Selon une enquête Ifop d’octobre 2020, « 39% des jeunes Français âgés de 18 à 25 ans déclarent avoir au moins un membre de leur famille affecté par la colonisation ou la guerre d’Algérie »[1].
Cette année 2022, une programmation culturelle intéressante s’est déployée en France autour du soixantenaire de l’indépendance de l’Algérie. Tandis que l’Institut du monde arabe à Paris ou le Mucem (Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée) à Marseille ont mis à l’honneur des personnages phares de l’histoire franco-algérienne, à Perpignan, la mairie a glorifié l’Algérie française[2]. Soixante ans après la signature des accords d’Évian, qui mettent officiellement fin au conflit algérien, où en sommes-nous des enjeux mémoriels ? Surtout, quel est le rapport de la 3e génération avec cette histoire algérienne liée à la colonisation et à la guerre d’Algérie ?
Certaines questions reviennent en boucle depuis des décennies : comment écrire l’histoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie ? Comment l’enseigner ? Comment apaiser et réconcilier les mémoires plurielles issues de cette histoire ? Pourquoi la mémoire a supplanté l’histoire dans notre société actuelle ? Pourquoi la question algérienne constitue un tel particularisme ? Un premier bilan a été dressé en 1992, trente ans après la fin du conflit. Côté algérien, le président Houari Boumédiène soulignait l’impossible banalité des rapports franco-algériens[3]. Côté français, s’est tenu en juin 1992 à l’Institut du monde arabe un colloque sur la « mémoire et enseignement de la guerre d’Algérie » porté par la Ligue de l’enseignement qui a vu s’affronter plusieurs visions bien distinctes[4]. Il est temps de s’intéresser à un second bilan, celui qui s’établit soixante ans plus tard, celui que les jeunes générations veulent porter afin de réparer les blessures d’un passé qui reste un topos historique et politique prégnant en France.
Le groupe Regards de la jeune génération sur les mémoires franco-algériennes s’est constitué à l’été 2021 pour réfléchir à la meilleure manière de mettre en œuvre les préconisations du rapport conformément aux attentes des générations récentes.
Des deux côtés de la Méditerranée, la guerre d’Algérie reste un sujet passionnel et passionné. L’Algérie et son gouvernement vivent, depuis 1962, dans une mythification du passé glorieux des combattants de la guerre de libération. Cette mythification est due à la présence persistante du FLN qui assoit son pouvoir grâce à cette mémoire. Cela résulte en une absence d’opposition politique réelle et annihile l’instauration de débats politiques autour de cette histoire. À partir de février 2019, le peuple algérien descend dans la rue pour protester contre un cinquième mandat présidentiel de Bouteflika. Le Hirak (« Mouvement » en arabe) prend alors une ampleur inédite. Le 2 avril, Bouteflika démissionne. Cette situation démontre que la donne commence à changer, particulièrement dans le domaine littéraire et grâce à la présence dans le débat public de la génération d’enfants issus de l’immigration algérienne en France qui ne sont plus des témoins directs de la guerre et qui recherchent, sous la forme d’une quête identitaire parfois, à s’approprier ce passé de manière plus objective et mesurée.
Par conséquent, ce travail aura pour objectif d’étudier les questions mémorielles franco-algériennes à la lumière de l’année 2022 et à travers le regard des jeunes générations. Cette année marquant les soixante ans de la fin du conflit, et étant ainsi une année de commémoration chargée, il est pertinent de revenir sur la singularité de ces enjeux franco-algériens depuis la France afin d’en comprendre à la fois la particularité et la matrice que représente l’Algérie dans la société française.
Le groupe Regards de la jeune génération sur les mémoires franco-algériennes
Ce collectif, originellement composé de descendants de cette histoire algérienne, s’ancre dans le chantier mémoriel français en cherchant à apaiser et à faire dialoguer les mémoires. Créé dans le sillage du rapport Stora, ce groupe porte sa voix dans le débat politique autour de la question algérienne et apporte un renouveau aux contentieux mémoriels.
Le rapport Stora, qui se veut un état des lieux juste et précis des questions mémorielles franco-algériennes[5], fonde le chantier mémoriel d’Emmanuel Macron, lors de son premier mandat. Il lui confère une portée historique. Le document se veut un premier pas dans la réconciliation des difficiles mémoires, parfois incoercibles. L’axe adopté par l’historien est celui de la reconnaissance, petit à petit, d’événements marquants de la guerre d’Algérie. Ainsi, à chaque reconnaissance, d’un assassinat, d’un massacre, d’une figure marquante, un apaisement mémoriel est possible pour certains. Le rapport souligne une volonté du président de guérir de cette rente mémorielle et de transmettre une mémoire apaisée aux futures générations, spécifiquement aux descendants, qui ont eu le droit à la parole dans l’écriture de ce rapport. Un groupe de jeunes descendants a été réuni pour travailler sur ce chantier politico-mémoriel.


Le groupe Regards de la jeune génération sur les mémoires franco-algériennes s’est constitué à l’été 2021 pour réfléchir à la meilleure manière de mettre en œuvre les préconisations du rapport conformément aux attentes des générations récentes. Aujourd’hui, le groupe constitué en association est ouvert à toute personne jeune souhaitant le rejoindre. Cependant, originellement, chaque membre avait un lien avec l’histoire algérienne : descendants d’appelés, de harkis, d’indépendantistes algériens, de juifs d’Algérie, de Pieds-noirs, de Pieds-rouges, etc. Ils se sont tout d’abord réuni régulièrement afin d’exposer leurs idées sur un possible apaisement des mémoires franco-algériennes. Puis, ils ont élaboré des messages qui ont ensuite été remis au président de la République. Ces messages sont réunis en différents thèmes.
Tout d’abord, l’enseignement. Le collectif souhaite renforcer l’apprentissage de la guerre d’Algérie et de la colonisation dans les programmes scolaires tout en formant les enseignants à ce sujet. Il s’agit également de mettre à la disposition des professeurs, les ressources nécessaires qui seraient répertoriées sur un site web accessible à tous. Le groupe demande aussi une politique culturelle forte pour enseigner cette histoire au grand public. Dans ce cadre, ils sont associés à la réflexion autour d’un Institut de la France et de l’Algérie, qui s’érigerait à Montpellier à horizon 2030. Ils veulent que la jeunesse y tienne une place centrale grâce à un Office des jeunesses franco-algériennes[6]. Lors de leurs rencontres publiques, les jeunes partagent le projet aux première et seconde générations, ainsi qu’aux personnes intéressées par l’initiative afin d’obtenir des points de vue différents et ainsi enrichir la recherche, la conception et la réalisation du projet.
Ensuite, les témoignages. Le groupe plaide pour la récolte et la centralisation des témoignages de la première génération, qui n’est pas éternelle. Le récit est important dans un contexte historique comme celui de la guerre d’Algérie car les contentieux mémoriels peuvent soulever des questionnements parfois historiquement infondés. Il est donc important que ceux qui ont vécu les évènements témoignent. De plus, étant donné que pendant près de trente ans, une forme d’oubli s’est abattue sur la question algérienne, il y a une parole qui est toujours manquante dans l’espace public. Une parole qui s’est ouverte, certes, avec la révolution mémorielle, mais qui s’est faite dans la précipitation, et donc qui n’a pas pu permettre la perception d’une parole enchevêtrée et ombragée. Le projet collaboratif Récits d’Algérie, également porté par les jeunes générations, porte aussi cette envie de collecter les mots des anciens et de transmettre.
Enfin, le groupe a travaillé autour de gestes et figures symboliques, comme celles de l’émir Abd-el-Kader ou Isabelle Eberhardt, une exploratrice et écrivaine suisse qui a longtemps vécu en Algérie, afin de les mettre en avant. Ils estiment que ce sont des figures qui peuvent faire consensus et qui peuvent apaiser. En ce qui concerne les gestes, ils veulent des discours politiques forts et rassembleurs de toutes les mémoires, tournés vers l’avenir.
Finalement, l’existence d’un tel groupe, devenu l’association Jeunesse et mémoires franco-algériennes, intrigue dans l’espace public français. Leurs objectifs sont clairs : apaisement des mémoires, recherche de la vérité historique, pas de hiérarchisation des mémoires, écoute, dialogue, pas de positionnement partisan.
Parler, écouter, transmettre semblent être les maîtres verbes pour évoquer cette histoire douloureuse. Ce sont les moyens trouvés par les jeunes générations pour évoquer cette période de l’histoire. Les descendants de la troisième génération témoignent d’enjeux identitaires importants auxquels il est important de répondre. Une autre initiative, portée par le politiste Paul-Max Morin, tente d’apporter une réponse.
Le podcast « Sauce algérienne » :
Le nom du podcast est rigolo, pourtant il prend tout son sens au fur et à mesure de l’écoute. Le docteur en sciences politiques Paul-Max Morin choisit de venir interroger la vision mémorielle de six jeunes Français, tous descendants de cette histoire. Déjà dans sa thèse sur Leur guerre d’Algérie : enjeux de mémoire dans la socialisation politique des jeunes Français, Morin conclut qu’il y a une politisation plus accrue pour les descendants de cette histoire algérienne, trace d’une transmission familiale singulière.

Devant son micro, ils se confient. D’abord, chacun seul, sur ses souvenirs, son rapport familial, son lien avec la France, puis tous ensemble. Ils portent chacun un enjeu identitaire différent. Pourtant, le dialogue est possible. Un dépassement des douleurs est voulu dans cette rencontre des mémoires. Car les jeunes générations ont conscience que leur lien avec cette histoire s’éloigne, bien qu’il reste présent en eux, et qu’il faut donc faire avec dans une société qui réinterroge fréquemment les questions d’immigration, d’identité, de racisme, questions déjà héritées du conflit algérien.
En août 2022, Emmanuel Macron est allé rendre visite à son homologue algérien, Abdelmadjid Tebboune, dans le cadre d’une visite « de travail et d’amitié ». Ces trois jours s’inscrivent entièrement dans le chantier mémoriel voulu par la présidence française. De cette visite est ressortie une Déclaration pour un Partenariat renouvelé entre Alger et Paris. Suite à ce voyage, Paul-Max Morin a publié une tribune dans Le Monde en septembre 2022 intitulée « Réduire la colonisation française en Algérie à une histoire d’amour parachève la droitisation d’Emmanuel Macron sur la question mémorielle ». Il revient alors sur une déclaration du chef de l’État qui parle d’une « histoire d’amour qui a sa part de tragique »[7].
Il écrit notamment que cette phrase « s’inscrit dans la continuité d’une idéologie coloniale qui n’a jamais cessé d’utiliser des euphémismes pour masquer les réalités sociales et politiques »[8]. Ses propos sont très mal reçus, notamment à gauche de l’échiquier politique. Il lui est reproché une banalisation de ce qu’a été la violence de la colonisation française en Algérie. Ainsi, l’histoire franco-algérienne ne pourrait être qualifiée « d’histoire d’amour » tant le passé est brutal et douloureux[9].
Il est important de rappeler ici que, lors de sa campagne présidentielle de 2017, alors candidat, Emmanuel Macron a qualifié la colonisation de « crime contre l’humanité » auprès du média algérien Echorouk News[10]. Une fois élu président, il ne réitère pas ces propos. Quelques heures après la mise en ligne de la tribune de Paul-Max Morin, celle-ci a été retirée du site et un message d’excuses envers les lecteurs et le président de la République est apparu. Selon l’Élysée, l’historien aurait mal interprété les propos d’Emmanuel Macron qui aurait évoqué l’histoire franco-algérienne sous le terme « d’histoire d’amour ». Par la suite, un collectif d’historiens a publié sur le site du Monde une tribune de soutien envers Paul-Max Morin, qui a vu son analyse scientifique décrédibilisée. Un tel évènement vient questionner la tension encore vive qui existe autour de la question mémorielle franco-algérienne.
La jeunesse est venue interroger à nouveau l’histoire, une histoire déjà beaucoup écrite, mais qui soulève encore de vives tensions mémorielles. Avec le recul propre à sa génération, sa volonté de dépasser les douleurs, les enjeux mémoriels, elle s’empare de son histoire personnelle pour tendre vers l’avenir, un avenir apaisé.
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Bibliographie :
« Emmanuel Macron évoque “l’histoire d’amour” entre l’Algérie et la France, des responsables de gauche l’accusent de banaliser la colonisation », dans France info, Paris, France Télévisions, 2022, [en ligne] https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/algerie/emmanuel-macron-evoque-l-histoire-d-amour-entre-l-algerie-et-la-france-des-responsables-de-gauche-l-accusent-de-banaliser-la-colonisation_5328793.html (dernière consultation le 01/12/2022)
« Emmanuel Macron parle de la relation algéro-française », dans Echorouk News TV, Alger, Echorouk News, 2017, 12 min 14 s, [en ligne] https://www.youtube.com/watch?v=fZZyN9tcjhs&t=67s (dernière consultation le 01/12/2022)
« Polémique autour d’un colloque sur la guerre d’Algérie », dans Le Monde, Paris, Société Éditrice du Monde, 1992, [en ligne] https://www.lemonde.fr/archives/article/1992/03/14/polemique-autour-d-un-colloque-sur-la-guerre-d-algerie_3877080_1819218.html (dernière consultation le 01/12/2022)
DAGUZAN Jean-François, « Les rapports franco-algériens 1962-1992. Réconciliation ou conciliation permanente ? », dans Politique étrangère, vol. 58, n°4, Paris, Institut français des relations internationales, 1993, pp. 855-1120, pp. 885-896, [en ligne] https://www.persee.fr/doc/polit_0032-342x_1993_num_58_4_5863 (dernière consultation le 17/12/2022)
DELAPORTE Lucie, « À Perpignan, l’extrême droite s’offre trois jours de célébration de l’Algérie française », dans Mediapart, Paris, Société Éditrice de Mediapart (SAS), 2022, [en ligne] https://www.mediapart.fr/journal/france/250622/perpignan-l-extreme-droite-s-offre-trois-jours-de-celebration-de-l-algerie-francaise (dernière consultation le 01/122022)
MORIN Paul-Max, « Réduire la colonisation française en Algérie à une histoire d’amour parachève la droitisation d’Emmanuel Macron sur la question mémorielle », dans Le Monde, Paris, Société Éditrice du Monde (SAS), 2022
[1] Enquête coordonnée dans le cadre de la thèse de Paul-Max Morin, réalisée par l’IFOP et financée par l’ONAC-VG.
[2] DELAPORTE Lucie, « À Perpignan, l’extrême droite s’offre trois jours de célébration de l’Algérie française », dans Mediapart, Paris, Société Éditrice de Mediapart (SAS), 2022, [en ligne] https://www.mediapart.fr/journal/france/250622/perpignan-l-extreme-droite-s-offre-trois-jours-de-celebration-de-l-algerie-francaise (dernière consultation le 01/122022)
[3] « Les relations entre la France et l’Algérie peuvent être bonnes ou mauvaises, en aucun cas elles ne peuvent être banales. », DAGUZAN Jean-François, « Les rapports franco-algériens 1962-1992. Réconciliation ou conciliation permanente ? », dans Politique étrangère, vol. 58, n°4, Paris, Institut français des relations internationales, 1993, pp. 855-1120, pp. 885-896, [en ligne] https://www.persee.fr/doc/polit_0032-342x_1993_num_58_4_5863 (dernière consultation le 17/12/2022)
[4] « Polémique autour d’un colloque sur la guerre d’Algérie », dans Le Monde, Paris, Société Éditrice du Monde, 1992, [en ligne] https://www.lemonde.fr/archives/article/1992/03/14/polemique-autour-d-un-colloque-sur-la-guerre-d-algerie_3877080_1819218.html (dernière consultation le 01/12/2022)
[5] Le rapport Stora a une réception complexe, certains jugeant que l’objectif d’état des lieux n’a pas été rempli.
[6] L’idée d’un Office des jeunesses franco-algériennes, sur le modèle de l’Office des jeunesses franco-allemandes, est une des préconisations du rapport Stora.
[7] « Emmanuel Macron évoque “l’histoire d’amour” entre l’Algérie et la France, des responsables de gauche l’accusent de banaliser la colonisation », dans France info, Paris, France Télévisions, 2022, [en ligne] https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/algerie/emmanuel-macron-evoque-l-histoire-d-amour-entre-l-algerie-et-la-france-des-responsables-de-gauche-l-accusent-de-banaliser-la-colonisation_5328793.html (dernière consultation le 01/122022)
[8] MORIN Paul-Max, « Réduire la colonisation française en Algérie à une histoire d’amour parachève la droitisation d’Emmanuel Macron sur la question mémorielle », dans Le Monde, Paris, Société Éditrice du Monde (SAS), 2022
[9] Ibid.
[10] Expression tenue par le candidat à la présidence la République Emmanuel Macron, dans un entretien à la chaîne algérienne Echorouk News, le 15 février 2017. « Emmanuel Macron parle de la relation algéro-française », dans Echorouk News TV, Alger, Echorouk News, 2017, 12 min 14 s, [en ligne] https://www.youtube.com/watch?v=fZZyN9tcjhs&t=67s (dernière consultation le 01/12/2022)
Très logique et indicatif.