Constantinople Sainte Sophie

La chute de Constantinople le 12 avril 1204

« La mer me fait partir loin. Ma pensée va à Istanbul. Je pense à Sainte-Sophie et je suis très touché, je souffre »[1]

La reconversion de la Basilique Sainte-Sophie en lieu de culte musulman[2] marque l’autorité d’Erdoğan en Turquie et rappelle la figure de l’imam-calife au sein de cet Empire, autrefois malmené et divisé[3]. Cette appropriation de l’édifice n’est autre que le reflet d’une vocation à unir une communauté, la « ummaẗ »[4]. Par ailleurs, cet événement vise à mettre en évidence un événement historique majeur dans le récit national turc : la prise de Constantinople par les Ottomans en 1453.

Patrimoine universel et partagé, cette reconversion aboutit à des polémiques virulentes dans le monde entier. La conversion des édifices religieux, dans un sens comme dans l’autre, est un sujet permanent des mouvements des peuples de l’Europe au Moyen-Orient. En effet, cette situation n’est pas une exclusivité de l’Empire ottoman ou du nouvel État turc[5]. Cependant, la charge symbolique de cet événement met en évidence une véritable déception pour les communautés chrétiennes, à la fois en Turquie, mais également depuis l’une de ses principales autorités, Rome.

Symbole par excellence de l’altérité, la mer Méditerranée évoquée dans le discours tenu par le Pape[6] n’a pas toujours été perçue comme un lieu de protection dans les mondes musulmans médiévaux. En effet, ce vaste ensemble territorial fut l’objet d’un processus de déconstruction théologique permettant aux Arabes et, plus tard, aux Ottomans d’en retirer des potentialités[7]. Dès l’an mil, la mer Méditerranée est au centre des affrontements, à la fois entre les deux califats musulmans, mais également face aux Byzantins. Le « jihad » ne cesse d’être l’outil de propagande instrumentalisé par les différents acteurs en vue de bénir les efforts menés à la conquête des territoires[8].

Toutefois, les divisions, ainsi que les controverses politico-religieuses déstabilisant l’unité au sein des Empires, font également écho d’une rive à l’autre. Les communautés chrétiennes dites d’Orient, sous domination musulmane, sont considérées comme hérétiques à l’égard des pratiques et des conceptions religieuses normées par les trois Églises conciliaires. Les croisades expriment l’un des premiers supports de l’impérialisme romain en prenant comme justificatif de délivrer les territoires historiquement sous autorité chrétienne ou bien de venir en aide aux chrétiens soumis au califat[9].

Cependant, le siège de Constantinople en 1204 détériore l’image sacralisée de la quatrième croisade en mettant en évidence les différents conflits d’intérêts qui existaient entre les coreligionnaires lors de cette expédition militaire.

La quatrième croisade

Malgré un refus de participation en raison des échecs de la précédente expédition en Terre sainte soutenue par les rois Philippe Auguste[10], Richard Cœur de Lion[11] et par l’empereur germanique Frédéric Barberousse[12], le souverain pontife Innocent III[13] fait un appel à la croisade[14]. Néanmoins, près de 30 000 hommes, dont Geoffroi de Villehardouin[15], se précipitent à Venise, puissance maritime en Méditerranée, afin de négocier un contrat de transport jusqu’en Égypte. Il faut garder à l’esprit que les terres égyptiennes sont fertiles et riches pour le ravitaillement des troupes avant de rejoindre la Palestine.

Les différents acteurs et péripéties durant la quatrième Croisade
Les différents acteurs et péripéties durant la quatrième Croisade, Guilhem06, 2011, Wikimédia Commons

Dans un premier temps, le dirigeant vénitien Enrico Dandolo[16] refuse le départ des navires en exigeant le versement de 85 000 marcs d’argent : c’est une somme considérable que les Croisés ne possèdent pas. Habile et négociateur, Enrico Dandolo accepte de reporter la dette en échange de la reprise du port de la ville de Zara située en Dalmatie[17]. Ainsi, un accord est scellé et le saccage de la ville convoitée n’offre que très peu de résistances face aux Croisés. Ces derniers, avec les Vénitiens, sont excommuniés par le pape Innocent III. Néanmoins, le souverain pontife revient sur sa décision concernant les Francs afin de ne pas porter préjudice à une expédition qui débute dans de mauvaises conditions.

La rencontre avec Alexis Ange

Une rencontre inattendue interrompt de nouveau la trajectoire des Croisés : Alexis Ange, fils de l’empereur byzantin Isaac Ange II, s’engage à payer la dette vénitienne et propose de garnir l’armée latine en échange du retour sur le trône de son père, qui était enfermé à Constantinople par son propre frère Alexis III Ange[18]. Boniface de Montferrat[19], à la tête de l’expédition, accepte cette opportunité en vue d’augmenter les chances de récupérer la ville sainte face aux musulmans. Bien que l’Empire byzantin connaisse un déclin considérable au XIIIe siècle, la prestigieuse Constantinople garde sa splendeur passée. Les fortifications de la cité sont à l’image de la muraille de Théodose, soit une épaisseur de près de six mètres et atteignant les douze mètres en hauteur, à laquelle s’ajoute une centaine de tours d’une hauteur de vingt mètres.

Face à cet obstacle, les Croisés tentent en premier lieu de provoquer un soulèvement populaire en présentant le prince Alexis à la population. Toutefois, cette tentative n’aboutit pas. Suite à cet échec, les émissaires se résignent à organiser le siège devant la cité. Le 17 juillet 1203, une attaque conjointe est alors orchestrée avec les Vénitiens. Les Francs assiègent les murailles terrestres, tandis que les Vénitiens attaquent les remparts maritimes. À la nuit tombée, l’empereur Alexis III s’enfuit avec près de 1000 livres d’or en abandonnant sa famille. Le trône est récupéré par Isaac et son fils couronné coempereur sous le nom d’Alexis IV.

Le saccage de Constantinople

À Péra, de l’autre côté de la Corne d’Or, les Croisés attendent avec impatience le versement des sommes promises en vue de reprendre la route vers Jérusalem. Cependant, les caisses du Trésor public sont en partie vidées par l’oncle en fuite. Ainsi, les deux nouveaux empereurs tentent de gagner du temps en renégociant les clauses du contrat. Or, Alexis Doukas, noble de haut rang et surnommé « Murzuphle », profite de l’occasion pour assassiner le fils Alexis IV. Son père Isaac II, quant à lui, meurt peu de temps après.

Couronné empereur sous le nom d’Alexis V, Murzuphle[20] annule les clauses du marché avec les Latins. Le 12 avril 1204, les Croisés lancent une nouvelle offensive et finissent par investir Constantinople. Les quatre chevaux qui ornent la basilique Saint-Marc à Venise témoignent du pillage sans vergogne de la ville qui dure trois jours.

Les quatre chevaux qui ornent la basilique Saint-Marc à Venise
Les quatre chevaux qui ornent la basilique Saint-Marc à Venise, Maria Schnitzmeier, 2005, Wikimedia Commons

L’empereur Alexis V prend la fuite, tandis que Baudouin VI de Hainaut[21] règne sur l’empire latin de Constantinople.

Le pape Innocent III a totalement perdu le contrôle de cette quatrième croisade et les Vénitiens sont considérés comme les responsables du détournement de l’expédition. Constantinople ne se relève pas de ces événements. Venise, quant à elle, devient la première puissance économique en Méditerranée. Plus que l’ombre d’elle-même, Constantinople est conquise par les Ottomans en 1453, mettant définitivement fin à l’Empire romain d’Orient.

Si vous avez aimé cet article, nous vous conseillons également :

Bibliographie

AFP, « Le Pape est “très affligé” par la conversion de Sainte-Sophie », dans Lematin.ch, Lausanne, Lematin.ch, 2020, [en ligne] https://www.lematin.ch/story/le-pape-est-tres-afflige-par-la-conversion-de-sainte-sophie-505882278607 (dernière consultation le 3/04/2023)

DE VILLEHARDOUIN Geoffroy, La conquête de Constantinople : histoire de la quatrième croisade, Paris, Tallandier, 2000, 260 p.

GROUSSET René, Histoire des croisades et du royaume franc de Jérusalem, Paris, Librairie Académique Perrin, 2006, 2800 p.

GUERFI Sarah, La Méditerranée et l’Égypte au prisme du regard des géographes arabes du Xe siècle : du rayonnement politique à la mise en place d’un modèle spatial, mémoire de recherche dans la section des Sciences Historiques et Philologiques, Paris, École Pratique des Hautes Études de Paris, 2020,218 p.

HANROT Juliette (dir.) et LE QUINTREC Guillaume (dir.), Histoire 2de, Paris, Nathan, 2019, 304 p.

HOFFNE Anne-Bénédicte, « La conversion des lieux de culte était une pratique courante », dans La Croix, Nanterre, Bayard, 2020, [en ligne] https://www.la-croix.com/Monde/Moyen-Orient/conversion-lieux-culte-etait-pratique-courante-2020-07-02-1201103111 (dernière consultation le 3/04/2023)

PICARD Christophe, La Mer des Califes : une histoire de la Méditerranée musulmane, Paris, Éditions du Seuil, 2005, 448 p.


[1] AFP, « Le Pape est “très affligé” par la conversion de Sainte-Sophie », dans Lematin.ch, Lausanne, Lematin.ch, 2020, [en ligne] https://www.lematin.ch/story/le-pape-est-tres-afflige-par-la-conversion-de-sainte-sophie-505882278607 (dernière consultation le 3/04/2023)

[2] Le vendredi 10 juillet 2020, le président turc Erdoğan a annoncé que Sainte-Sophie, ancienne basilique transformée en musée par le premier président de la République turc, Mustafa Kemal Atatürk, allait être rendue au culte musulman. Cette conversion suscita plusieurs réactions et polémiques dans le monde. En effet, l’Unesco s’inquiète des conséquences sur ce haut lieu du patrimoine mondial.

[3] Par Empire malmené et divisé, nous souhaitons mettre en évidence les querelles politiques, familiales et religieuses. Bien que les Empires arabes et musulmans avaient pour objectif d’unir la communauté, il existait des divisions en interne amenant à la proclamation de différentes autorités politiques semi-autonomes.

[4] La « ummaẗ » est un terme utilisé pour désigner la communauté musulmane. Ceci symbolise un regroupement religieux au-delà des frontières. Dans les sources canoniques, l’islām renvoie le plus souvent au collectif, au fait d’être regroupé pour mener à bien les bonnes actions, ou être en sécurité, mais on peut se poser la question suivante : existe-il encore une véritable ummaẗ ? Est-ce que le fait d’être en groupe systématiquement valorise la foi ? Les frontières physiques ont-elles un poids dans nos conceptions religieuses ? Les individualités de chacun font qu’on ne perçoit pas toujours de la même manière le fait religieux. Le terme de ummaẗ se base sur une communauté de croyants des premiers temps de l’islām, ainsi que sur des épisodes utopiques. Ce terme insiste certainement sur l’unité dans cette grande diversité au-delà des différents clivages. Il est très souvent utilisé dans les idéologies politiques comme le panislamisme.

Enfin, comme dans toutes les religions monothéistes, ce concept peut susciter une forme d’orgueil, car la ummat décrite dans les sources canoniques met en avant le bon modèle à suivre par rapport à l’altérité. Ceci nous amène à nous poser un ensemble de questions au sujet de l’exclusivité interprétée ou plutôt instrumentalisée dans le fait religieux. Il semble opportun de rappeler que le terme de « ummaẗ » a pour origine la Torah et les Évangiles.

[5] HOFFNE Anne-Bénédicte « La conversion des lieux de culte était une pratique courante », dans La Croix, Nanterre, Bayard, 2020, [en ligne] https://www.la-croix.com/Monde/Moyen-Orient/conversion-lieux-culte-etait-pratique-courante-2020-07-02-1201103111 (dernière consultation le 3/04/2023)

[6] AFP, op. cit.

[7] Durant la période médiévale, beaucoup de voyageurs musulmans n’osaient pas traverser la mer Méditerranée par crainte et mépris en raison de son rattachement à l’Empire byzantin. Lorsque le monde était tourné vers l’Orient, notamment sous le califat abbasside, la mer Méditerranée était en effet redoutée. Pourtant, cette relation à la mer n’a pas toujours été de vigueur : les Omeyyades, par exemple, ont conquis des territoires aux frontières de l’Occident et de la mer. Sous le califat des Fatimides, le raisonnement analogique a été fortement utilisé dans l’ensemble des sciences, notamment en géographie, en vue de déconstruire le rattachement de cette mer à l’Occident en sollicitant notamment la position stratégique de l’Égypte, entre Orient et Occident, et l’ensemble des récits religieux traversant ces territoires. GUERFI Sarah, La Méditerranée et l’Égypte au prisme du regard des géographes arabes du Xe siècle : du rayonnement politique à la mise en place d’un modèle spatial, mémoire de recherche dans la section des Sciences Historiques et Philologiques, Paris, École Pratique des Hautes Études de Paris, 2020, 218 p.

[8] Dans ce cadre, la notion de « jihad » renvoie à celle du combat armé au nom de la religion. Cependant, dans les sources canoniques, ce terme ne fait pas toujours référence à une dimension guerrière, mais à l’ensemble des efforts récompensés que tout croyant doit mener vers le savoir et la guidance.

[9] Voir à ce sujet les trois Églises conciliaires face aux différentes affirmations considérées comme hérétiques et les réponses données face à celles-ci. Les croisades mettent en évidence un discours religieux propulsé par les personnalités sacrés du christianisme occidental amenant à la libération des territoires anciennement sous domination chrétienne et/ou en prenant comme motivation principale celle de venir au secours des populations chrétiennes en Orient. Pourtant, ces communautés n’étaient pas perçues sur le même pied d’égalité.

[10] Philippe Auguste est le septième roi de la dynastie des Capétiens, ainsi que fils héritier de Louis VII et d’Adèle Champagne.

[11] Richard Cœur de Lion est le fils d’Aliénor d’Aquitaine et d’Henri II d’Angleterre.

[12] Frédéric Barberousse est souverain du Saint Empire germanique (1152-1190). En raison de sa pilosité particulière, il est surnommé Barberousse.

[13] Innocent III (1160-1216) est pape de l’Église catholique de 1198 à 1216. De son vrai nom Lotario dei, conti di Segni, il est considéré comme un des papes les plus marquants de la période médiévale.

[14] La troisième croisade (1189-1192) est une série d’expéditions militaires qui a été soutenue par Frédéric Barberousse (1155-1190), empereur germanique, Philippe Auguste (1165-1223), roi de France, et Richard Cœur de Lion (1189-1199), roi d’Angleterre, dans le but est de reprendre Jérusalem et la Terre sainte à Saladin (1174-1193). Cependant, la croisade ne rencontre pas le succès escompté. L’empereur germanique Barberousse est emporté par les eaux du Cydnos, tandis que le roi Philippe Auguste abandonne ses projets. Le roi d’Angleterre Richard Cœur de Lion poursuit la reconquête, mais il n’est pas de taille pour reprendre Jérusalem.

[15] Geoffroi de Villehardouin (1148-1218) est un chevalier français croisé qui a participé à la quatrième croisade Constantinople (1203-1204) et à la formation de l’Empire latin d’Orient avec Baudouin IV de Hainaut. Il était également chroniqueur et nommé maréchal de Champagne, puis de Roumanie de l’Empire latin d’Orient.

[16] Enrico Dandolo (1192-1205) est le 41e doge de Venise en 1192, c’est-à-dire le magistrat en chef, ainsi que le dirigeant de la république de Venise (726-1797).

[17] La ville de Zara appartenait à la Hongrie, alors sous la souveraineté du roi Imre (1182-1204). L’attaque de la ville par les Croisés commence le 10 novembre 1202, en dépit des menaces d’excommunication du pape Innocent III.

[18] L’empereur byzantin Alexis III Ange (1153-1212) parvint au pouvoir après avoir déposé son frère Isaac II en 1195 par jalousie. Son frère Isaac III possède des qualités dignes d’un souverain, tandis qu’il éprouve des difficultés à gérer économiquement son Empire.

[19] Boniface de Montferrat (1150-1207) est élu parmi les chefs de la quatrième croisade. Il est le marquis de Montferrat, c’est-à-dire le souverain du comté de Montferrat qui est un État au Nord-Ouest de la péninsule italienne. Il fut également roi de Thessalonique (1205-1207).

[20] Alexis V Doukas Murzuphle est un empereur byzantin décédé en décembre 1204. Originaire d’une famille aristocratique, Alexis profite des troubles causés par l’arrivée de la quatrième Croisade en vue de renverser le régime fragile d’Alexis IV et d’Isaac II.

[21] Baudoin VI de Hainaut (1171-1206) est le comte de Flandre (1194-1205), ainsi que comte de Hainaut (1195-1205) et empereur de Constantinople (1204-1205).

Laisser un commentaire