risque de voir arriver les Espagnols au cœur de la terre mapuche paraît de plus en plus grand mais ce qui est plus intéressant, c’est qu’il semble que Lautaro ait déjà été désigné, par ses pairs, Toqui pour la campagne à venir. Belle marque de confiance pour ce jeune guerrier de 17 ans[9] !

Certes, il vient sûrement d’une famille au passé reconnu mais cela prouve, encore une fois, le potentiel de charisme que devait avoir Lautaro d’autant que, comme on l’a vu, un guerrier comme Caupolican, plus âgé et expérimenté que Lautaro ou même le sage Colo-Colo auraient pu être en droit de mener les Mapuches. Mais on semble faire confiance à Lautaro dans ce qui s’annonce, déjà un peu, comme un combat vital pour les Mapuches puisque les Espagnols progressent de manière inéluctable dans la région méridionale du Bio-Bio et même au-delà.

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Prévenu par des espions qui ne perdent pas des yeux les mouvements de Valdivia, Lautaro aurait arrêté son plan définitif à la mi-décembre 1553 : ayant réuni plusieurs milliers de guerriers, il décide de tendre un piège mortel à Valdivia pour frapper un coup de tonnerre. Sachant que Valdivia va quitter Concepción aux alentours du 20 décembre pour mener campagne dans le sud, il choisit de l’attendre à Tucapel. Pour cela, il doit s’emparer de ce petit fort ce qui est rapidement fait étant donné le faible nombre de défenseurs espagnols : complètement affolés devant les milliers de Mapuches, les quelques dizaines d’Espagnols se réfugient en toute hâte au fort plus au sud de Puren. Mais désormais la route de Concepción est bloquée et personne ne peut prévenir Valdivia de l’entrée en guerre de toute l’armée mapuche.

Lautaro, installé à Tucapel, prend alors la décision de brûler le fort et les maigres fortifications ; les Mapuches y attendront les Espagnols à leur façon. En attendant, Lautaro prépare ses nouvelles stratégies et il fait notamment tailler des épieux en bois pour pouvoir lutter contre la cavalerie espagnole. Le grand jour des Mapuches arrive…

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Pedro de Valdivia, ignorant les événements à Tucapel, a effectivement quitté Concepción vers le 20 décembre. Laissant une petite garnison pour le couvrir sur la rive nord du Bio-Bio à Quilacoya, il prend la route du sud passant par Tucapel. Il s’étonne néanmoins de n’avoir plus de nouvelles du fort depuis un moment, aussi envoie-t-il l’un de ses lieutenants, Luis de Bobadilla avec cinq cavaliers pour devancer la colonne et aller voir ce qui se passe à Tucapel. Il ne les reverra jamais.

Décidant pourtant de continuer vers Tucapel, il atteint le fort le 24 ou le 25 décembre : il ne peut qu’y constater la désolation et les ruines fumantes. Circonspect mais toujours confiant dans ses troupes, Valdivia, donne alors les ordres pour faire reposer les hommes après cette marche épuisante depuis Concepción. Il pense repartir dans les plus brefs délais mais Lautaro ne va pas lui en laisser le choix…

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Alors que les hommes de Valdivia vaquent à leurs occupations en prévision du départ imminent, des cris, se répercutant à travers les arbres de la jungle avoisinante, se font entendre par centaines… Les Mapuches ! Courant aux armes, les Espagnols sont rapidement mis en position par Valdivia qui organise trois carrés de 20 fantassins chacun avec les cavaliers en réserve, prêts à charger… Il a confiance, ce système a fait ses preuves même contre des masses imposantes de guerriers…

La déferlante mapuche arrive comme à son habitude… Armés de gourdins, de masses ou des terribles boleadoras[10], les guerriers amérindiens se jettent avec fureur sur la ligne espagnole qui semble un moment disparaître dans la cohue… Mais les détonations rythmées des mousquets, les lourdes armures et la cohésion des troupes espagnoles ont raison de l’allant des Mapuches qui, ayant perdu beaucoup de monde, refluent assez vite, presque trop vite contrairement à leur habitude…

Que se passe-t-il ? La bataille serait-elle déjà gagnée ? pense Valdivia. Alors, il lance la cavalerie pour parachever le succès ! Mais les guerriers mapuches se sont déjà réfugiés dans la forêt là où les chevaux ne peuvent plus les suivre… Pourtant, les Espagnols tentent quand même la poursuite mais les cavaliers se voient subitement stoppés par les lances taillées des Mapuches qui les hérissent pour faire peur aux chevaux et les faire reculer… Pour la première fois, les cavaliers espagnols sont obligés de reculer…

Refluant vers le centre de la position espagnole, les cavaliers se rendent compte qu’ils sont suivis par une seconde vague d’assaut mapuche, encore plus importante que la première, qui se précipite sur les petits carrés espagnols… Valdivia ne s’attendait pas à cela : d’habitude, les Mapuches attaquent en bloc et s’ils se retirent, c’est que le combat est jugé perdu… Le choc est violent, sanglant, terrible… Pour nombre de fantassins espagnols qui n’ont pas encore rechargé leur arme, c’est la mort d’un coup de massue ou d’une flèche bien ajustée…

La ligne de Valdivia, ne pouvant répliquer de manière coordonnée à ce nouvel assaut, perd de sa superbe et commence à se désagréger… Il tente alors de renvoyer les cavaliers dans la masse mapuche mais les porteurs de lances taillées ont suivi empêchant les chevaux de toutes velléités d’approche… Le combat est dantesque mais le feu espagnol arrive à reprendre progressivement, les hommes se soutenant les uns les autres, sachant que s’ils craquent, il n’y aura rien à attendre de la clémence des Mapuches… Ensanglantés par des pertes tout de même violentes, la seconde vague mapuche semble reculer en désordre vers la forêt… Serait-ce la victoire attendue ? pensent des Espagnols épuisés par cet affreux combat… Non ! Car quelques instants plus tard, une troisième vague de nouveaux guerriers apparaît cette fois-ci conduite par Lautaro lui-même…

Lautaro menant les siens à la victoire (Source-Wikimédia Commons)
Lautaro menant les siens à la victoire (Source-Wikimédia Commons)

C’est l’hallali pour les Espagnols qui sont proches de la rupture à cause de l’intensité nerveuse imposée par ces vagues successives : on croit la victoire proche et puis en voilà d’autres, encore plus en fureur ! Valdivia est complètement désemparé et tente d’organiser une nouvelle résistance mais elle est impossible : la plus grande partie de ces supplétifs yanakunas se sont déjà enfuis et la moitié de ses Espagnols est déjà hors de combat… Se décidant à jouer le tout pour le tout, il prend ce qui lui reste d’hommes valides à cheval pour percer la masse mapuche et s’engager sur la route du fort d’Arauco où l’attend une garnison respectable…

Mais Arauco se trouve à plus de 70 kilomètres à travers la jungle et cette escapade de Valdivia prend très vite fin… Son cheval blessé, il est capturé par les Mapuches… Pendant ce temps, ses derniers hommes succombent sous les coups de masse des guerriers de Lautaro qui peuvent fêter une victoire retentissante… Malgré les près de 2000 morts côté mapuche, le chiffre à retenir est celui de la cinquantaine de cadavres espagnols qui jonchent les ruines de Tucapel… Jamais depuis les débuts de la conquête au Nouveau Monde, une défaite contre un peuple amérindien n’a été aussi écrasante pour l’Espagne… Mais le pire reste à venir…

Evocation de la capture de Valdivia à Tucapel Source-Diorama, Galeria de la Historia de Concepcion-Chili)
Evocation de la capture de Valdivia à Tucapel Source-Diorama, Galeria de la Historia de Concepcion-Chili)

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Les récits diffèrent tellement sur les circonstances de la mise à mort de Valdivia qu’il serait inutile d’essayer d’en apporter une ‘’version officielle’’. Aucun témoin n’a pu raconter la scène et les chroniqueurs espagnols, même ceux sur place à ce moment-là comme Jerónimo de Vivar, n’ont pu avoir accès qu’à des racontars. De plus, ils ont tendance à dramatiser les choses. Ce qui semble ressortir pourtant des différents récits tient en quelques lignes. Le sort de Valdivia aurait été soumis au jugement des chefs mapuches. Chefs qui ne semblent pas d’accord sur le fait de lui accorder la vie[11]. Lui-même aurait plaidé pour sa vie, suppliant peut-être de le laisser partir, promettant même de quitter le Chili avec tous les Espagnols.

Selon les récits, deux camps s’opposent : Caupolican et certains chefs survoltés par la victoire sont favorables à l’exécution immédiate de Valdivia tandis que Lautaro aurait été enclin à lui laisser la vie sauve exposant notamment le fait que si l’on tue Valdivia, d’autres Espagnols viendront pour le venger. Un Amérindien pro-espagnol, capturé avec Valdivia, aurait renforcé cette idée pour le défendre[12]. Ces palabres auraient été finalement tranchées de manière violente soit par Caupolican lui-même, soit par un autre chef qui décide de tuer Valdivia sur-le-champ.

La ‘’propagande’’ espagnole évoque un coup de masse qui lui aurait fracassé le crâne[13], pour Jerónimo de Vivar, c’est Caupolican lui-même qui l’aurait embroché d’un coup de lance[14]. Reste à savoir si, comme le raconte certains récits, le cœur de Valdivia a été mangé par Lautaro lui-même et les autres chefs, si les chefs mapuches ont bu la chicha, boisson rituelle à base de maïs, dans son crâne…

Nul ne le saura probablement jamais, mais deux arguments pencheraient en faveur de l’affirmative. Premièrement, cela faisait partie de certains rituels attestés chez les Mapuches en cas de victoire et deuxièmement, Valdivia étant relativement respecté en tant que guerrier par les Mapuches[15], il est possible qu’il ait eu droit à ces marques d’honneur de la tradition guerrière mapuche. Mais nous ne faisons qu’avancer là des hypothèses.

La région de Concepcion, coeur de la guerre de Lautaro (Source-Google Maps modifiée par l'auteur)
La région de Concepcion, coeur de la guerre de Lautaro (Source-Google Maps modifiée par l’auteur)

Lautaro met l’Empire espagnol au défi : 26 février 1554, le triomphe de Marihueñu

La nouvelle du désastre absolu de Tucapel arrive à Concepción dans les quelques jours suivants par l’intermédiaire de soldats survivants épars, sept selon le récit de Jerónimo de Vivar. Pedro de Villagra, gouverneur de la ville de Concepción, est complètement désemparé et ne sait que faire… Il lui faut faire appel à son cousin et second de Valdivia, Francesco de Villagra, alors en tournée d’inspection à l’autre bout du Chili, à Valdivia. Celui-ci prévenu, revient précipitamment en bateau, rentrant le 26 janvier 1554 à Concepción pour être élu gouverneur général de la colonie par ses pairs[16]. On ne peut, en effet, attendre qu’un nouveau gouverneur soit nommé par le vice-roi au Pérou.

Portrait de Francisco de Villagra, 1511-1563 (Source-Wikimédia Commons)
Portrait de Francisco de Villagra, 1511-1563 (Source-Wikimédia Commons)

Il faut prendre des décisions très rapides pour montrer que les Espagnols ne perdent pas le contrôle sous peine de voir les autres tribus de la région rejoindre les Mapuches dans leur opposition. Heureusement pour les Espagnols, le remplaçant de Valdivia est un homme de poigne. À 42 ans, Francesco de Villagra a toujours été un second modèle. Fils illégitime d’un très grand noble espagnol et pour cette raison, empêché de mener carrière en métropole, il tente sa chance au Nouveau Monde presque en même temps que Valdivia et le suit au Chili en 1541. C’est lui qui notamment assure son intérim lorsque Valdivia retourne au Chili en 1548.

Mais à présent, c’est à un rôle de premier plan qu’il se voit propulsé. Très vite, il prend les premières décisions pour remédier au désastre de Tucapel. Il faut d’abord sécuriser des points forts dans la région tout en abandonnant les garnisons inutiles : la Imperial, point-clé, est renforcé tandis que Arauco, sur la côte, est abandonnée de même que nombre de petits postes entre la Imperial et Concepción. Ensuite, Villagra entend se donner les moyens d’écraser Lautaro en faisant une claire démonstration de force pour éviter que d’autres peuples de la région n’aient la même idée que les Mapuches.

Demandant des renforts, il porte ses effectifs à 300 Espagnols et plus de 2000 alliés amérindiens principalement des Yanakunas du Pérou. Il a fait appel à toutes les familles espagnoles du Chili pour qu’elles apportent une contribution soit en hommes lourdement équipés soit en matériel – notamment les familles de Concepción car pour elles, il s’agit du combat de la dernière chance. Surtout, Villagra s’est procuré des canons, en réalité des couleuvrines[17] trouvées au fond de l’arsenal du port de Valdivia : il s’agit d’une première pour les Espagnols au Chili. Peu importe le prix pour faire venir ces six pièces d’artillerie, Francesco de Villagra est bien décidé à démontrer à ces ‘’misérables’’ mapuches toutes les vertus de la supériorité technologique européenne…

Cavaliers espagnols du temps de Philippe II (Source-Liliane & Fred Funcken, collection de l'auteur)
Cavaliers espagnols du temps de Philippe II (Source-Liliane & Fred Funcken, collection de l’auteur)

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Heureusement pour les Espagnols, les Mapuches ne sont pas pressés… Au grand désespoir de Lautaro ! En effet, la victoire de Tucapel a été fêtée pendant de longues semaines dans la grande tradition mapuche et les guerriers se sont laissés aller : certains sont rentrés chez eux, d’autres ont parcouru du pays pour aller attaquer des domaines terriens espagnols aux alentours de Arauco ou la Imperial sur le cours du Bio-Bio, d’autres continuent la fête tout simplement…

Mais peu pensent comme Lautaro : les Espagnols n’accepteront jamais de rester sur cette défaite et ils doivent déjà prévoir une vengeance terrible. Et pour les arrêter, une seule solution : les devancer en attaquant Concepción d’abord et dans un second temps, le grand projet de Lautaro (y-a-t-il déjà pensé ?) se porter à 600 kilomètres au nord pour expulser les Espagnols de Santiago et ainsi de tout le Chili : Impossible n’est pas mapuche

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Juste en guise de note méthodologique, je vais tenter de reconstituer le grande bataille de Marihueñu. Une entreprise assez compliquée car les sources manquent mais je vais me servir notamment de la chronique de Alonso de Góngora Marmolejo (1523-1576), intendant de Valdivia lors des faits, qui, à la différence des autres chroniqueurs espagnols a le mérite de ne pas éluder cette bataille décisive pour le sort du Chili espagnol dans son récit. D’autres sources ont complété la description de la bataille.

Enfin, pour rendre le récit de la bataille cohérent, je tente également de ‘’combler les trous’’ par des explications qui peuvent parfois prêter à hypothèses mais qui veulent s’approcher au maximum d’une réalité possible en fonction d’une connaissance générale des techniques de combat mapuches et espagnoles et d’une analyse psychologique des personnages, notamment Lautaro et Villagra. J’ai précisé uniquement certaines données remarquables en notes de bas de page.

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Le 20 février, le gouverneur général du Chili, Francesco de Villagra sort en grande pompe de Concepción avec sa troupe. Malgré le souvenir douloureux de Tucapel, la volonté combative est excellente : désir de vengeance, motivation grâce aux discours énergiques de Villagra et confiance dans les canons qui viennent d’arriver… Tout est réuni pour une grande victoire des Espagnols…

Les supplétifs yanakunas se joignent alors à Villagra qui prend l’itinéraire de son prédécesseur Valdivia en suivant le Bio-Bio jusqu’à Quilacoya avant de traverser le fleuve pour se porter sur la route littorale en direction du golfe d’Arauco : l’objectif est, semble-t-il, une fois encore de sécuriser cette route littorale entre Concepción et la Imperial. Surtout, c’est vouloir combattre sur les terres mêmes de la défaite de Valdivia… Sauf que, cette fois-ci, Lautaro a prévu d’attendre les Espagnols beaucoup plus près que ces derniers n’auraient pu l’imaginer…

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En effet, après avoir réussi à convaincre, tant bien que mal, environ 6000 à 8000 guerriers, Lautaro, a porté son armée à moins d’une quarantaine de kilomètres au sud de Concepción, dépassant le poste abandonné de Arauco, pour s’y placer en embuscade. Renseigné par ses espions qui sont partout, il sait que Villagra avec une nouvelle puissante armée espagnole se dirige vers le sud par la route de l’océan… Encore une fois, Lautaro peut alors se permettre de choisir son terrain et il l’a déjà trouvé : il s’agira de la passe de Marihueñu, entre plages abruptes et montagnes impénétrables…

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Villagra et ses hommes viennent de passer le Bio-Bio… Il a fallu laisser du monde en arrière pour couvrir Concepción avec 80 hommes de garnison sous les ordres de Gabriel de Villagra, garder le passage du Bio-Bio et prévenir des débordements chez les autres tribus amérindiennes de la région nord du fleuve… Aussi, Villagra ne peut-il plus compter que sur 160 cavaliers, une trentaine de fantassins/arquebusiers s’occupant des six canons[18] ainsi que de l’imposante masse des quelques 500 supplétifs yanakunas, alliés méprisés mais indispensables à toute campagne notamment pour jouer le rôle de sentinelles de l’armée… Pour autant, Villagra, comme nombre de ses hommes d’armes sont confiants : leur valeur suppléera leur petit nombre et peut-être même que les Mapuches n’oseront même plus se montrer après quelques salves d’artillerie bien placées…

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Soir du 22 février 1554… Lautaro discute des derniers préparatifs avec son second Antigueñu… Les guerriers sont tous là, disposés comme le voulait Lautaro et attendent… Ils sont là, plus de 8000, venus de tous les coins de la terre mapuche même si un nombre largement plus important de guerriers auraient pu être présent mais les dissensions internes… Qu’importe ! … Les éclaireurs annoncent l’arrivée des Espagnols pour le lendemain, il faudra rester de marbre jusqu’à ce que Lautaro ait envoyé ses ordres… C’est le moment des ultimes conversations tranquilles, des prières, des chansons pour se donner du courage, des calembours à l’encontre des jeunes dont c’est la première campagne et qui espèrent faire leurs preuves pour avoir le droit, en revenant au pays, de se marier…

Lautaro, impérial au milieu de ses hommes, vérifie que l’on a suivi ses instructions de dernière minute : faire fabriquer des sortes de piques avec une corde coulante à l’une des extrémités, sorte de lassos de fortune pour pouvoir désarçonner les orgueilleux Espagnols de leurs chevaux[19]… Tout a été exécuté comme il le voulait… Le soleil se couche…

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Aux premières heures du 23 février 1554, la colonne espagnole de Villagra s’étant engagée dans la vallée de Colcura, arrive en vue des hauteurs de Marihueñu… Le grand nombre d’éclaireurs amérindiens de l’armée de Villagra a dû faire remonter l’information : le coin n’est pas sûr et des guerriers mapuches hostiles auraient été aperçus dans les hauteurs boisées à quelques kilomètres de là mais ils semblent ne pas vouloir combattre ce qui n’est pas normal… Méfiance donc…

Bataille de Marihuenu-Carte A-Situation le 23 février 1554 (Source-Google Maps modifiée par l'auteur)
Bataille de Marihuenu-Carte A-Situation le 23 février 1554 (Source-Google Maps modifiée par l’auteur)

Pour pouvoir continuer sur la route du bord de mer, il faut franchir un petit fleuve, le Chivilingo… Un obstacle pas forcément insurmontable mais un obstacle tout de même notamment pour l’artillerie espagnole… Villagra est alors obligé de faire construire un pont de bateaux pour faire passer son monde et pense également à laisser une arrière-garde pour surveiller ce point de passage important (Voir 1 sur la carte A) … C’est rapidement fait et les premières heures de ce 23 février voient les Espagnols et leurs alliés amérindiens prendre la route serpentant à flanc de colline pour remonter vers la montagne de Laraquete quelques centaines de mètres en surplomb au sud (Voir 2 sur la carte A)

Mais avant d’atteindre ce plateau dégagé que forme cette montagne, il faut longer la masse impénétrable d’une forêt dense où la mort peut guetter… Même confiants, les Conquistadores ne peuvent manquer de s’inquiéter d’une éventuelle embuscade… Aussi, Villagra décide de détacher une avant-garde composée de 50 cavaliers sous les ordres de son second, Alonso de Reinoso, un homme aussi téméraire qu’impatient, pour éclairer la route de l’armée jusqu’au plateau de Laraquete[20]… Celui-ci fait immédiatement partir ses cavaliers dans l’après-midi et accélère l’allure pour atteindre les hauteurs de Laraquete (Voir 4 sur la carte A) … C’est alors que le premier contact a lieu…

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Lautaro, qui surveille tout depuis les hauteurs, a bien vu le mouvement tournant des Espagnols et s’en réjouit car ils tombent exactement dans son piège. Mais pour que celui-ci soit parfait, il doit attendre que les Espagnols aient complètement atteint la montagne de Laraquete. Les ordres partent pour que l’une de ses ‘’divisions’’ comptant environ 500 guerriers aille s’emparer du pont de bateaux sur le fleuve Chivilingo pour couper la seule voie de retraite de Villagra… (Voir 5 sur la carte A)

Mais c’est alors qu’en fin d’après-midi, les cavaliers espagnols de l’avant-garde du maréchal de camp Reinoso, galopant sur les premiers hectomètres du plateau de Laraquete, révèlent la présence des guerriers embusqués de la première ‘’division’’ mapuche… Selon le récit de Alonso de Góngora Marmolejo, c’est un chien espagnol qui aurait aboyé à la vue d’un guerrier mapuche donnant l’alarme[21].

Des escarmouches ont lieu et les Espagnols doivent constater qu’ils n’ont pas affaire à quelques guerriers isolés et indécis mais doivent faire avec une opposition sérieuse et décidée (Voir 6 sur la carte A) … Reinoso décide alors de se replier quelque peu dans l’attente du reste de la colonne de Villagra : il fait remonter l’information, les Mapuches sont bien là et semble-t-il, décidés à combattre… Dans le même temps, Lautaro ordonne de rompre le combat à ses guerriers de l’avant-garde : le grand jour sera pour demain…

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Villagra, mis au courant des accrochages de son second Reinoso, fait accélérer la marche du reste de sa colonne et peut se réjouir : on va pouvoir, peut-être, déjà en finir avec ces imprudents Mapuches… Ayant parfaitement vu la configuration des lieux, Villagra est tout de même satisfait de voir que le plateau de Laraquete est toujours libre : il peut ainsi quitter cette dangereuse route littorale à flanc de colline pour aller installer notamment ses canons sur ce terrain plat et qui domine les environs… Les Mapuches ont commis une grave erreur en lui laissant cette possibilité, ils vont le payer cher… Les troupes espagnoles prennent donc position sur le plateau désolé de Laraquete en attendant, confiant, la journée décisive du lendemain… (Voir 7 sur la carte A).

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Le jour se lève en ce 24 février 1554… Les Espagnols sont plus ou moins prêts… Avec leurs six pièces d’artillerie de calibre respectable mises en batterie sur le haut du plateau de Laraquete, leurs 130 cavaliers qui attendent de charger en demi-cercle autour des canons et les centaines d’Amérindiens alliés qui se sont disposés aux ailes pour flanquer la position, Villagra a rendu le plateau presque inexpugnable (Voir 8 sur la carte B) … Et ce que chacun prévoyait, arrive bien assez tôt…

En effet, Lautaro (Voir 9 sur la carte B), à présent maître du jeu puisqu’il est libre de pousser Villagra, les Espagnols et leurs alliés amérindiens dans l’océan Pacifique, peut déclencher son mouvement… Très vite, sans doute aux alentours de 8 heures du matin, la première ‘’division’’ mapuche se jette sur les avant-postes de Villagra, se heurtant avec violence aux éclaireurs yanakunas facilement repoussés puis attaquant la première ligne espagnole… (Voir 10 sur la carte B)

Cette offensive foudroyante est pourtant maîtrisée par les cavaliers espagnols qui taillent des sillons de mort dans les rangs mapuches du haut de leurs chevaux… Alonso de Reinoso, à la tête de la première ligne avec ses cinquante cavaliers, ne se prive pas de lancer une violente contre-offensive mais il va trop loin mettant en danger son propre camp…

Bataille de Marihuenu-Carte B-Situation le 24 février 1554 (Source-Google Maps modifiée par l'auteur)
Bataille de Marihuenu-Carte B-Situation le 24 février 1554 (Source-Google Maps modifiée par l’auteur)

Pendant ce temps, Reinoso réclame sans cesse d’attaquer à outrance : Villagra ordonne à ses artilleurs d’ouvrir un feu d’enfer et, avec un vacarme assourdissant, inconnu pour cette partie du monde, les six pièces espagnoles font chauffer leur gueule pour déverser leurs boulets fondus sur la forêt d’où débouche les guerriers mapuches… Cette lutte féroce, la plupart du temps au corps-à-corps avec les guerriers de la première ‘’division’’, se poursuit quelques temps avant que ces derniers ne se replient précipitamment vers la forêt non sans avoir subi de lourdes pertes… Mais s’ils se replient, c’est uniquement sur ordre du Toqui… Lautaro prépare sa victoire…

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Tandis que les premiers combats ont lieu sur la montagne de Laquarete, les guerriers que Lautaro avait envoyé du côté du fleuve Chivilingo se sont séparés en deux groupes : l’un se charge de mettre en fuite le faible nombre d’Espagnols qui devait garder le pont de bateaux, (Voir 12 sur la carte B) l’autre prend la route littorale pour aller établir un barrage fait de rondins en bois sur la seule voie de retraite de l’armée de Villagra qui ne se doute absolument pas qu’elle est désormais complètement piégée sur sa montagne de Laraquete… (Voir 11 sur la carte B).

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En milieu de matinée, les combats reprennent avec rage alors qu’une nouvelle ‘’division’’ mapuche se porte au contact débouchant de la forêt avec toute la fureur de guerriers qui ont attendus ce moment depuis longtemps… Les cavaliers espagnols répliquent avec panache, Alonso de Reinoso est toujours déchaîné mais le périmètre de défense s’est considérablement fragilisé et certains guerriers mapuches s’infiltrent déjà jusqu’aux pièces d’artillerie pour essayer d’en éliminer les servants : Lautaro et ses seconds ont bien compris que le succès du jour est conditionné par la prise de ces machines de mort… (Voir 13 sur la carte B) Villagra, obligé de combattre l’épée à la main au milieu de ses hommes, se démène sans compter, d’un point à l’autre, pour remotiver et redonner de l’élan à ses cavaliers mais la situation devient inquiétante… La nouvelle vague mapuche s’est retirée… En voilà une suivante ! (Voir 14 sur la carte B)

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Nous sommes alors un peu plus de midi et le front espagnol est, déjà, proche de céder sous les coups terribles des vagues d’assauts mapuches qui arrivent toujours fraîches et la rage au cœur face à des Espagnols qui voient leur capacité combative être réduite par la fatigue d’affronter sans cesse de nouvelles vagues de guerriers… (Voir 15 sur la carte C) Des cas de désespoir se signalent même dans les rangs des Conquistadores… Ainsi, sous les yeux même de Villagra, un hidalgo à cheval nommé Cardeñoso se jette, seul, dans un groupe d’une vingtaine de Mapuches pour une charge sans retour : il est taillé en pièces en quelques secondes…

L’arme de guerre favorite des Mapuches, la masse de guerre ou gourdin, fait des ravages de même que les effroyables boleadoras… Mais ce qui surprend le plus les Européens sont les lances-lassos inédits des Mapuches qui font très mal aux cavaliers espagnols en les menaçant du terrible danger d’être désarçonnés… Une fois à terre, le cavalier européen, malgré son armure, est une cible facile pour les massues mapuches…

Bataille de Marihuenu-Carte C-Situation le 24 février 1554-La debâcle après 16h (Source-Google Maps modifiée par l'auteur)
Bataille de Marihuenu-Carte C-Situation le 24 février 1554-La debâcle après 16h (Source-Google Maps modifiée par l’auteur)

C’est justement ce qui arrive au premier d’entre eux, Francesco de Villagra, qui se voit encerclé et isolé par plusieurs Mapuches… (Voir 16 sur la carte C) Essayant de se dégager à la force de son cheval, il est soudain attrapé au lasso, mis lourdement à terre tandis que les coups de massues s’abattent sur lui… Des guerriers tentent également de massacrer son cheval… Il va presque périr lorsque plusieurs de ses hommes accourent à son secours, le dégageant de l’étreinte mortelle dans laquelle les Mapuches ont voulu l’enfermer…

Se relevant difficilement, l’armure entaillée de partout, Villagra se reçoit alors un nouveau coup de massue en pleine figure ce qui le met en rage[22]… Autour de lui, des dizaines de cadavres espagnols s’amoncellent… Les supplétifs yanakunas sont progressivement mis en fuite, disparaissant dans la forêt (Voir 17 sur la carte C). La bataille est perdue… Mais le désastre ne fait que commencer…

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Villagra, remis de ses déboires, est allé retrouver un groupe de cavaliers avec ses principaux officiers encore debout… La situation est grave, personne ne s’en cache : encore une heure de ce combat et les Mapuches vont les réduire en morceaux… Il reste bien une solution : elle manque d’honneur pour un Caballero mais c’est la seule : prendre la route de l’aller pour fuir au triple galop… C’est renoncer à sauver l’artillerie et les fantassins qui se démènent depuis le matin pour tenir les Mapuches en respect avec leurs tirs longue distance… Il faut trancher, c’est une question de minutes et Villagra préfère tenter sa chance avec sa soixantaine de cavaliers encore valides que de rester sur ce plateau maudit… Quant aux alliés amérindiens, qu’ils aillent au Diable ! Lui, rentre à Concepción, peu importe ce qui se trouvera sur son chemin !

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Lautaro peut sans doute apprécier le spectacle offert à ses yeux : le petit groupe des cavaliers espagnols qui démarre en trombe pour s’enfuir, piteusement, par la route littorale (Voir 19 sur la carte C). … Alors, Lautaro ordonne de relancer l’assaut sur le plateau même (Voir 18 sur la carte C) pour submerger définitivement les pauvres artilleurs espagnols qui font tirer leurs dernières salves… Non protégés par les cavaliers, la vingtaine de fantassins espagnols est impitoyablement massacrée à la massue ou à la lance, les seuls pouvant éviter la fureur mapuche étant obligés de se jeter dans le vide du haut de la montagne de Laraquete… Tous les canons tombent aux mains des Mapuches… Complètement maître du plateau, Lautaro peut désormais se tourner du côté de Villagra pour lui régler définitivement son compte…

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Passant comme des forcenés au milieu des rangs mapuches, les cavaliers de Villagra pensent arriver sous la protection de leur arrière-garde au niveau du pont de bateaux sur le Chivilingo mais quel n’est pas leur effroi lorsqu’ils tombent, nez-à-nez, avec la barrière en bois construite par les guerriers mapuches… De tous côtés de la colline, les Mapuches, triomphants, apparaissent pour effectuer la mise à mort de Villagra et des siens : les boleadoras fusent, frappant les cavaliers au visage, les chevaux au poitrail ; les lances-lassos font tomber à terre les caballeros pour un inutile dernier combat à l’épée, parfois à mains nues…

Villagra, ulcéré de voir ainsi se consumer ce désastre, son désastre, ne comptant pas finir comme Valdivia à Tucapel et préférant mourir au combat, se jette à corps perdu dans la descente… Il ne reste maintenant plus qu’une quarantaine de cavaliers qui le suivent, sans doute moins… (Voir 20 sur la carte C). Pour des dizaines d’autres, souvent accompagnés par des yanakunas, le combat se poursuit, à pied, désespéré, sur les pentes de la montagnes de Laraquete et pour beaucoup, c’est la mort qui les attend en bas des pentes abruptes… (Voir 21 sur la carte C).

Combat entre Espagnols et Mapuches (Source-Wikimédia Commons)
Combat entre Espagnols et Mapuches (Source-Wikimédia Commons)

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Autour de Villagra, c’est la panique la plus totale et bientôt, plus personne ne l’écoute, tout le monde ne pensant qu’à sauver sa peau en chevauchant au plus vite vers Concepción… Comme l’écrira un chroniqueur, « l’ami ne reconnaissait plus l’ami »[23] et les Mapuches assaillent alors, par petits groupes, ces cavaliers isolés qui succombent les uns après les autres… Un instant, Villagra voit soudain sa route barrée par un géant mapuche qui se fait fort de montrer sa force virile en écrasant ces cavaliers espagnols sous les acclamations de son peuple…

Le commandant espagnol avise alors un des siens, un nommé Diego Caño de la ville de Malaga en Andalousie et lui lance : « Diego Caño, va t’occuper de ce drôle-là ! » ce à quoi répond Diego Caño répond hardiment : « Monseigneur, votre culte me commande de perdre la vie au milieu de ces Indiens… » Le duel est lancé, Caño abaisse sa lance et malgré la robustesse du Mapuche, arrive à lui enfoncer son arme en travers du corps… C’est alors que les guerriers qui encourageaient le géant se jettent sur Caño le blessant gravement… Il est néanmoins sauvé par l’épaisseur de son armure et parvient, ainsi, à rejoindre les siens qui continuent à dévaler, éperdument, la pente[24](Voir 22 sur la carte C).

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Ils ne sont à présent plus qu’une vingtaine autour de Villagra essayant toujours de contourner cet obstacle formé par la barricade des Mapuches… D’autres cavaliers sont tombés, certains se lancent dans de tragiques duels singuliers contre les masses mapuches, les suivant à la trace, tandis que d’autres arrivent à gagner du temps en imposant le respect par une action d’éclat comme ce caballero sans nom, un Portugais de l’île de Madère, qui abat à la lance deux Mapuches se jetant sur lui et tient en respect, par son attitude, ceux qui voulaient leur succéder… Finalement, le petit groupe de Villagra arrive à franchir, non sans mal, le fleuve Chivilingo, perdant encore quelques hommes comme le capitaine Maldonado, laissé seul et encerclé par une dizaine de Mapuches, « que pas un de ses amis ne voulut aider […] car chacun n’avait d’autre but que sauver sa vie. »[25] (Voir 23 sur la carte C).

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Pour Lautaro et les Mapuches, le triomphe est total. L’armée espagnole est décimée déplorant près de 86 (ou 88) tués et dénombrant plus d’une quarantaine de blessés (la plupart pourront toutefois rejoindre Concepción), soit 126/128 hommes mis hors de combat sur les 160 initiaux… Parmi les disparus, un très grand nombre des noms illustres des familles nobles qui ont participé au peuplement et à la conquête du Chili[26] : en plus du désastre, c’est une honte terrible qui retombe sur les Espagnols.

Les Yanakunas alliés aux Espagnols perdent environ 300 tués et blessés sur les 500 initiaux. Les six canons sont tous perdus. Quant aux pertes mapuches, elles sont évaluées à plus de 2000 hommes ce qui est peu en regard du nombre engagé (soit) – environ 25 % de l’effectif total. Pour Fabio Galdamez, historien militaire du Chili, cette victoire de Marihueñu, ne peut exprimer qu’une « critique élogieuse en tout point envers Lautaro » qui démontre « à nouveau qu’il est le premier des chefs mapuches. »[27]

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Il est bientôt près de minuit… C’est un Villagra blessé, écœuré, dévasté, sur un cheval rompu de fatigue, qui se présente, avec seulement quelques dizaines de survivants, sur le pont de Quilacoya pour retraverser le Bio-Bio… Arrivant encore plus tard dans la nuit à Concepción, il y provoque un sentiment de tristesse terrible parmi la population lorsqu’elle fait le compte des pertes terribles de cette journée sordide[28]… Chacun a perdu un ami, un parent, un frère…

Gabriel de Villagra, un proche, vient accueillir cet homme brisé mais pas vaincu qu’est le tenace Francesco de Villagra… Ruminant sa douleur, il se jure, sans doute intérieurement, de se venger de cet infâme Lautaro mais en attendant, pour les quelques centaines d’hommes et de femmes civils vivant à Concepción, le futur est clair : les Mapuches ont gagné, il faut, sans plus attendre, quitter la ville… Moins de deux jours plus tard, la ville, désertée, de Concepción était réduite en cendres par les 5000 guerriers triomphants de Lautaro…

La grande fuite de Concepcion après le 28 février 1554 (Source-Diorama, Galeria de la Historia de Concepcion-Chili)
La grande fuite de Concepcion après le 28 février 1554 (Source-Diorama, Galeria de la Historia de Concepcion-Chili)

Epilogue : Lautaro est immortel…

Ayant étudié en détail les batailles décisives de Tucapel et de Marihueñu, je vais maintenant exposer, de manière plus succincte les conséquences de ces victoires mapuches, la suite de la guerre et la conclusion du destin -tragique- de Lautaro.

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Après avoir détruit Concepción fin février 1554, Lautaro aurait bien aimé continuer plus au nord pour avancer vers Santiago où se sont repliés les Espagnols mais des dissensions internes au sein des clans mapuches l’empêchent d’imposer sa volonté. Pourtant, les Espagnols sont aux abois et certains parlent même de quitter le Chili complètement. De plus, la position même de Francesco de Villagra comme gouverneur provisoire est menacée par l’irruption du Conquistadores Francesco de Aguirre, un personnage haut en couleur et assez tourmenté, qui prétend avoir davantage de droits que lui à ce poste.

Pour autant, Villagra reprend bien vite la main et réorganise d’une main de fer la colonie. Concepción est réoccupée en février 1555 et les quelques positions espagnoles au sud du Bio-Bio comme le port de Valdivia sont sécurisées. En décembre 1555, Lautaro lance un nouveau raid sur Concepción qui est, une nouvelle fois détruite et pillée le 12 décembre. Fort de ce succès, Lautaro essaye toujours de convaincre les siens d’une campagne contre Santiago à la saison suivante. Il est pourtant vaincu dans un combat contre Pedro de Villagra (1513-1577), cousin du gouverneur à Peteroa à l’été 1556 mais n’abandonne pas son projet reporté au printemps 1557.

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Partis avec 6000 guerriers, Lautaro se lance donc à la conquête de Santiago au début 1557. Échappant à trois tentatives de Villagra de bloquer son avancée, il est rejoint en route par 4000 guerriers du chef mapuche Panigualgo mais néglige pourtant de s’allier aux tribus locales Pincunches. Il fait là une grave erreur car ils auraient formés de précieux auxiliaires dans ces contrées assez inconnues pour Lautaro. De plus, les Mapuches ravagent, sans ménagement, les cultures des Pincunches ce qui crée un grand ressentiment de ces derniers à l’égard des troupes de Lautaro[29].

Villagra qui a fortifié Santiago au maximum, se décide alors à sortir de la ville à la tête d’une petite armée (120 soldats dont 57 cavaliers au moins) et a le bonheur de se voir rejoint par un nombre important d’Amérindiens Pincunches (au moins 400). Guidés par ces derniers, il arrive sur le fleuve Mataquito, à la fin avril 1557, où campe Lautaro. Nous sommes alors à moins de 280 kilomètres de Santiago et le rêve ultime de Lautaro pourrait se réaliser : si Villagra perd cette bataille, le Chili est perdu pour l’Espagne.

Malheureusement pour Lautaro, si son art de la guerre offensif s’est considérablement amélioré durant ces années, son expérience de la défensive laisse à désirer : il n’a placé aucune sentinelle pour surveiller son camp sur le fleuve Mataquito. Villagra et ses alliés amérindiens profitent de cette aubaine et, à l’aube du 30 avril, déclenchent une attaque surprise foudroyante sur le camp mapuche endormi… C’est un carnage absolu… Lautaro, l’un des premiers à se jeter au combat pour sauver les siens est tué presque immédiatement par la flèche d’un Pincunche…

Ses hommes ont toutefois la force de tenir pendant plus de six heures dans un combat féroce mais ils doivent finalement retraiter avec des pertes moyennes sur le plan comptable (~ 500 tués versus plus de 200-300 tués chez les Hispano-Amérindiens) mais terribles sur un plan plus général avec la disparition de Lautaro… Avec lui, s’envole, en effet, définitivement le rêve de prendre Santiago et de chasser les Espagnols du Chili… Mais contrairement à ce qu’aurait voulu les Espagnols, Lautaro allait se révéler immortel…

Image romantique montrant Lautaro, la veille de sa mort, avec sa compagne supposée (Source-Wikimédia Commons)
Image romantique montrant Lautaro, la veille de sa mort, avec sa compagne supposée (Source-Wikimédia Commons)

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En effet, les nouveaux Toquis mapuches vont parfaitement mettre à profit l’héritage militaire laissé par Lautaro pour prolonger une guerre terrible avec les Espagnols, n’abandonnant jamais la lutte. Toutefois, l’arrivée d’un nouveau gouverneur énergique, Garcia Hurtado Mendoza (1535-1609), excellent lieutenant de Charles Quint en Italie, change quelque peu la donne. Ayant redynamisé ses troupes avec 500 hommes en renfort, il donne une nouvelle impulsion à la guerre contre les Mapuches. Ces derniers ne comptent pas pleurer Lautaro sans rien faire.

C’est d’abord les opérations d’un chef nommé Galvarino qui, n’ayant pas le sens de l’organisation de Lautaro mais une volonté de fer et un courage sans limite, subit une défaite sanglante à Lagunillas le 5 septembre avec 12 000 guerriers contre une force mixte de 600 Espagnols et 1500 alliés amérindiens. C’est ensuite le tonitruant Caupolican, excellent élève de Lautaro, qui mène une dure campagne en 1557-1559, assaillant brillamment le fort de Cañete, au sud de Concepción, notamment en février 1558, avant d’être capturé et de mourir exécuté en héros, allant lui-même s’empaler sur le pieu que les Espagnols lui ont réservé.

Le fils de Caupolican prend immédiatement la relève et affronte les Espagnols à Quiapo, au sud d’Arauco, le 13 décembre 1558 avec 7000 à 8000 guerriers contre 200 Conquistadores… Les défaites s’enchaînent mais la situation des Espagnols se dégrade : ils ne peuvent faire face à la résilience mapuche… Une accalmie, voulue par tous, a lieu en 1559 avec la médiation intelligente et modérée du gouverneur Garcia Hurtado de Mendoza qui essaye déjà de négocier mais le retour de Francesco de Villagra comme gouverneur en 1561 va remettre le feu aux poudres.

Les ravages des épidémies apportées par les Espagnols, comme la petite vérole ou le typhus qui emportent les 1/5 et 1/3 de la population mapuche, amoindrissent toutefois le potentiel guerrier de ce peuple mais l’envie reste là. Les Espagnols n’arrivant pas à reprendre le dessus, la guerre ouverte reprend avec la nouvelle génération de Toquis, bercée par les récits héroïques de Lautaro et qui développent encore davantage l’art de la guerre inauguré par celui-ci. Ainsi, de Pelantaro devenu un expert dans l’usage d’une nombreuse cavalerie. Ce dernier, disposant pratiquement de troupes modernes et organisées, lance une vaste offensive en 1598 qui se solde par un nouveau désastre pour les Espagnols à Curalaba le 24 décembre 1598 : 50 Espagnols sont tués dont le vice-roi du Chili d’alors, Martin Garcia Oñez de Loyola.

Voulant démontrer la totalité de sa victoire, Pelantaro célèbre sa victoire en buvant la chicha dans le crâne de Onez de Loyola ; il récupère également celui de Valdivia pour y faire la même action au nom de la tradition guerrière mapuche… La continuité avec Lautaro est faite…

En conséquence de ce désastre, le Chili s’enflamme : le port de Valdivia est réduit dans les flammes, la ville de la Imperial abandonnée, toutes les implantations espagnoles au sud du Bio-Bio détruites et l’entreprise de poursuite de conquête du Chili par les Espagnols est définitivement abandonnée : les Mapuches ont gagné leur pari.

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Quelques années plus tard, en 1641, s’ouvre le Parlement de Quillin au Chili : délégués mapuches et représentants de la Couronne d’Espagne s’y rencontrent pour négocier. Décision est prise de fixer une frontière : au nord du Bio-Bio, l’Espagne, au sud, les Mapuches. C’est la seule et unique fois que l’Espagne se voit contrainte de négocier de manière diplomatique avec un peuple amérindien, qui plus est, pour un aveu d’échec. Qui eût cru cela possible ? Mais impossible n’est pas mapuche, Lautaro et les siens l’avaient déjà prouvé…


Conclusion : Lautaro et le renouvellement de l’art de la guerre amérindien

En conclusion de cet article, j’aimerais montrer en quoi on peut réellement parler de génie militaire dans le cas de Lautaro. Considéré comme un « barbare génial »[30] pour le célèbre Pierre Chaunu, identifié, dans les années 1960-1970, à une espèce de Che Guevara amérindien[31], comparé même, dans certains ouvrages, à un ‘’Napoléon amérindien’’[32], Lautaro reste, de nos jours, une figure très respectée voir vénérée comme un véritable héros national – que ce soit au sein de la communauté Mapuche (1.7 million de personnes au Chili, 200 000 en Argentine) ou même dans tout le Chili.

Pourquoi ? Il n’a pas seulement été un chef charismatique capable de faire jeu égal avec les Espagnols par son courage et son habilité dans le combat. En cela, d’autres auraient pu prétendre à une même reconnaissance. Lautaro a été plus que cela : il a su réussir là où tous les autres (Mapuches mais aussi Incas ou Mexicas -Aztèques- d’Amérique Centrale) avaient échoué. Réussir à vaincre les Espagnols non pas sur une bataille mais sur le long terme. Les Espagnols ont certes déjà pu connaître la défaite face aux peuples amérindiens : le souvenir sanglant de la Noche Triste, le 30 juin 1520, face aux Mexicas Aztèques est encore présent.

De même, la révolte du prince inca, Manco Inca au Pérou en 1537 a fait trembler, un temps, les fondations de la conquête. Mais toutes ces tentatives n’ont été que des remous sporadiques ne changeant jamais la donne finale mais donnant plutôt les moyens à l’Espagne, une fois remise du choc initial, de réprimer encore plus durement par la suite. Il s’agissait de victoires sans lendemain. Cependant, avec Lautaro, la possibilité de lendemains victorieux prend forme.

Et même s’il meurt prématurément, ses enseignements et tactiques mis en place vont permettre aux Mapuches de finalement remporter cette guerre que d’aucuns auraient cru perdu d’avance. Il faudra, en effet, attendre le milieu du XIXe siècle pour que le gouvernement chilien arrive à imposer son autorité aux irréductibles mapuches invaincus jusqu’à alors.

Quelles furent alors les raisons du succès de Lautaro et quel a été sa plus-value sur le plan militaire ?

Il faut déjà signaler que le contexte géographique chilien est un milieu hostile pour les Espagnols à la différence par exemple du Mexique qui, en certains endroits, ne diffère pas vraiment du relief espagnol. Comme le souligne l’historien Eduardo Augustin Cruz Farias de l’université de Concepción[33], l’importance du climat tropical est à prendre en compte : en effet, avec près de huit mois de pluies, parfois torrentielles, le climat chilien est assez hostile pour les soldats espagnols avec leurs lourdes armures et leurs arquebuses qui ne peuvent fonctionner que très inefficacement sous la pluie.

Mais le pilier fondamental à la réussite de Lautaro reste la tournure essentiellement guerrière du peuple mapuche qui, comme on l’a vu, investisse dans la guerre un aspect très important de leur vie sociale. Egor Lidovski, directeur général du Centre culturel latino-américain Hugo Chavez de Saint-Pétersbourg, fait ainsi remarquer : « Contrairement à beaucoup d’autres Indiens d’Amérique du Sud, les Mapuches étaient un peuple guerrier et militarisé »[34].

En effet, si le peuple mapuche est resté enclavé et, pour ainsi dire, replié sur lui-même pendant de nombreuses années ne mettant jamais en place de stratégies de conquête, il s’est toujours fait connaître de ses voisins par la violence de ses actions guerrières si on venait le provoquer. C’est ce qui arriva aux Incas qui réussirent à soumettre les peuples au nord du Bio-Bio mais jamais au-delà.

Le grand chef Mapuche, Lautaro (Source-Tableau de Pedro Subercaseaux, Wikimédia Commons)
Le grand chef Mapuche, Lautaro (Source-Tableau de Pedro Subercaseaux, Wikimédia Commons)

Où se situe alors l’apport pourtant essentiel de Lautaro ? On peut le situer sur au moins quatre points.

D’abord, sur le plan structurel : il a apporté une vraie organisation aux guerriers mapuches et a réussi à fédérer, au moins pour un temps, certaines factions rivales autour de sa personne en jouant sur un charisme évident et très fort. Il a également apporté la notion de discipline dans un appareil guerrier habitué à se jeter sur l’ennemi sans aucun ordre[35] en ne comptant uniquement que sur son courage.

Ensuite, sur le plan stratégique : il a radicalement changé la stratégie des Toquis antérieurs qui ne réagissaient qu’au coup par coup aux campagnes des Espagnols de Valdivia. En effet, Lautaro médite une stratégie d’ensemble mûrement réfléchie, visant à attirer l’ennemi sur le terrain qu’il a choisi (Tucapel ou Marihueñu) pour le battre et assurer les fruits de sa victoire en poursuivant sur sa lancée pour s’emparer des points-clés de la colonie espagnole – comme ce fut le cas à Concepción et comme cela aurait pu se produire à Santiago s’il avait pu. C’est là où il se heurte à certains chefs mapuches qui ne voient pas plus loin que la victoire immédiate : eux pensent en termes de combat ponctuel, Lautaro pense en termes de guerre sur le long terme. C’est un changement de posture essentiel et radicalement ‘’moderne’’.

Sur le plan tactique : il a mis en valeur les notions clés d’adaptation et de réactivité. L’adaptation se retrouve dans l’usage d’armes nouvelles (lassos-lances, lances taillées contre les chevaux) voire par l’adoption d’armes des Espagnols comme les chevaux qui sont de plus en plus utilisés par les Mapuches, Lautaro le premier semble-t-il. Ainsi, dès 1554, les mapuches auraient ainsi récupéré une dizaine de chevaux notamment après la défaite de Valdivia à Tucapel ; leur nombre ne va aller qu’en augmentant après chaque victoire sur les Espagnols[36].

Pour la réactivité, Lautaro a mis en place la tactique qui va devenir la marque de fabrique des Mapuches : l’attaque par vagues. On peut noter que cette tactique a dû déplaire aux Mapuches dans un premier temps. Pourquoi ? En raison du fait que, pour les guerriers de la 3e ou 4e vague, il fallait attendre un long moment avant d’entrer dans l’arène. Or, en sachant l’importance pour un guerrier mapuche de bien figurer à la guerre, il pouvait être honteux d’attendre ainsi pendant que les camarades se battaient, mourraient ou obtenaient la gloire du combattant.

Encore une fois, il faut créditer Lautaro d’une réelle force de persuasion pour établir un système allant à l’encontre des préceptes sociaux traditionnels mapuches privilégiant, depuis des générations entières, le choc total à outrance. De plus, Lautaro instaure au sein de son armée les concepts d’avant-garde, de flanc, de réserve et peut, grâce à ces techniques d’effectuer des manœuvres sur le terrain : Marihueñu en est la preuve éclatante. C’est une vraie nouveauté au sein des armées amérindiennes. Finalement, Lautaro applique parfaitement le principe militaire essentiel, cher notamment au maréchal Foch, d’économie des forces avec son système de vagues successives qui épuise l’adversaire en ménageant ses forces propres.

Sur le plan symbolique enfin : Lautaro a permis une unité des Mapuches autour de valeurs militaires communes et a cimenté une vraie force guerrière qui montre sa force dans le fait que, même après sa mort, elle perdure et se perfectionne. C’est peut-être là le plus bel accomplissement de Lautaro. En effet, même disparu, son image continue d’accompagner ses ex-lieutenants Galvarino, Caupolican ou ses successeurs comme Pelantaro qui vont, tant bien que mal, conduire les Mapuches à la victoire finale de la même façon que Lautaro aurait pu le faire -du moins en suivant sa stratégie générale.

L’immortalité guerrière de Lautaro est telle qu’on dirait que la longue guerre initiée en 1553 contre les Espagnols et prenant fin au début du XVIe siècle a été mené par un seul homme, comme si l’esprit de Lautaro était toujours là, sur son cheval, guidant ses vagues d’assauts dans un combat sans fin contre les Espagnols finalement forcés d’abandonner la partie…

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Pour clore cet essai sur Lautaro et la guerre des Mapuches contre les Espagnols, je souhaiterais essayer de faire le lien entre les nouveautés guerrières introduites par Lautaro au sein de son peuple et la question de la modernité qui irrigue cette période dite moderne. Qu’est-ce que la modernité ? Vaste question mais répondons, comme les Antiques Grecs chers aux penseurs humanistes de la Renaissance, par un exemple et une analogie.

Lorsque Galilée, une des figures emblématiques s’il en est de la modernité scientifique, commence à découvrir, à partir de 1610, la richesse étoilée de la voûte céleste avec sa lunette astronomique révolutionnaire, il stupéfait toute la communauté scientifique… Pourtant, sur le plan matériel, il doit peu à lui-même mais plutôt à un opticien hollandais, non reconnu dans son pays, Hans Lippershey qui a inventé la lunette optique. Le savant italien n’a fait que l’améliorer mais il n’a rien inventé.

Le vrai génie de Galilée a été de tourner cette invention vers l’observation des cieux, de donner une direction au ‘’génie’’ technique… En cela, l’action de Galilée est empreinte de modernité : l’objectif est d’insister, ici, sur cette faculté à tirer profit du potentiel humain d’une création afin de “faire brèche” (pour se projeter vers l’avant). C’est exactement ce qu’a fait, à son niveau, Lautaro ; exploitant parfaitement le potentiel militaire de sa nation, tirant parti des apports espagnols et donnant une direction nouvelle à une façon de faire la guerre parfaitement adaptée à ses buts de guerre. À ce titre, Lautaro pourrait être considéré comme l’un des chefs de guerre les plus modernes de toute de son époque voire au-delà.

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Bibliographie

-Boccara Guillaume, Guerre et Ethnogenèse Mapuche dans le Chili colonial, l’Harmattan, Paris, 1998, 391 p.

– Galdamez Fabio, Estudio de historia militar de Chile, Santiago, 1907, 117 p.

– Góngora Marmolejo, Alonso de, Historia de todas las cosas que han acaecido en el reino de Chile y de los que lo han gobernado (1536-1575), Ediciones de la Universidad de Chile, Santiago, 2001, [en ligne] http://www.historia.uchile.cl/CDA/fh_complex/0,1393,SCID%253D10200%2526ISID%253D404%2526JNID%253D12,00.html

-Rudel Christian, Le Chili, Karthala, Paris, 2011, 204 p.

-Steward Julian H., Handbook of South American Indians, Volume II, The Andean civilizations, Governement Printing Office, Washington, 1946, 1035 p.

-Vivar Jerónimo de, Crónica de los reinos de Chile, Santiago, 1558, [en ligne] https://web.archive.org/web/20080526101641/http://www.artehistoria.jcyl.es/cronicas/contextos/11498.htm

-Wood John George, The Natural History of Man, An account of the manners and customs of the uncivilized races of men, George Routledge and sons, London, 1870, 864 p.

https://fr.sputniknews.com/presse/201812261039446545-amerindiens-mapouches-tucapel-conquistadors/


Pour aller plus loin

*Une bande dessinée attrayante retraçant la confrontation entre Lautaro et Valdivia à Tucapel avec un focus sur le personnage assez extraordinaire de Galvarino :

 

*Un lien vers la galerie des dioramas du musée d’histoire de Concepción au Chili qui présente en quelques tableaux commentés l’histoire de la ville en faisant une grande place aux événements décrits plus haut :

http://www.ghconcepcion.cl/index.php/la_historia_de_concepcion_en_dioramas/


[1] Eduardo A. Cruz Farias, p. 3

[2] Eduardo A. Cruz Farias, pp. 1-4

[3] Christian Rudel, p. 27

[4] Ibid., p. 25

[5] Ibid.

[6] Ibid., p. 26

[7] John George Wood, p. 554

[8] https://fr.sputniknews.com/presse/201812261039446545-amerindiens-mapouches-tucapel-conquistadors/

[9] John George Wood, p. 554

[10] Arme de jet amérindienne consistant en deux boules reliées par une corde qui se lancent en faisant des cercles préalablement.

[11] Jerónimo de Vivar, chapitre CXV.

[12] Ibid.

[13] John George Wood, p. 554

[14] Jerónimo de Vivar, chapitre CXV

[15] Christian Rudel, p. 25

[16] Jerónimo Vivar, chapitre CXVIII

[17] Pièces d’artillerie.

[18] Ibid.

[19] Alonso de Góngora Marmolejo, chapitre XVI

[20] Fabio Galdamez, Estudio de historia militar de Chile

[21] Alonso de Góngora Marmolejo, chapitre XVI

[22] Ibid.

[23] Ibid.

[24]Ibid.

[25] Ibid.

[26] Ibid.

[27] Fabio Galdamez, Estudio de historia militar de Chile

[28] Alonso de Góngora Marmolejo, chapitre XVI

[29] John George Wood, p. 555

[30] Cité dans Guillaume Boccara, p. 11

[31] Guillaume Boccara, p. 11

[32] Christian Rudel, p. 25

[33] Eduardo A. Cruz Farias, p. 4

[34] https://fr.sputniknews.com/presse/201812261039446545-amerindiens-mapouches-tucapel-conquistadors/

[35] Christian Rudel, p. 26

[36] Julian H. Stewart, p. 704

Une réflexion sur “Impossible n’est pas Mapuche : Lautaro et la guerre des Mapuches du Chili en 1553-1557 ou la première vraie défaite d’une puissance européenne au Nouveau Monde

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