Reconstitution d’un relief représentant Ramsès II dans le Grand temple d’Abou Simbel

Ramsès II à la bataille de Kadesh

Lorsque, le 22 mars 1813, Cheick Ibrahim, plus connu sous son nom de naissance, Ludwig Johann Burckhardt, explorateur suisse converti à l’islam et arpentant le Moyen-Orient depuis des années, découvre, presque par hasard, les vestiges quasi intacts du Grand temple d’Abou Simbel, que ne sait-il qu’il foule alors les marches du sanctuaire consacrant la gloire éternelle du pharaon Ramsès II, maître incontesté de l’Égypte, il y a de cela plus de 3000 ans ?

Quelques années plus tard, en 1817, l’égyptologue, aventurier et trafiquant d’art italien Giovanni Belzoni, mandaté par les Britanniques, ayant eu vent d’un temple enfoui dans le désert de Nubie en rencontrant un Burckhardt mourant au Caire, revient à Abou Simbel et commence les fouilles dans l’idée d’ouvrir et de désensabler l’entrée afin de pouvoir pénétrer à l’intérieur… Après bien des efforts, c’est chose faite, Belzoni peut alors noter, tout émerveillé :

« A notre premier coup d’œil nous fûmes étonnés de l’immensité du souterrain ; mais notre surprise fut extrême quand nous nous trouvâmes entourés d’objets d’art magnifiques de toute espèce, de peintures, de sculptures, de figures colossales, etc. »[1]

S’étalant devant Belzoni et ses compagnons, des bas-reliefs d’une conservation exceptionnelle racontent la grandeur d’un seigneur qui semble avoir été l’égal d’un dieu il y a de cela des dizaines de siècles. Malheureusement pour Belzoni, il lui est très difficile de copier les bas-reliefs en raison de l’humidité : « La chaleur était si forte dans l’intérieur du temple, que nous avions beaucoup de peine à y faire quelques esquisses, parce que la transpiration des mains mouillait le papier »[2]. Il lui faut abandonner l’idée et se résoudre à repartir… Ce n’est que onze ans plus tard que cette opération peut être réalisée.

Le grand-duc de Toscane Ferdinand III de Habsbourg, soucieux de faire rayonner sa ville comme au temps des Médicis, décide, en 1828, de financer une expédition en coopération avec la France pour aller explorer et fouiller les trésors de l’Égypte, ramener des objets précieux et surtout emmener sur chaque lieu d’importance celui qui a percé le secret des hiéroglyphes et peut savoir ce qui est inscrit sur les murs des temples : le français Champollion.

Partie de Toulon le 21 juillet 1828, cette expédition franco-toscane atteint Le Caire le 24 août. Champollion et ses collègues toscans passent alors au crible toute l’Égypte : les pyramides, le Sphinx de Gizeh, Thèbes, la vallée des Rois, la première cataracte du Nil. En septembre 1829, ils sont de retour au Caire. Entre-temps, Champollion aura pu découvrir Abou Simbel dont le Grand temple de Ramsès II qui « vaut à lui seul le voyage de Nubie »[3]. Ils effectuent d’abord une première visite en décembre 1828 pour repérer les lieux et se rendre compte des difficultés à aller effectuer les croquis à l’intérieur du Grand Temple, comme le raconte Champollion :

« Je me déshabillai presque complètement, ne gardant que ma chemise arabe et un caleçon de toile, et me présentai à plat-ventre à la petite ouverture d’une porte qui, déblayée, aurait au moins 25 pieds [près de 8 m] de hauteur. Je crus me présenter à la bouche d’un four, et, me glissant entièrement dans le temple, je me trouvai dans une atmosphère chauffée à 51 degrés : nous parcourûmes cette étonnante excavation, Rosellini, Ricci, moi et un de nos Arabes, tenant chacun une bougie à la main. »[4]

N’étant pas arrivés à dessiner les bas-reliefs et inscriptions hiéroglyphiques, l’équipe franco-italienne revient alors en février 1829, bien décidée à sortir de terre ces témoignages d’un ancien temps. Le travail dans la galerie principale du Grand temple est des plus harassant comme le note, une fois encore, Champollion :

« […] quand on saura qu’il faut y entrer presque nu, que le corps ruissèle perpétuellement d’une sueur abondante qui coule sur les yeux, dégoutte sur le papier déjà trempé par la chaleur humide de cette atmosphère, chauffée comme dans un autoclave, on admirera sans doute le courage de nos jeunes gens, qui bravent cette fournaise pendant trois ou quatre heures par jour, ne sortent que par épuisement, et ne quittent le travail que lorsque leurs jambes refusent de les porter. »[5]

Parmi ces jeunes gens accompagnant Champollion, se trouve un jeune Italien de 25 ans, Giuseppe Angelelli, tout juste diplômé des beaux-arts de Florence et qui est chargé de retranscrire les fresques ornant la grande galerie du temple. Des fresques sublimes qui stupéfient tous ceux présents ; des fresques où une figure, inconnue, immense, émerge, comme presque évidente dans sa mise en valeur ; une figure quasi divine sur son char attelé et dont on pourrait presque voir, dans le lointain, jusqu’au soleil éclairer la course…

Bas-relief représentant Ramsès II dans le Grand temple d’Abou Simbel
Bas-relief représentant Ramsès II dans le Grand temple d’Abou Simbel, Olaf Tausch, 2019, Wikimedia Commons

Remontons le temps.

Une course commencée voilà près de 3300 ans en arrière… Plus précisément en 1274 avant notre ère. La très puissante Égypte pharaonique est alors dirigée d’une main de fer par le fils du très grand pharaon Séthi Ier connu pour ses conquêtes militaires et ses immenses travaux comme le temple majestueux de Karnak. Mais Ramsès II, 40 ans, qui a réussi à s’associer au culte divin de son défunt père, veut faire mieux, souhaitant graver sa marque à travers les siècles qui lui succéderont.

L’occasion se présente rapidement : une guerre déclenchée par la plus formidable coalition que l’on ait vu de mémoire d’hommes ! Que l’on juge : aux côtés du puissant roi hittite de Syrie, Muwatalli II, se sont joints les cités de Arad, de Kadesh, de Ugarit, certains des peuples de Palestine et de Mésopotamie, les Khétas de Syrie et d’Alep jusqu’aux lointains contingents d’Anatolie avec les redoutables guerriers de Lycie, de Mysie et même de l’antique Troie attirés par les promesses de pillage… Plus de 50 000 hommes accompagnés par des milliers de chars de combat convergent donc vers le fleuve Oronte faisant la frontière avec les provinces égyptiennes de Syrie.

Néanmoins, ce que les fresques ne peuvent laisser voir, c’est la réaction rapide et implacable du pharaon : Ramsès II met immédiatement un peu plus de 20 000 hommes en marche pour aller à la rencontre des coalisés. Quatre divisions égyptiennes, portant des noms de divinités, Amon, Seth, Rê et Ptah, se mettent en marche depuis la Basse-Égypte vers le Sinaï et la province égyptienne de Canaan… Environ 2000 supplétifs locaux rejoignent en route et voilà le Pharaon prêt à affronter l’ennemi !

Un ennemi qui le trompe pourtant en envoyant de faux traîtres et en brouillant les pistes : Ramsès II voulant s’emparer de la ville rebelle de Kadesh perd la trace de l’armée coalisée de Muwatalli II et lorsqu’il s’en rend compte, un matin de mai 1274 av. J.-C., il est trop tard !

Ainsi, alors que Ramsès II s’avance dans le désert avec sa seule garde personnelle, suivi par les supplétifs de Canaan, voilà qu’on lui apprend que sa division du centre, celle de Rê s’est fait presque écrasée par l’irruption soudaine de plus de 20 000 Hittites et Syriens avec plus de 2000 chars de l’avant-garde du prince de Khéta qui a franchi le fleuve Oronte sur le flanc des colonnes égyptiennes en marche. Encore plus près du Pharaon, la division d’Amon, n’ayant pas eu le temps de se former, est sévèrement bousculée par les coalisés qui remontent à présent plein nord pour anéantir Ramsès et sa garde pris entre deux feux… La catastrophe est proche.

Schéma de la bataille de Kadesh
Schéma de la bataille de Kadesh, Zunkir, 2012, Wikimedia Commons

C’est là que la fresque se place : Ramsès II, voyant ses troupes en difficulté, donne les ordres pour que les divisions éloignées de Ptah et de Seth les rejoignent au plus vite. Ses fils Parêherouenemef, le guerrier, et Amonherkhépeshef, 15 ans environ, l’aîné et prince héritier, sont mis sous bonne garde en arrière (représentés en arrière-plan sur la fresque). Il rameute les supplétifs de Canaan et les lance dans la bataille et puis surtout, il se jette, à corps perdu, dans la masse des coalisés pour ralentir leur progression par de multiples charges sur son char… Plus de huit selon la légende. Pentaour, scribe officiel de la cour de Ramsès dans le temple de Louxor à Thèbes, s’est fait le barde des exploits du pharaon dans un poème rédigé en 1270 av. J.-C., soit quatre ans plus tard, et qui va faire le tour de l’Égypte :

« […] il [Sa Majesté Ramsès] saisit ses armes et revêtit sa cuirasse, semblable à Baar [Baal] dans son heure. Les grands chevaux qui portaient sa Majesté, “Victoire à Thèbes” était leur nom[6], (sortaient) des écuries du Soleil Seigneur de justice, choisi de Ra, aimé d’Amon. Le roi, s’étant élancé, pénétra au milieu de ces Keth pervers. Il était seul de sa personne, aucun autre avec lui: s’étant ainsi avancé à la vue de ceux qui étaient derrière lui, il se trouva enveloppé par deux mille cinq cents chars »[7]

Selon la suite du poème, Ramsès fait alors une prière au grand dieu Amon qui lui répond et lui donne la force de repousser les milliers de Hittites… Une légende qui n’ira qu’en s’amplifiant grâce à la propagande savamment mise en place a posteriori par le pharaon lui-même ; faisant presque parfois oublier qu’il y avait d’autres soldats égyptiens à Kadesh !

Kadesh qui sonne comme le triomphe absolu de Ramsès II et comme une défaite terrible des Hittites doit pourtant beaucoup à d’autres facteurs que le courage personnel, toutefois indéniable, du pharaon : le sacrifice des supplétifs cananéens sous les yeux de Ramsès pour ralentir les Hittites, le fait que les chars hittites perdent du temps à piller le camp égyptien, l’arrivée in extremis des divisions de Ptah et de Seth dans la soirée qui rompent l’ordre de bataille de la coalition, la fuite des alliés de circonstance lydiens et troyens qui voient que la victoire n’est plus possible.

Pour les Hittites, notamment aidés par une sortie opportune de la garnison de Kadesh, c’est davantage un échec qu’un désastre. Néanmoins, la retraite n’est pas de tout repos et beaucoup de soldats tombent sous les flèches égyptiennes, se noient dans l’Oronte ou se perdent dans la nature. Le téméraire prince d’Alep n’est lui-même sauvé de la noyade que de justesse ; le roi hittite Muwatalli II, dégouté et craignant de perdre son armée dans une nouvelle confrontation, demande une trêve dès le lendemain. Toutefois, la guerre devait se prolonger encore plus de quinze ans…

Ramsès II se retrouve donc vainqueur dans une bataille qu’il n’a pas vraiment gagnée. Peu importe pour le pharaon : il décide que sa première bataille en tant que tel sera une grande victoire. Une victoire qu’il se doit d’honorer. Surtout en raison de son caractère inespéré. Il faut la grandir, la glorifier, la personnifier avec le pharaon même.

En premier lieu donc, il faut raconter cette victoire en mettant en valeur l’image du pharaon-guerrier : c’est ce dont Pentaour, poète et scribe du Ramesséum, le collège royal des savants de la cour de Thèbes, se charge avec le poème évoqué plus haut.

Mais pour que cette victoire soit rendue éternelle, il faut la graver dans la pierre. Et pour cela, quoi de mieux que de faire édifier un temple dédié à Osiris, l’un des dieux les plus importants du panthéon égyptien, inscrivant dans l’éternité cette journée à Kadesh devenue légendaire ? Quel emplacement choisir ? Le Delta du Nil ? Non, trop trivial. La vallée des Rois ? Non, trop funéraire. Ramsès II veut inaugurer un lieu de culte qui porte sa marque en premier. Ce lieu est Abou Simbel, aux confins de l’Égypte et de la Nubie, un lieu stratégique majeur pour s’imposer face aux guerriers nubiens que le pharaon se propose de mettre sous sa domination. Et puis, un lieu de passage obligé sur le Nil pour tous les marchands d’une route commerciale très fréquentée et presque vitale pour l’Égypte…

Construit sur la rive nord du Nil, à savoir la rive des morts dans la symbolique égyptienne puisque c’est là que le soleil se couche, le Grand temple d’Abou Simbel peut alors refermer ses secrets et ses fresques emportant la gloire du pharaon à la bataille de Kadesh dans sa course sans fin à travers les siècles. Nekhbet, déesse-vautour, protectrice du souverain, veille sur lui dans l’arrière-plan droit de cette fresque immortelle. Aux côtés des immenses statues des dieux Rê, Amon et Ptah, se trouve alors celle de Ramsès II, pharaon-déifié alors même qu’encore en vie… Et la course de son char à Kadesh y est pour beaucoup. Une course qui n’est pas près de se terminer et dont Ramsès II peut toujours s’honorer quand vint son jugement devant le tribunal d’Osiris…

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Bibliographie :

BELZONI Giovanni, Voyage en Égypte et en Nubie, t. 1, Paris, A. Belin, 1821, 451 p., traduit par DEPPING George-Bernard, [en ligne] https://fr.wikisource.org/wiki/Livre:Belzoni_-_Voyages_en_%C3%89gypte_et_en_Nubie,_1821,_tome_1.djvu (dernière consultation le 12/03/2023)

BELZONI Giovanni, Voyage en Égypte et en Nubie, t. 2, Paris, A. Belin, 1821, 350 p., traduit par DEPPING George-Bernard, [en ligne] https://fr.wikisource.org/wiki/Livre:Belzoni_-_Voyages_en_%C3%89gypte_et_en_Nubie,_1821,_tome_2.djvu (dernière consultation le 12/03/2023)

CHAMPOLLION Jean-François, Lettres écrites d’Égypte et de Nubie en 1828 et 1829, Paris, Firmin-Didot, 1833, 472 p., [en ligne] https://fr.wikisource.org/wiki/Lettres_%C3%A9crites_d%E2%80%99%C3%89gypte_et_de_Nubie_en_1828_et_1829/Texte_entier (dernière consultation le 12/03/2023)

DE ROUGÉ Emmanuel, Œuvres diverses, t. 5, Paris, Ernest Leroux, 1914, 461 p., [en ligne] http://visualiseur.bnf.fr/CadresFenetre?O=NUMM-55547&M=imageseule (dernière consultation le 12/03/2023)

LALOUETTE Claire, L’empire des Ramsès, Paris, Fayard, 1985, 539 p.

MASPERO Gaston, Histoire ancienne des Peuples de l’Orient, Paris, Librairie Hachette et Cie, 1876, 658 p.


[1] BELZONI Giovanni, Voyage en Égypte et en Nubie, t. 1, Paris, A. Belin, 1821, 451 p., p. 337, traduit par DEPPING George-Bernard, [en ligne] https://fr.wikisource.org/wiki/Livre:Belzoni_-_Voyages_en_%C3%89gypte_et_en_Nubie,_1821,_tome_1.djvu (dernière consultation le 12/03/2023)

[2] Ibid., p. 345

[3] CHAMPOLLION Jean-François, Lettres écrites d’Égypte et de Nubie en 1828 et 1829, Paris, Firmin-Didot, 1833, 472 p., p. 119, [en ligne] https://fr.wikisource.org/wiki/Lettres_%C3%A9crites_d%E2%80%99%C3%89gypte_et_de_Nubie_en_1828_et_1829/Texte_entier (dernière consultation le 12/03/2023)

[4] Ibid., p. 120

[5] Ibid., p. 132

[6] Un nom de cheval est manquant à cet endroit dans le poème.

[7] DE ROUGÉ Emmanuel, Oeuvres diverses, t. 5, Paris, Ernest Leroux, 1914, 461 p., pp. 264-265, [en ligne] http://visualiseur.bnf.fr/CadresFenetre?O=NUMM-55547&M=imageseule (dernière consultation le 12/03/2023)

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