Cette recension a préalablement été publiée dans la lettre n°14 BIS de la Commission Française d’Histoire Militaire en avril 2022. Nous partageons ce texte avec leur autorisation et celle de l’auteur, LCL Vincent ARBARÉTIER.
Cette biographie d’un des maréchaux les moins connus de la Wehrmacht, même si chacun a entendu ou lu au moins une fois son nom lorsqu’il a étudié peu ou prou la Seconde Guerre mondiale, fut une gageure, et on peut avouer que le pari a été globalement très bien tenu. Le maréchal le plus ancien de la Wehrmacht, déjà 65 ans au début de la guerre, fut en fait le prototype et le symbole exemplaire de l’officier d’ancien régime au service du nouveau régime nazi.
Laurent Schang qui semble avoir étudié dans le détail les coins et recoins de la vie de cet officier, nous dépeint un officier « bien élevé » de l’aristocratie militaire prussienne. Issu d’une famille à forte tradition guerrière et militaire, le jeune Gerd choisit tout naturellement la carrière des armes dans l’armée la plus prestigieuse, en Allemagne comme ailleurs, la cavalerie. Jeune officier breveté d’état-major de l’académie de Berlin, il débute la Première Guerre mondiale comme capitaine dans les bureaux des opérations des états-majors de divisions d’infanterie, la 22e DI puis la 86e DI, passant du front ouest au front est, et finissant la guerre comme Major. Il y met en œuvre de manière consciencieuse les principes enseignés à Berlin et se fait remarquer de ses chefs pour ses qualités d’officier d’état-major, comprenant parfaitement les différentes implications des appuis et du soutien sur la manœuvre générale. Il est conservé dans la Reichswehr de l’entre-deux-guerres où il progresse assez rapidement, devenant lieutenant-colonel en 1920, puis colonel en 1923 : il commande en 1925 un régiment d’infanterie prestigieux : le 18e RI de Paderborn. Promu général en 1926, dans ses fonctions de chef d’état-major de région il planifie et met en œuvre brillamment des installations défensives contre la Pologne, et s’occupe activement de la formation aux techniques d’état-major de ses jeunes officiers, ce qui est en principe interdit par le traité de Versailles. Il est favorable et met en œuvre sans état d’âme le couvre-feu décrété par von Papen en 1932 pour s’opposer à tout coup de force nazi contre la République de Weimar.
Toutefois, lorsqu’Hitler arrive légalement au pouvoir, il ne peut qu’être séduit lorsque ce dernier augmente le budget des forces armées dès 1934. Lors de la montée en puissance de la Wehrmacht en 1935, von Rundstedt fait partie des trois généraux chargés de cette gigantesque réorganisation avec notamment la création des Panzerdivisionen de Guderian, dont il ne partage cependant pas la vision « révolutionnaire » de leur emploi. Traditionaliste et conformiste, Rundstedt pense, en effet, que les chars doivent se contenter d’appuyer l’infanterie. Devenu le n°2 de la Heer après Blomberg, il remplace ce dernier à de nombreuses manifestations publiques et mondanités orchestrées par le régime nazi et se compromet avec les nouveaux maîtres de l’Allemagne, même s’il continue en privé à professer des idées conservatrices et traditionnelles.
Ayant pris sa retraite en 1938, il est rappelé au service un an plus tard et commande le principal groupe d’armées, le AG Süd, en Pologne où il effectue un travail efficace, même s’il laisse à ses subordonnés l’initiative de conduire la bataille comme ils l’entendent. Il en coordonne seulement les soutiens et les appuis avec son état-major et sait aplanir les difficultés grâce à un tempérament mesuré. C’est en Pologne que commencent les premiers crimes de guerre organisés et systématiques, sous son commandement comme dans les autres groupes d’armées. À la suite de la campagne de Pologne, il supervise les préparatifs de la future campagne de France en se préparant à prendre le commandement du Groupe d’Armées A, celui qui est au centre du dispositif d’attaque allemand et vers qui vont aller les efforts des appuis et soutiens, à l’origine prévus à l’aile droite (GA B), comme dans le cas initial d’un Plan Schlieffen traditionnel. Rundstedt et Manstein sont ainsi à l’origine du changement de plan survenu en mars 1940 et se préparent à surprendre les Français.
Dans la conduite du Plan Jaune, von Rundstedt se révèle, encore plus qu’en Pologne, peu enclin à utiliser les nouvelles divisions blindées avec autant de hardiesse que le font ses subordonnés, notamment Guderian qui en commande le corps principal, le 19e CA. à l’origine du fameux Haltbefehl qui impose aux divisions allemandes de tête une pause sinon stratégique, du moins opérative, von Rundstedt continue, à l‘instar des officiers les plus anciens de la Wehrmacht dont il est le doyen, à penser que les Français pourraient encore contre-attaquer les forces blindées et motorisées allemandes. Recevant néanmoins son bâton de Feldmarschall avec d’autres en juillet 1940, il participe un temps aux préparatifs de l’invasion de l’Angleterre (opération Otarie) et il est nommé commandant en chef des troupes allemandes situées à l’ouest du Rhin. Cette activité au cours de laquelle il mène une vie austère en comparaison de ses camarades qui profitent des restaurants et des établissements nocturnes parisiens, constitue pour lui une période de repos qui ne dure que quelques mois avant de se voir confier le commandement du Heeresgruppe Süd de l’opération Barberousse.
Progressant plus lentement que les deux autres groupes d’armées Nord et Centre, ce groupe d’armées réussit néanmoins à occuper les objectifs qui lui sont fixés et Rundstedt s’acquitte très bien de son rôle de coordinateur de forces non allemandes, telles que celles mises en place par les Roumains, les Hongrois ou les Italiens. Contrairement aux ordres donnés par Hitler, il préconise la constitution d’une ligne de défense à l’ouest de Rostov dès le mois d’octobre 1941. Conscient que l’armée allemande est « dévorée par l’immensité de la Russie », il est pessimiste sur l’issue de cette campagne dont il ne perçoit pas la fin. L’auteur nous montre bien les difficultés de coordination et de commandement auxquelles est confronté von Rundstedt, mais malheureusement ne dit pas grand-chose sur les crimes de guerre qui sont commis par ses subordonnés tout au long de cette campagne.
Nommé commandant en chef des troupes allemandes à l’ouest de l’Europe en mars 1942, von Rundstedt se voit confier par Hitler l’élaboration du « mur de l’Atlantique » et la planification des opérations défensives allemandes face à un possible débarquement allié. Rundstedt n’a en réalité que des responsabilités très limitées, ne pouvant que très peu coordonner les forces terrestres de deuxième choix sous ses ordres avec les forces navales et aériennes qui reçoivent leurs ordres directement de leurs chefs d’armées respectifs. L’OKW (Oberkommando der Wehrmacht) directement placé aux ordres d’Hitler n’utilise von Rundstedt que comme un relai vers ses subordonnés. En fait Rundstedt est utilisé par Hitler pour cautionner ses propres actions à l’ouest, car ce dernier se montre finalement docile et qu’il est, en sa qualité de doyen, respecté par ses camarades plus jeunes. Au printemps 44, après deux ans passés à faire des mots croisés, à fumer des cigares et à boire du Cognac, von Rundstedt se heurte au plus jeune des maréchaux allemands, Rommel, qui suite à son épopée africaine prend le commandement du mur de l’Atlantique. En effet, ce dernier voudrait disposer sur les plages des réserves blindées destinées à rejeter à la mer des Alliés qui y auraient débarqué. Von Rundstedt, suivant ses vieux préceptes de maréchal breveté, au contraire de Rommel, préfèrerait garder à l’arrière ces réserves destinées à n’être utilisées qu’à bon escient, une fois que la zone de concentration des efforts alliés serait connue. La solution retenue par l’OKW ne satisfera finalement ni l’un ni l’autre, et ne permettra pas aux Allemands de reprendre l’ascendant sur les Alliés, une fois ces derniers débarqués en Normandie en juin 1944. Après l’attentat manqué contre Hitler du 20 juillet 1944, von Rundstedt lui reste fidèle et donnera encore son nom à la dernière offensive à l’ouest du Reich finissant, dans les Ardennes en décembre 1944. Il ne sera démis de ses fonctions par Hitler qu’en mars 1945, une fois que les Alliés occidentaux auront réussi à franchir le Rhin grâce au pont intact de Remagen.
Ainsi cette biographie de près de 400 pages, réalisée par un spécialiste de cette période pourtant déjà très documentée, nous laisse-t-elle une vue assez mitigée sur un personnage souvent caricaturé ou oublié de l’histoire militaire allemande, mais qui en réalité se révéla avoir été un serviteur, sinon zélé, du moins très docile du régime nazi. Excellent officier d’état-major, von Rundstedt ne fut pas un artisan original comme Guderian, Manstein ou Rommel de l’épopée militaire allemande de cette période controversée où la réussite stratégique se conjugue toujours avec des crimes de guerre. Il manque à cette biographie, mais peut-être est-ce la volonté de l’éditeur, un chapitre consacré à ce qu’il resterait de sa mémoire aujourd’hui, et notamment en Allemagne. Ne serait-il ainsi qu’un maréchal ordinaire du IIIe Reich ou bien alors son exemple serait-il symptomatique de la démission des élites allemandes à l’égard des brutalités de l’un des pires régimes politiques que l’Europe contemporaine eut à connaître ? Cet angle d’étude aurait été aussi très intéressant.
Lieutenant-Colonel Vincent ARBARÉTIER, administrateur de la Commission Française d’Histoire Militaire
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Bibliographie
SCHANG Laurent, Von Rundstedt le maréchal oublié, Paris, Perrin, 2020, 396 p.