Saint-Cyr dans la tourmente

Saint-Cyr dans la tourmente – PÂRIS Bertrand

Cette recension a préalablement été publiée dans la lettre n°14 BIS de la Commission Française d’Histoire Militaire en avril 2022. Nous partageons ce texte avec leur autorisation et celle de l’auteur, José MAIGRE.

Le général Bertrand Pâris est le chroniqueur historique habituel et l’archiviste du Casoar, la revue trimestrielle des saint-cyriens, et on a toujours plaisir et intérêt à le lire quand on s’intéresse à notre École Spéciale Militaire et à son histoire. Il s’attache dans cet ouvrage à faire revivre les « cyrards » de la génération de la Seconde Guerre mondiale qui ont connu un destin souvent très contrasté du fait des évènements, tout comme leurs camarades de la 1re guerre mondiale, survivants de la boue des tranchées ou des grandes offensives. La différence de taille c’est que la génération de 14-18 n’a pas eu à supporter l’Occupation et les compromissions d’un état vassalisé, mais c’est elle qui a, et de loin, payé le plus lourd impôt du sang avec des promotions qui ont perdu souvent plus du tiers, voire la moitié, de leur effectif !

Disons-le d’entrée, les périodes de guerre généralisée ne sont évidemment pas celles où l’on accorde toute sa place à la formation des jeunes cadres, souvent « lâchés dans la nature » au bout de quelques mois de préparation intensive au métier des armes. On compte sur la fraternité d’armes au combat pour parachever une culture militaire transmise à la va-vite. L’École Spéciale Militaire, la voie royale pour être officier d’infanterie ou de cavalerie, Polytechnique se réservant les « armes savantes », n’a pas échappé à la règle dès sa création par le 1er Consul en 1802. Transférée de Fontainebleau à Saint-Cyr en 1808, elle tente de remplir sa mission vaille que vaille entre deux guerres impériales : la scolarité prévue normalement sur deux ans dépasse rarement les huit mois : en treize années à peine de fonctionnement jusqu’en 1815, il y eut en tout 66 promotions d’officiers, 27 à Fontainebleau et 39 à Saint-Cyr ! Ce n’est qu’à partir de la Restauration que la scolarité put se dérouler normalement.

Le conflit avec l’Allemagne en 1870-71 va, de nouveau, modifier le cours des choses. La promotion partie en guerre à l’issue de sa 1re année d’école est rappelée en octobre 71 pour un stage externe de quatre mois où elle côtoie la promotion des admissibles de l’été 70, qui, eux, ne connaissaient pas encore Saint-Cyr. Ils ont tous provisoirement abandonné leurs galons gagnés au feu pour redevenir officiers-élèves, et non point élèves-officiers… la nuance est de taille, et resservira à l’issue de la Grande Guerre. Ils se choisissent un nom de baptême qui est à lui tout seul un programme : promotion de la Revanche. Et nous voici arrivés à l’été 1914. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, le conflit qui s’annonce va radicalement changer la physionomie de l’école qui devient un centre de formation d’aspirants de réserve (le grade est nouveau) pour « alimenter le front » en jeunes chefs de section d’infanterie qui manquent cruellement après quelques mois de guerre. En 1916, on y recrée également un recrutement saint-cyrien avec une scolarité réduite à une année. Après l’armistice, tous les saint-cyriens survivants dont la scolarité avait été incomplète du fait de la guerre furent rappelés, promotion par promotion, au « vieux bahut » pour un complément de formation. Les plus anciens sont tous lieutenants, voire capitaines pour certains, tous décorés de la Croix de guerre, et même de la « rouge » pour beaucoup. La garde au drapeau en avril 1919 sera, en effet, entourée d’une compagnie d’honneur de 159 officiers-élèves chevaliers de la Légion d’honneur ! Ce n’est qu’en 1920 que redémarra le cycle normal de deux années.

Comme pour les conflits précédents, la promotion recrutée à l’été 1938 – La plus Grande France – ne connaîtra qu’une année de scolarité et celle de l’été 39 – Amitié franco-britannique – quittera Saint-Cyr en mars 40. C’est une très grosse promotion (762 élèves) puisque tous les candidats admissibles ont été déclarés reçus à la déclaration de guerre. 170 d’entre eux quittent Saint-Cyr dès leur incorporation pour rejoindre leur école d’application, dont 60 aviateurs qui viennent en complément pour la dernière fois de la nouvelle école de Salon-de-Provence. La campagne de France en mai-juin 40 se solda par la plus sévère défaite dans notre Histoire depuis Azincourt, et la conséquence immédiate en fut la chute de la République, tout comme la capitulation de Sedan avait entrainé la chute de Napoléon III. La France est divisée en deux, la zone libre ne couvrant que 45 % du territoire français, et la ligne de démarcation traversant treize départements. L’armée métropolitaine est réduite à la portion congrue et étroitement surveillée par la commission d’armistice, mais l’armée d’Afrique et les troupes coloniales ont gardé une plus grande marge de manœuvre. Il n’empêche que la vie continue et qu’il faut suppléer aux 20 000 officiers prisonniers… pas question donc de se passer des recrutements par la voie des grands concours ou par la promotion interne. Toutes les écoles militaires de la zone occupée sont rapatriées dans la zone libre. C’est le cas de celles de Saint-Cyr et de Saint-Maixent, occupées par la Wehrmacht, qui se retrouvent ensemble à Aix-en-Provence, à la caserne Miollis. Le regroupement en un seul lieu de ces deux types de recrutement, c’est une première qui se reproduira durant toute la guerre – et après – en différents lieux.

Les premiers à « essuyer les plâtres » ce sont les saint-cyriens de l’AFB (difficile de parler d’amitié franco-britannique après Mers-el-Kébir) qui sont convoqués pour un stage complémentaire de quatre mois, en deux séries de 300, de novembre 1940 à mars 41, puis d’avril à août 1941. Sur les 4 000 candidats du concours passé en mai 40 juste avant le déclenchement de la Blitzkrieg, 175 seront retenus après l’armistice pour former la seule promotion qui aura une scolarité complète à Aix. Elle se choisit un parrain de circonstance en juillet 41 en la personne du maréchal Pétain, mais ce sera évidemment un nom difficile à porter après la guerre. Le chef de l’État français est d’ailleurs venu visiter les élèves, ainsi ensuite que l’amiral Darlan : ils les auraient exhortés – loin des oreilles indiscrètes – à la patience pour mieux se préparer à laver l’affront. La promotion suivante, entrée en septembre 1941, s’est choisie comme parrain l’ermite du Hoggar, Charles de Foucauld qui, s’il fut un piètre saint-cyrien, changea ensuite radicalement de vie…la rédemption était dans l’air du temps !

Les habitudes sont prises et les traditions ont retrouvé leur place, mais l’occupation sans coup férir de la zone libre par l’armée allemande, après le débarquement anglo-américain en AFN, va remettre tout en cause : le 27 novembre 1942, la Wehrmacht commence à occuper la ville et un détachement en armes se présente à la caserne. Les cyrards comprennent vite qu’il va leur falloir laisser la place. Le 5 décembre, ils quittent la caserne Miollis direction la gare en colonnes par six, sabre à la main avec leur galon de sous-lieutenant tout neuf. L’avenir s’annonce bien incertain et le moral s’en ressent. Deux solutions s’offrent à eux : encadrer les Chantiers de Jeunesse pour ceux de l’ex-zone sud, reprendre leurs études en fac ou dans une grande école pour ceux de la zone nord. La plupart vont s’y résoudre dans un premier temps. Certains n’échapperont pas au STO, d’autres rejoindront les maquis ou s’échapperont par l’Espagne : 32 seront décorés de la médaille de la Résistance et 19 seront déportés, dont 9 mourront dans les camps.

Les 350 jeunes qui les suivent, entrés à Aix en octobre, n’ont évidemment pas eu le temps en à peine six semaines de se créer un esprit de corps, car ils faisaient encore leurs classes comme n’importe quel soldat, sur un rythme très soutenu. Ils sont baptisés à la hâte par leurs anciens du nom de promotion Croix de Provence, celle-là même qui se dresse au sommet de la montagne Sainte-Victoire… tout un programme ! Et eux aussi quittent Aix le 5 décembre, l’amertume au cœur. Ils seront soumis aux mêmes choix que leurs camarades de la Charles de Foucauld, mais sans avoir la reconnaissance morale que confère le statut d’officier. Avec leurs modestes galons de caporaux-chef, on les convoque en janvier 1943 pour un stage complémentaire aux Chantiers de Jeunesse, y compris ceux de l’ex-zone occupée qui ne veulent pas retourner à leurs « chères études » dans le civil. Quand l’été arriva, ils ne purent éviter le STO qui leur imposa un choix cornélien : partir travailler en Allemagne avec les jeunes des chantiers – dont ils étaient le plus souvent les chefs d’équipe – ou choisir une périlleuse clandestinité. Certains hésitèrent beaucoup, d’autres pas, et on peut tous les comprendre. Un certain nombre d’entre eux profitèrent aussi de solutions alternatives, tout en restant dans la légalité, en s’engageant à l’école de la Garde à Guéret (la gendarmerie mobile d’aujourd’hui) ou au 1er régiment de France, seule et unique unité militaire vichyste tolérée par l’Occupant. Mais presque tous n’avaient qu’une idée en tête : reprendre leur place au combat dès que possible. Ce qui fut fait à l’été 44, que ce soit dans les FFI ou dans « la régulière ». Et tous ceux-là passèrent ensuite cinq ou six mois en école pour se voir – enfin – confirmer leur galon d’officier.

Après le débarquement allié en Afrique du Nord, l’armée d’Afrique allait vite se mettre en ordre de bataille pour reprendre la lutte contre l’armée allemande, d’abord en Tunisie, puis en Italie, avant le grand débarquement de Provence en août 1944. Pour ce faire, elle mobilisa des centaines de milliers d’hommes, européens et indigènes au coude à coude…et naturellement se posa sans attendre la question cruciale de leur encadrement. Le général Giraud, dès janvier 1943, est parfaitement conscient des enjeux et met en place à Cherchell, sur la côte algéroise, une école d’aspirants, chefs de section. Cette École militaire qui deviendra interarmes (EMIA), et c’est une grande nouveauté, verra passer plusieurs milliers de futurs officiers de toutes origines, dont nombre de saint-cyriens, qui reçoivent donc – à raison de deux à trois sessions par an – une formation accélérée au plus près de la réalité des combats. Les trois dernières séries – ou sessions – reviendront en France métropolitaine après la Libération, l’EMIA ayant été installée en Bretagne au camp de Coëtquidan. Et en même temps, à l’été de 1945, y redémarre le recrutement saint-cyrien normal avec la promotion Nouveau Bahut la bien nommée…et on rajoutera à son nom un S (pour Spéciale) afin de ne pas froisser les tenants du lien avec l’ancienne Maison royale de Saint-Cyr. L’ESMIA associera jusqu’en 1961, au sein des mêmes promotions, saint-cyriens et candidats issus des corps de troupe.

Curieusement, alors qu’il n’y a plus d’armée en métropole, et plus d’école d’officiers non plus, on continua à organiser des concours d’entrée comme si de rien n’était… une forme de protestation muette face à l’ennemi qui ne s’y trompait pas. En 1943, ce fut le concours général des corniches (supprimées juste après), et en 1944 le concours HEC « spécial Saint-Cyr » (matérialisé discrètement par un trait de crayon bleu, un espace et un autre trait en rouge sur l’entête des copies anonymées !). Naturellement, il ne s’est agi que d’épreuves écrites avec un classement qui servira par la suite. Les 250 premiers du concours 43, et en priorité ceux qui avaient rejoint un maquis ou participé à l’action des réseaux de la Résistance, se retrouvèrent à l’EMIA de Cherchell à la rentrée de 1944, ou au début de 1945. Ils furent suivis à Coëtquidan à l’été 45 par les 200 d’entre eux qui avaient préféré suivre en combattant la 1re Armée ou la 2e DB jusqu’à la reddition de l’Allemagne nazie. Ils furent tous amalgamés aux autres élèves officiers de l’EMIA, mais ils gardèrent leur spécificité en formant la promotion saint-cyrienne Veille au Drapeau. Sur le même principe, les très nombreux reçus du concours 44 furent baptisés promotion Rome et Strasbourg.

Après la Libération, tous les candidats en puissance pour intégrer Coëtquidan avaient dû se présenter devant une commission d’enquête dont l’objectif était de « proposer au ministre, compte tenu de leurs titres dans la résistance, ceux qui paraissent dignes d’entrer dans une école militaire en vue de leur admission dans le cadre des officiers d’active ». Tous les attentistes furent donc écartés, au moins dans un premier temps. L’Indochine permit ensuite à certains de retrouver leur place dans l’armée.

L’auteur s’est intéressé également à deux recrutements de circonstance : les cadets de la France Libre et l’école de Tong. Celui des Free french cadets est bien connu car il a été magnifié par la mémoire des Français libres et il tend à prouver que la célèbre tirade du Cid était toujours d’actualité : « Aux âmes bien nées, la valeur n’attend point le nombre des années ». Il s’est agi d’abord à l’été 40 d’encadrer, sous la forme d’un camp scout, les adolescents sans famille présents en Angleterre, avant de s’occuper à la rentrée de leur scolarité, puis de former ensuite des officiers pour les unités FFL. Tous ces jeunes gens reçurent une formation générale et militaire de qualité, à Malvern College, puis à Ribbesford, dans une ambiance proche de celle du Prytanée, avec classes secondaires et corniche pour les bacheliers. Les 211 anciens cadets, issus de cinq promotions, furent assimilés par une loi de mars 1954 au recrutement saint-cyrien et prirent donc place dans la liste des promotions.

L’autre recrutement est plus méconnu, c’est celui de l’école de Tong, au Tonkin, dans une Indochine coupée du monde qui manquait cruellement de « sang neuf » pour encadrer ses régiments coloniaux. Tong a pris le nom d’école militaire d’infanterie et d’artillerie : elle a recruté sur place environ une centaine de futurs aspirants parmi les jeunes sous-officiers, et aussi parmi les lycéens volontaires dont certains suivront, en plus, les cours de la corniche du lycée Yersin à Dalat afin de pouvoir passer un concours sur le modèle de Saint-Cyr en 1943, puis en 1944. Ils seront en tout 22 « cyrards » d’Indochine sur deux promotions. Ils auront à se battre, après le coup de force japonais du 9 mars 1945, au sein de diverses unités de la péninsule submergées par un adversaire capable d’une grande cruauté, et la plupart vivront quelques mois d’une captivité très éprouvante. Après avoir servi quelques mois comme sergents dans le Corps expéditionnaire confié au général Leclerc, les survivants seront rapatriés au début de l’été 1946 en France pour achever leur scolarité à Coëtquidan au sein des promotions Veille au Drapeau et Rome et Strasbourg.

En treize brefs chapitres, cet ouvrage, qui s’appuie sur de nombreux témoignages écrits ou oraux, aborde sans parti pris une parenthèse tragique de notre histoire militaire où le chemin de l’honneur prit parfois des directions radicalement différentes. Le général Pâris a le grand mérite de rendre plus claires des situations individuelles ou collectives bien complexes. Ces pages sont à lire, par tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de Saint-Cyr « hors les murs », la maison-mère ayant été hélas rasée en 1944 par plusieurs bombardements alliés. Elle ne renaîtra de ses cendres qu’en 1966 pour devenir un collège militaire, et le camp de Coëtquidan fut entièrement reconstruit pour devenir une grande école d’officiers digne de ce nom.

José MAIGRE membre de la Commission Française d’Histoire Militaire

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Bibliographie :

PÂRIS Bertrand, Saint-Cyr dans la tourmente, Éditions Pierre de Taillac, Paris, 2020, 175p.

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