Neerwinden, petite ville des Pays-Bas, est connue des historiens, des amateurs d’histoire militaire, mais d’une manière générale, elle l’est surtout de ses habitants hollandais. Pourtant, l’une des plus grandes batailles du XVIIe siècle y eut lieu le 29 juillet 1693 au cœur de la guerre de la Ligue d’Augsbourg.
La guerre de la Ligue d’Augsbourg : faites l’amusante expérience de prononcer ces quelques mots à quiconque en France et vous risquez fort de rencontrer des yeux ronds, interrogatifs, quelqu’un qui vous priera gentiment de répéter cela ou, parmi les plus curieux, qui demandera ce qu’est Augsbourg. Cette sensation d’une étonnante découverte que beaucoup de gens ont, en entendant parler pour la première fois de l’avant-dernière guerre de Louis le Grand, s’explique tout simplement par son absence des programmes scolaires. Les petits Français survolent à l’école les « guerres de Louis XIV » sans en approfondir véritablement les enjeux ni les protagonistes. Tout au plus la guerre de Hollande est-elle évoquée.
En 1688, les Provinces-Unies (Pays-Bas actuels), le Saint-Empire romain germanique, le Duché de Savoie, les royaumes d’Angleterre, d’Espagne, du Portugal, d’Écosse et de Suède se sont formés en une coalition contre la France. « Déjà ! » pourraient dire les Jacobins et les Bonapartistes ! Un conflit de neuf années durant lequel les Européens ont épuisé ressources matérielles et effectifs sans véritablement tirer d’avantage décisif. Les coalisés, qui voulaient envahir et renvoyer la France dans les profondeurs de ses terres, n’y sont pas parvenus. Quant aux forces de Louis XIV, si elles parviennent brillamment à défendre le territoire, les succès remportés ne furent pas suivis d’opérations de conquêtes.
En 1688, la France était le royaume le plus peuplé du continent avec vingt millions d’habitants. Cette guerre fut à la fois le spectacle illustrant les limites de la puissance militaire qu’elle avait mise au service de ses ambitions hégémoniques en Europe et la preuve d’une réelle capacité à défendre son territoire et une frontière de plus en plus linéaire matérialisée par la « ceinture de fer » construite par Vauban[1]. Si la France de Louis XIV ne s’était pas préparée à une déclaration de guerre en 1688, puisqu’une partie de l’armée était par exemple affairée à la construction de l’aqueduc de Maintenon[2], le déclenchement du conflit n’en fut pas moins motivé, concernant les coalisés, par la rivalité et la méfiance.
Par ailleurs, la crainte s’aggravait parmi les princes allemands face à l’attitude souvent menaçante adoptée par Louis XIV. La conduite diplomatique de Versailles, reposant davantage sur l’intimidation militaire que sur une position d’apaisement, notamment à l’égard des princes germains et de Léopold Ier, empereur du Saint-Empire romain germanique[3],, renforça la peur d’un nombre croissant d’États vis-à-vis de la France.
Contrairement aux précédentes guerres menées sous le règne de Louis XIV [4], le royaume n’était pas en état d’être prédateur. L’attaquant d’hier, se voyant attaqué, n’avait alors pas pris l’ensemble des dispositions militaires nécessaires à la conduite d’un conflit dont la durée fut largement sous-estimée puisqu’il dura neuf ans. Du point de vue militaire, cet état de choses semble avoir en grande partie justifié l’esprit défensif, méfiant, voire inquiet de Louis XIV et de son secrétaire d’État, Louvois. L’historien Bertrand Fonck émet, par exemple, l’hypothèse selon laquelle l’étendue inédite du second ravage du Palatinat (1688)[5] fut en grande partie liée à une inquiétude face à la coalition de la majorité des princes allemands[6].
La voie militaire empruntée par François-Henri de Montmorency Luxembourg, issu de l’ancienne noblesse d’épée[7], fut scellée par la victoire face aux redoutés tercios espagnols à Rocroi le 19 mai 1643, alors qu’il n’avait que quinze ans. Du siège de Thionville, le 10 avril de la même année, jusqu’à celui de Lens cinq ans plus tard, il prit part à douze batailles et sièges jusqu’à la fin de la guerre de Trente Ans (1618-1648)[8] et celle qui se poursuivit jusqu’en 1659 contre l’Espagne. Ces excellents états de service pendant la guerre de Hollande lui valurent sa nomination de capitaine des gardes du roi en 1674 et de maréchal de France l’année suivante.

Frappé d’accusation par Louvois d’être mêlé à l’affaire des poisons[9], il fit un court séjour à la Bastille et fut condamné à se retirer sur ses terres. L’Europe coalisée contre la France en 1688 le tira de cette disgrâce, car le roi vint lui confier le commandement de l’armée de Flandre. C’est à ce poste qu’il put mettre en échec à plusieurs reprises les armées de Guillaume III, prince d’Orange et roi d’Angleterre, et protéger la frontière nord du royaume.
Les nombreuses victoires remportées par l’armée française, comme celle de Neerwinden, ont été oubliées par la mémoire collective française et peu honorées par l’historiographie comme des événements militaires majeurs. Elles ont pourtant porté de rudes coups aux coalisés et ont empêché l’invasion du territoire mais n’ont pas été suivies par des opérations offensives en pays ennemi de la part du maréchal de Luxembourg. Celle de Fleurus en 1690 aurait pu, par exemple, donner lieu à une tentative de conquête en terre d’Empire. Ce manque d’agressivité que l’on peut interroger compte tenu du potentiel militaire de la France de Louis XIV pouvait être expliqué par la nature de la stratégie adoptée par Versailles : la France menait la guerre en position défensive. L’attitude des armées françaises ne reposait donc pas sur la planification d’une conquête des territoires voisins, mais bien sur la défense du pré carré et l’empêchement des armées coalisées de pénétrer dans le royaume. Ce fut le cas en 1690 à Fleurus et en 1693 à Neerwinden.
Au cours de la journée du 29 juillet 1693, l’armée de Guillaume III s’étendait sur une position défensive de plusieurs kilomètres d’ouest en est, depuis le village de Neerwinden jusqu’à celui de Neerlanden. L’essentiel de la bataille ne s’est pourtant joué que dans le premier. La veille, le maréchal de Luxembourg ne disposait pas de l’entièreté de ses effectifs sur le terrain et jugeait dangereux de livrer impatiemment bataille. Si le commandant français était d’un tempérament résolument tourné vers le mouvement et l’offensive, il n’en était pas moins prudent et s’assurait le plus souvent possible de recevoir de nombreux régiments de renfort, pour bénéficier d’une supériorité numérique suffisante. Ce fut le cas ici, puisque l’armée française disposait de 80 000 hommes face aux 57 000 de Guillaume III qui, malgré l’important écart numérique, se résolut à livrer bataille, tirant profit d’une position défensive favorable.
La manœuvre du maréchal de Luxembourg fut aussi simple que meurtrière. Le village de Neerlanden était bordé d’un chemin creux qui rendait plus dangereux un assaut déjà risqué au vu des défenses ennemies. La droite française qui lui faisait face avait ordre de tenir la position en cas d’attaque. La cavalerie, placée au centre du dispositif, devait prévenir toute attaque. Le gros de l’infanterie fut massé à gauche derrière deux batteries d’artillerie. Le sort de la journée reposait sur la prise du village de Neerwinden.

Pour cela, une innovation militaire a joué pour le camp français : la baïonnette. Cette lame, fixée au bout du fusil, mêlait en un seul soldat, le piquier et le mousquetaire, c’est-à-dire les deux types de soldats qui avaient dominé les guerres du début du XVIIe siècle et très présents dans le redouté corps des tercios espagnols. La France n’est pas seule à l’avoir utilisée dans son armée et son apparition est déjà attestée au début du XVIIe siècle, mais Louvois, le secrétaire d’État à la guerre de Louis XIV, entreprit de systématiser son usage dans l’armée royale à partir de 1671.
Cette amélioration accompagnait un processus de considérable augmentation des effectifs des armées européennes. Durant la guerre de la Ligue d’Augsbourg, les chiffres ont atteint pour la France entre 400 000 et 450 000 hommes, en comptant les combattants, les miliciens en garnison, les réserves et l’intendance, ce qui explique la force de frappe de Luxembourg à Neerwinden. Mais la présence d’autant d’hommes sur le champ de bataille présentait un inconvénient majeur : le manque de mobilité.
Plus la quantité d’hommes dans les armées augmentait, plus grande était la difficulté de les faire manœuvrer. L’arme à feu étant devenue majoritaire dans cette seconde moitié du XVIIe siècle, la disposition des soldats sur le champ de bataille s’est organisée sur de vastes lignes. La précision des mousquets était encore faible, la notion de visée était quasiment inexistante et celui qui tirait n’avait qu’à pointer son arme dans la direction de l’ennemi et à faire feu. Il fallut attendre la guerre de Sept Ans pour que les soldats alignent leurs yeux sur les canons de leurs armes. Dans ces conditions, les salves tirées par des rangs entiers permettaient de rendre ces armes efficaces. Néanmoins, faire en sorte que la ligne ne soit pas rompue et que les hommes chargent rapidement, nécessitait un entraînement systématique des nouvelles recrues qui demandait du temps que les campagnes militaires n’offraient pas nécessairement.
Un deuxième type d’assaut pratiqué par l’infanterie était la projection d’une charge massive, baïonnette au canon. Celle-ci demandait aux soldats un entraînement moins long que de charger un mousquet rapidement et tirer des salves en parfaite coordination. La cohésion des unités et leur combativité pouvaient suffire à emporter la décision sur un point donné. C’est ce que le maréchal de Luxembourg sut bien utiliser en ordonnant une attaque au corps à corps à la majeure partie de son infanterie à Neerwinden, le matin du 29 juillet.
Ainsi, l’artillerie française ouvrit la danse en pilonnant les défenses ennemies, puis laissa place à l’infanterie qui pénétra dans les premières rues. Seulement, la position défensive qu’offrait le village était décisive pour les coalisés qui le défendirent maison par maison. Ce genre de combat expose bien souvent l’assaillant à essuyer de lourdes pertes, car se rendre maître de la moindre grange exige d’y avoir tout tué. Les soldats français doivent progresser dans des rues étroites, sans jamais pouvoir riposter autrement qu’à la grenade ou à la baïonnette, sans pouvoir se mouvoir sur de grandes lignes pour tirer des salves.
Ce bourbier fut d’un grand secours pour les Anglo-Hollandais qui cherchaient à compenser leur infériorité numérique ; aussi Guillaume III ne fit-il donner aucune attaque sur la droite des Français, ce qui lui permit de concentrer toutes ses forces pour la défense de Neerwinden et d’y faire durer la résistance une bonne dizaine d’heures environ. Par deux fois, les assauts français furent repoussés. Dans le même temps, la cavalerie française, ayant reçu l’ordre de tenir la position et toujours placée au centre en cas d’attaque sur un terrain plat n’offrant aucune protection de vallons ou de bois, essuyait de lourdes pertes par les tirs des batteries coalisées. Tandis que le doute commençait à gagner les rangs français, une troisième attaque fut ordonnée et la position fut enfin prise.
La déroute souffla alors sur l’armée de Guillaume III, enfoncée dans sa position la plus fortement défendue et bien difficile à reprendre après des pertes considérables : les officiers n’avaient plus de prise sur leurs soldats en fuite, les régiments n’étaient plus que des masses mouvantes voulant échapper aux Français. L’insolente nation ! se serait écrié Guillaume dans sa défaite. Les deux armées ont cependant souffert de la saignée. Bertrand Fonck souligne que l’estimation des pertes varie selon les sources[10]. Les coalisés auraient perdu entre 18 et 20 000 hommes et environ 8000 du côté français, sans compter les blessés et les disparus, faisant de la bataille de Neerwinden la plus meurtrière du XVIIe siècle. L’économie du sang n’est pas à mettre au crédit de Luxembourg, car l’assaut d’un village ou d’une ville expose toujours à essuyer beaucoup de pertes, voire à épuiser ses forces. C’est ce qui arriva cent vingt-deux ans plus tard aux troupes françaises à Waterloo, situé à seulement une cinquantaine de kilomètres.
Les pertes françaises n’entachèrent cependant pas la victoire pour deux raisons. La première était tactique : celles des coalisés étaient doubles, ce qui rendait toute tentative d’invasion du royaume inenvisageable. La seconde était symbolique. Pour Guillaume III, la défaite fut rude, car en tant que roi d’Angleterre et chef de la coalition anti-française, il devait justifier la poursuite de la guerre auprès du parlement anglais et de ses alliés. En outre, il tirait sa légitimité de sa présence sur le champ de bataille. Louis XIV n’avait, quant à lui, pas adopté la posture du roi chevalier. Présent durant les sièges, il ne l’était pas durant les batailles, afin qu’un boulet ou un tir de mousquet ne plonge pas la France dans la fragilité des périodes de régences et de succession. La couronne reposait sur l’exploitation de la gloire acquise par ses armées sur le champ de bataille. Ce 29 juillet 1693, elles ne déméritèrent pas : la quantité d’étendards et de bannières capturés à l’ennemi était considérable, comme si chaque régiment en avait perdu un. Le maréchal de Luxembourg les ramena en triomphe à Paris et les fit tous exposer dans la nef et le cœur de la cathédrale de Paris, gagnant ainsi le surnom de « tapissier de Notre-Dame ».
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Bibliographie :
BOLTANSKI Ariane (dir.), LAGADEC Yann (dir.) et MERCIER Franck (dir.), La bataille, du fait d’armes au combat idéologique XIe-XIXe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, 286 p.
CÉNAT Jean-Philippe (dir.), DRÉVILLON Hervé (dir.) et FONCK Bernard (dir.), Les dernières guerres de Louis XIV : 1688-1715, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017, 308 p.
FONCK Bertrand, Le maréchal de Luxembourg et le commandement des armées sous Louis XIV, Seyssel, Champ Vallon, 2014, 641 p.
[1] La France doit à l’ingénieur militaire Vauban (1633-1707) la construction ou l’amélioration d’environ deux cents places pour la prévenir de toute invasion. Au XVIIe siècle, certaines possessions françaises pouvaient se trouver sur le territoire du Saint-Empire romain germanique et inversement, ce qui rendait la frontière granuleuse. Louis XIV entreprit par une série d’opérations militaires de réunir ses enclaves françaises au reste du royaume. C’est ce que l’on appelle « la politique des réunions », qui dura un peu moins d’un an (1683-1684). Ces forts et citadelles, dont les plus cités sont Lille et Besançon en tant que prouesses d’architectures militaires, ont rendu les frontières plus linéaires.
[2] CÉNAT Jean-Philippe (dir.), DRÉVILLON Hervé (dir.), FONCK Bertrand (dir.), Les dernières guerres de Louis XIV : 1688-1715, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017, 308 p.
[3] Ibid.
[4] Guerre de Dévolution (1667-1668), guerre de Hollande (1672-1678) ou encore guerre des Réunions (1683-1684).
[5] La première opération militaire de la guerre fut la prise par les Français de la ville fortifiée de Philippsbourg située dans le Palatinat ou comté palatin du Rhin (actuel Bade-Wurtemberg). Quelques mois plus tard, en 1689, le secrétaire d’État à la guerre Louvois ordonna la destruction systématique des infrastructures, des fortifications des villes, des forts et le pillage des ressources dans les campagnes autour de Philippsbourg et dans l’ensemble du Palatinat. Cette opération avait deux buts : le premier, qui fut atteint, était d’empêcher toute armée du Saint-Empire de prendre position dans les places bordant le Rhin pour lancer des opérations contre la France. Le second était de semer la peur chez les princes allemands et de les dissuader de former une coalition. Ce fut un échec complet car l’ampleur du sac a agrandi le ressentiment et a multiplié leur combativité à l’égard de Louis XIV. La propagande anglaise en a par ailleurs profité pour aggraver le sentiment anti-français en Europe.
[6] Ibid.
[7] L’expression désigne les anciennes lignées de ceux qui furent anoblis par leur service dans les armées du roi. Leurs héritiers étaient eux-mêmes tenus d’emprunter la voie militaire et leur légitimité reposait sur cet impôt du sang. La noblesse dite de « robe » désigne des anoblissements plus récents que des hauts membres de la bourgeoisie.
[8] La guerre de Trente Ans est un conflit européen qui dura de 1618 à 1648. Il opposa les Habsbourg d’Espagne et du Saint-Empire romain germanique soutenus par les États pontificaux, aux princes protestants du Saint-Empire. Ces derniers étaient notamment soutenus par la France qui, bien que menant une politique antiprotestante à l’intérieur de ses frontières, cherchait à réduire l’influence des Habsbourg en Europe pour briser un encerclement par l’Espagne d’une part et de l’autre côté des Alpes et du Rhin d’autre part.
[9] De 1679 à 1682, une série d’empoisonnements impliquant des personnalités de la cour eut lieu. Dès le 10 avril 1679, une juridiction spéciale créée par le roi, la chambre de l’Arsenal, tint sa première séance. Le but était d’enquêter sur les prévenus. Le nom du Maréchal de Luxembourg fut cité dans un interrogatoire du 9 mai 1679 ce qui conduisit à jeter sur lui le soupçon.
[10] FONCK Bertrand, Le maréchal de Luxembourg et le commandement des armées sous Louis XIV, Seyssel, Champ Vallon, 2014, 641 p., p. 511