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Une mentalité de « minorité assiégée »
Exorcisant sa peur, accentuée par la perte de tous les repères et un profond sentiment d’abandon, l’opinion publique vilipende une armée qui a failli. La hiérarchie militaire est brocardée sinon vouée aux gémonies, la confiance, quasi-totale, de la nation en son armée, anéantie. Céline, toujours aussi acrimonieux, fait écho au sentiment général : Elle coûtait cher l’armée française, 400 milliards pour se sauver, huit mois de belote, un mois de déroute[1].
Or, terriblement éprouvés, les officiers ne peuvent consentir à cette condamnation prompte et sommaire qui touche au cœur de leur conscience professionnelle et remet en cause leur identité. D’ailleurs, si les officiers partagent avec tous les autres membres de la nation une responsabilité dans le désastre de 1940, ce n’est ni leur paresse ni leur incompétence qu’il faut incriminer. Les observateurs allemands ne s’y étaient pas trompés : « Les caractéristiques des officiers sont leur sens du devoir et leurs bonnes connaissances scientifiques et pratiques »[2]. Il reste néanmoins que la défaite de mai-juin 1940 est avant tout une défaite militaire.
Dans le chaos de la catastrophe nationale chacun cherche des responsables à cette immense dérive et le vae victis général, l’opprobre quasi-unanime qui s’abat sur les officiers, engendre dans la communauté militaire un besoin naturel, mais souvent maladroit, de justification et, rapidement, de légitimité nouvelle. Si les civils ne retiennent de la bataille de mai-juin 1940 qu’une vision dantesque, alimentée par les images d’une débâcle généralisée, les officiers n’entendent pas endosser seuls la lourde responsabilité de la défaite.
Le général Weygand, sortant de la traditionnelle réserve militaire, donne le ton dans une note adressée au maréchal Pétain le 28 juin : un régime politique de compromissions maçonniques, capitalistes et internationales, nous a conduit où nous sommes. La vague de matérialisme qui a submergé la France, l’esprit de jouissance et de facilité sont les causes profondes de nos faiblesses et de nos abandons. Il faut revenir au culte et à la pratique d’un idéal résumé en ces quelques mots : Dieu, Patrie, Famille, Travail[3].
Ce propos de Weygand est symptomatique d’une vision largement répandue au sein de l’institution militaire. Traumatisé par le programme radical-socialiste du début du siècle, réclamant une armée de citoyens sur le modèle de la « levée en masse », et par L’Armée nouvelle de Jean Jaurès (1910), plaidant pour une armée temporaire et une « nation en armes » en cas d’agression, le corps des officiers a développé durant l’entre-deux guerres une mentalité de « minorité assiégée » (Robert O. Paxton). La parenthèse du Front populaire n’a rien arrangé et les militaires sont persuadés que ce gouvernement est responsable, entre autre, des difficultés militaires de la nation[4].
Sous le choc du désastre, les officiers sont prompts à trouver les responsables : le régime parlementaire, les instituteurs, la troupe, la cinquième colonne, les Anglais, la classe politique… Cette dernière accuse les militaires de n’avoir pas su conduire la guerre quand ceux-ci la rendent responsable de son impréparation. Il n’y a pas lieu ici de revenir sur la complexité des choix politiques, militaires et stratégiques qui constituent les causes lointaines de la défaite.
Cependant, il est indéniable que la préparation de la guerre, qui incombe au premier chef aux responsables militaires, ne saurait être séparée de l’orientation politique du gouvernement, elle-même soumise à la pression sociale. Aussi la responsabilité de la défaite est-elle partagée, il est vrai à des degrés divers, par tous les éléments de la société française. Une doctrine militaire ne s’élabore pas ex nihilo mais subit également les variations de situations complexes. Néanmoins, depuis cette date décisive qu’est l’affaire Dreyfus dans l’histoire militaire française et dans l’évolution des rapports armée-nation, l’institution militaire bénéficie d’une marge de manœuvre plus large dans l’élaboration de l’outil principal de défense.

Au-delà de la manifeste défense de son honneur, l’enjeu principal de l’Affaire avait été pour l’armée la préservation de son autonomie au sein de l’Etat. L’autonomie de l’institution militaire était alors contestée par une partie de la classe politique. Cette motivation corporatiste explique la cohésion du corps des officiers devant l’ingérence du pouvoir civil dans un domaine réservé. Depuis lors, une sorte de modus vivendi avait été respecté et, en contrepartie de sa neutralité politique, l’initiative de la stratégie et de la préparation de la guerre avait été largement dévolue à l’armée.
Durant l’entre-deux guerres deux hommes avaient eu une influence décisive dans les choix stratégiques et la mise au point de l’appareil militaire : Pétain et Weygand[5]. Au cours de ces années l’armée n’a de cesse de dénoncer les choix militaires des gouvernements et les réductions budgétaires dont elle est victime[6]. Or, contrairement à une idée reçue, c’est le Front populaire qui devait débloquer les crédits puisque la politique de fermeté face aux menaces de Léon Blum se traduisit par l’apport de quatorze milliards au bénéfice de l’armement et de la modernisation de l’outil militaire. Il est vrai toutefois que, pour être massif, cet investissement était cependant tardif.
Par ailleurs, les nationalisations, souvent critiquées, de certaines industries de guerre, visaient à réduire la dispersion des commandes et des livraisons néfastes à la production en série que nécessitait l’entreprise de réarmement. Par la suite, Daladier s’efforça d’obtenir l’adhésion des militaires en rajoutant 12 milliards supplémentaires et en s’efforçant de museler la presse antimilitariste.
En dépit de toutes ces mesures, les préventions des cadres militaires restent vives. Diverses raisons peuvent expliquer cette sourde hostilité. Tout d’abord, les cadres semblent partager les craintes et les préjugés d’une partie de la bourgeoisie dont bon nombre d’entre eux sont issus. Toutefois, si cette explication relative au recrutement permet d’approcher une réalité que l’on ne doit pas écarter, elle est aussitôt nuancée par la constatation que l’armée est loin d’être homogène dans sa composition sociale.
Par conséquent, c’est sa culture professionnelle spécifique qu’il convient d’interroger si l’on désire appréhender le comportement de l’officier à l’égard de la société qui l’entoure. En effet, c’est l’armée elle-même qui donne aux officiers qu’elle reçoit (et quelle que soit la diversité de leurs milieux d’origine) ce comportement et cette mentalité particulière qui vont bientôt les distinguer des autres membres de la collectivité nationale[7]. De même, la condition militaire, c’est-à-dire la vie même des cadres, offre des éléments d’analyse.
Le 16 mars 1935, afin de répondre aux problèmes posés par les classes creuses, le gouvernement décide de porter la durée du service national à deux ans. Si cette mesure permet d’améliorer sensiblement la question des effectifs, elle a pour conséquence immédiate d’accroître considérablement le travail des cadres, notamment des sous-officiers. Caractérisés par une conscience professionnelle aigüe et un sens du devoir qu’on ne peut suspecter, les cadres ne ménagent pas leurs efforts. Or, au moment même leur condition tend à se dégrader : leur solde diminue[8] et ils souffrent, selon eux, d’un manque de reconnaissance sociale, fondement de leur prestige.
Aussi, les revendications populaires et la politique sociale inaugurée par le Front populaire leur laissent le sentiment d’une douloureuse offense. Semaine de 40 heures, congés payés, assurances sociales, sont autant de mesures qui heurtent ces hommes se voyant dévoués corps et âme à la patrie et sacrifiant leur existence pour la défense d’un pays qu’ils jugent décadent. Leur condition matérielle ne laisse pas d’inquiéter les cadres, et en particulier les sous-officiers qui témoignent de leur surmenage, tandis que des rues parviennent les échos d’augmentations de salaires et de réduction du temps de travail[9]. Le prestige de l’uniforme s’estompant, l’honneur de servir ne parvient plus à compenser une situation précaire.

L’évolution de la société, et ce qui est ressenti comme un manque de considération, tendent à transformer la vocation militaire en simple métier au sein duquel les cadres finissent par se livrer à des spéculations comparatives entre leur solde et les salaires civils. Le général Colson, chef de l’EMA, vérifie avec amertume cet état de fait et, dans une note du 9 mai 1938, il informe le ministre que de telles constatations, et les comparaisons inévitables qu’elles entraînent avec des catégories sociales plus favorisées, ne peuvent qu’entretenir, dans l’esprit des militaires de carrière, l’impression que les pouvoirs publics ne s’occupent pas de leur sort, en même temps que l’idée d’un véritable déclassement social[10]. De plus, pour les officiers, l’armée est bien plus qu’un simple outil de défense : elle est le ciment de la société en étant un pilier de l’Etat et un modèle social.
Or, durant ces années d’avant-guerre le conservatisme social des militaires est mis à mal et officiers et sous-officiers se plaignent de façon récurrente du manque de sens civique et patriotique des conscrits. Ils stigmatisent le refus de l’effort, et par là du sacrifice, dont semble faire preuve la jeunesse française. De la sorte se sont développés les thèmes de l’ « esprit de jouissance » et de la déchéance préalable du pays qui devaient, fatalement, conduire au désastre. Ainsi, l’accroissement des servitudes propres au métier des armes a exagérément renforcé le particularisme de ses représentants et en juin 1940, façonnés par ces conceptions, les officiers analysent la défaite comme le résultat inéluctable de cette terrible dérive. Enfin, la sensibilité politique des cadres, malmenée par l’avènement du Front populaire, a fait naître la peur d’une véritable révolution sociale[11] et l’on constate au cours de cette période une politisation de l’armée.
Militaires et politique
L’état d’esprit créé par les conditions matérielles et morales décrites plus haut, a pu rendre les cadres plus réceptifs aux arguments de certains propagandistes et, tout au moins, a rendu les casernes moins étanches quant aux affrontements idéologiques traversant la société civile. De ce fait, à la veille de la guerre, la traditionnelle neutralité politique, pilier de l’éthique militaire, est quelque peu bousculée. Comment, en dépit de son devoir de réserve, de son particularisme prononcé et parfois d’une réelle volonté d’isolement, le militaire pourrait-il échapper totalement au flot des idées ? Celles-ci peuvent-elles réellement s’effacer aux portes des casernes ? L’image rassurante, voire séduisante, du soldat campant aux portes de la Cité pour la protéger et restant sourd au tumulte intra muros, ne saurait refléter la réalité.
Ainsi, au cours de la période considérée, les cadres n’ont de cesse de dénoncer l’incivisme grandissant et la déliquescence de la société. L’agitation populaire quasi permanente, qui à ses yeux affaiblit la nécessaire cohésion nationale, émeut le corps militaire qui ne peut dès lors demeurer pleinement indifférent. Le 14 juin 1936, dans La France militaire, et vraisemblablement à la demande du ministre de la Guerre, paraît un article surprenant et révélateur dont voici un extrait : Muette, les dents serrées, l’esprit et le cœur tendus vers le terrible rôle qu’elle peut devoir jouer demain, elle doit avoir les yeux tournés vers l’extérieur, non vers l’intérieur ; elle doit s’obliger à ne rien entendre des troubles néfastes qui agitent le pays. Gardienne et image de l’union sous les plis du drapeau tricolore, elle doit rester en-dehors de toutes les querelles. Dans l’orage, elle continue à travailler[12].

Ces lignes sont révélatrices d’une réelle inquiétude quant à la position de neutralité des cadres militaires et Daladier, à défaut de pouvoir la séduire, manifeste une évidente volonté de maintenir l’armée dans sa traditionnelle réserve et dans son « apolitisme » revendiqué. Cela montre assez que le climat d’extrême politisation qui agite la France depuis 1934 n’épargne pas la Grande Muette. Par ailleurs, l’armée est la proie d’une propagande politique active qui est, plus particulièrement, le fait des communistes.
Cette propagande se développe dans les casernes, dans les trains de permissionnaires, dans les usines travaillant pour la Défense nationale. Le Conscrit ou La Caserne, organes de la presse communiste destinés aux soldats, déploient dans leurs colonnes la bannière de l’antimilitarisme ainsi que les thèmes de la lutte anti-impérialiste. Le Parti poursuit vis-à-vis de l’armée une véritable stratégie ainsi définie dans L’Internationale : Les partis communistes se doivent en menant la propagande anti-impérialiste d’entreprendre un travail quotidien, patient dans les usines de guerre, à l’Armée, dans la Marine[13]. Le spectre d’une menace révolutionnaire, voire d’un putsch au sein même de l’armée, déstabilise les cadres qui perçoivent ces menées communistes comme une menace permanente et renforce chez eux un anticommunisme déjà très présent.
La politisation de l’armée se heurte cependant à de sérieux obstacles et le cœur de l’institution militaire, c’est-à-dire le corps des officiers, voit plutôt en celle-ci une hérésie ou une gangrène. En effet, le rapport à la politique du militaire des années 1930 est assez distancié et quelque peu faussé. D’une part l’apolitisme est de règle dans la communauté militaire et, d’autre part, le soldat de la République, privé du droit de vote et ne pouvant faire état de ses opinions du fait de la réserve attendue de lui, se perçoit comme un citoyen diminué et à l’écart de la société civile. En outre, les débats et les luttes politiques sont vécus au sein de l’armée comme autant d’agents dissolvants de l’unité nationale et les mœurs politiques lui apparaissent aussi étranges que détestables[14].
L’apolitisme, stricte orthodoxie, est alors déployé comme un drapeau dans les seuls plis duquel la nation trouve l’assurance de son unité et de sa pérennité. Enfin, bien souvent, les officiers méconnaissent ou comprennent mal l’essor et le dynamisme des idéologies nées de la modernité. Habitués à commander essentiellement à des ruraux, dont l’obéissance est généralement acquise, et façonnés par les valeurs traditionnelles, ils sont mal préparés et mal armés pour affronter une société moderne dans laquelle le débat politique ne daigne plus épargner les enceintes militaires. Ainsi, la politisation de l’institution militaire ne vient pas de son cœur mais se réalise par sa périphérie.
C’est par le contact avec de jeunes conscrits politisés et surtout par le biais des officiers de réserve et des associations d’anciens combattants, véritables passerelles entre sociétés civile et militaire, que la politisation pénètre l’armée. De nombreux officiers de réserve ou en retraite militent activement dans des groupes politiques ou au sein de ces associations d’anciens combattants, nationalistes et antiparlementaires, dont les années trente voient la prolifération. La présence d’officiers en uniforme dans des cortèges politiques n’est d’ailleurs pas sans émouvoir la hiérarchie. Certains, mus par la peur d’une révolution sociale, n’hésitent pas à verser dans l’illégalité, au mépris de la traditionnelle obligation de neutralité et en sortant de leurs attributions.
Ainsi, le commandant Loustaunau-Lacau, qui appartient à l’état-major particulier de Pétain, fonde, en octobre 1936, le réseau « Corvignolles » destiné à neutraliser les cellules communistes se développant au sein de l’armée. D’autres rejoignent la Cagoule. Toutefois, ces choix individuels, pour être révélateurs d’une certaine sensibilité répandue dans l’armée, demeurent minoritaires et l’essentiel n’est pas là. A la veille de la guerre, la politisation de l’armée est essentiellement le fait d’une minorité active. Néanmoins, du fait des menaces extérieures, l’armée est au cœur du débat politique et la conjonction du pacifisme, de l’antimilitarisme et d’un parlementarisme essoufflé conduit certains officiers à adopter des positions tranchées.

En réalité, la majorité des cadres de l’armée française, se réfugiant dans l’orthodoxie, observe, publiquement, une stricte neutralité. L’antimilitarisme, les luttes politiques et le pacifisme ambiant provoquent plutôt chez les cadres un repli plus étroit sur leur mode de vie, leur idéal, en un mot leur spécificité. En définitive, bien plus qu’aux affinités politiques, c’est à la notion de durée et à leurs traditions que les militaires sont sensibles. Parce qu’ils sont privés d’un rôle politique de premier plan par la Troisième République, les officiers, dans leur grande majorité, se tiennent à l’écart. Cette attitude est d’ailleurs bien souvent source de frustration pour des officiers désireux de peser sur la définition de la politique nationale.
Ainsi, l’isolement des officiers est tout à la fois subi et voulu. Cette position ambigüe provoque un double sentiment : l’aigreur d’être discriminé politiquement et socialement ; la fierté de celui qui se tient à l’écart, loin des mesquineries politiques. Cette fierté renforce l’idée d’appartenir à une « caste » particulière, dépositaire des valeurs essentielles. Si l’hostilité supposée de la nation peut être douloureusement ressentie par ces hommes appelés à se sacrifier pour elle, elle alimente cependant la conviction de former une élite incomprise. Cet état d’esprit creuse le fossé entre l’armée et la société civile.
Au-delà des contingences et des remous politiques, la continuité de l’Etat, seul garant de la nation, apparaît aux officiers comme étant la priorité absolue. L’armée se perçoit avant tout comme un pilier de l’Etat et la gardienne de cette nation à laquelle elle s’identifie et pour laquelle elle est appelée à combattre. La mission de défense constitue précisément son originalité première et engendre, de fait, un certain particularisme qui peut parfois sembler contraire à l’esprit républicain. Cependant, la fidélité de l’armée ne se fixera sur aucune des formes changeantes du pouvoir, elle s’attachera à l’essence même du pouvoir[15]. Aussi, l’armée a le sentiment que les divisions idéologiques de la société française ont détourné le citoyen de son devoir premier et le choc de 1940 va lui donner la certitude qu’après avoir méprisé les règles élémentaires du civisme et du patriotisme, le citoyen, devenu soldat, ne s’est pas battu.
Une troupe défaillante
Dès le 18 mai, dans son rapport au ministre, le général Gamelin écrit : Le soldat français, le citoyen d’hier, ne croyait pas à la guerre (…). Porté à critiquer sans cesse tous ceux qui détiennent une parcelle d’autorité, incité, sous prétexte de civilisation, à jouir d’une vie quotidienne facile, le mobilisé d’aujourd’hui n’avait pas reçu, durant l’entre-deux guerres, l’éducation morale et patriotique qui l’aurait préparé au drame dans lequel allaient se jouer les destinées du pays[16]. L’accusation est lourde et quelque peu injuste. Gamelin partage visiblement les conceptions du Maréchal quant aux effets néfastes de l’ « esprit de jouissance » et des mensonges qui ont fait tant de mal. En mai-juin 1940 ces conceptions sont largement répandues dans le corps des officiers. Le pays, plongé dans la décadence, ne pouvait qu’offrir des soldats indisciplinés et peu combatifs.
Pourtant les synthèses du contrôle postal aux armées montrent à voir une toute autre réalité. Ainsi la synthèse du 16 au 19 mai présente, par exemple, cet extrait de lettre d’un colonel de la Ve Armée : Chez nos hommes, réveil des sentiments qui pendant de long mois de stagnation avaient eu tendance à s’endormir…[17]. Pour sa part, un lieutenant de la IIIe Armée note : Moral magnifique ; soldats de haute valeur. Ceux de mon peloton sont magnifiques[18]. Enfin, un soldat de cette même armée n’hésite pas à écrire : Nous sommes bien contents d’être là et je voudrais que tu vois cette union entre les hommes et les officiers. Nous sommes tous les uns pour les autres aux heures graves[19].
Suite à la « drôle de guerre » qui a pu ronger les esprits et affaiblir les volontés, les soldats français, passée la surprise initiale, montrent une véritable opiniâtreté et une grande résolution combative. Le combattant, au sortir d’une trop longue léthargie, est convaincu de son bon droit et confiant dans l’issue finale Il est vrai que cet état d’esprit, face au cataclysme déclenché par l’armée allemande, ne devait pas durer. Le soldat, tout comme de nombreux officiers, n’a pas toujours perçu la nature du danger qu’il devait affronter et s’était persuadé qu’il partait pour une nouvelle campagne « antiboche ».
La fréquente comparaison entre le Poilu et le soldat de 1940, en général au désavantage du second, ne semble toutefois pas toujours justifiée. Si le combattant de l’an 40, dans sa ferveur patriotique, n’est peut être pas tout à fait comparable à son aîné de 14-18, si, par ailleurs, il ne possède pas le ressort moral de la Revanche, cela ne l’empêche pas d’être décidé à faire son devoir ni de se révéler être un valeureux soldat. Ainsi, dans cette constante référence aux épisodes glorieux de la Grande Guerre, un officier de la IIIe Armée témoigne : Les hommes sont admirables de sang-froid, d’énergie et de courage, ils sont dignes de leurs aînés, ceux de Verdun, de l’Yser, de la Marne[20]. Bel éloge pour des soldats sans valeurs ni patriotisme et gangrénés par le défaitisme et l’ « esprit de jouissance »…

Le désarroi et la résignation ne peuvent cependant pas être évités dès lors que tout effort se révèle impuissant à changer le cours des évènements. Le sentiment d’avoir été trahie est alors largement répandu dans la troupe, convaincue de s’être honorablement défendue. Au printemps 1940 le soldat français s’est bel et bien battu, mais la majorité des cadres, refusant de voir les carences stratégiques et tactiques de l’armée française, préfère gloser sur le manque de moral de la troupe, les illusions dont se sont bercés les Français depuis 1918, et surtout 1936, la supériorité indéniable de l’ennemi ou encore la « trahison » britannique.
La « trahison » britannique
Le 18 juin, dans son Appel, le général de Gaulle dresse le constat de l’échec militaire français qu’il attribue essentiellement à la force mécanique, terrestre et aérienne de l’ennemi, c’est-à-dire les chars, les avions, la tactique des Allemands qui ont surpris nos chefs au point de les amener là où ils en sont aujourd’hui. De fait, l’armée française est littéralement foudroyée, pulvérisée. Ce constat est également celui de Winston Churchill. Or, les chefs militaires français estiment que les Britanniques ont trahi. Deux reproches essentiels sont adressés à ces derniers : leur manque d’engagement et de soutien, en particulier dans le domaine aérien, et l’opération Dynamo, c’est-à-dire l’évacuation du Corps expéditionnaire britannique de Dunkerque (27 mai-3 juin), ordonnée sans concertation avec les Français et qui a rendu impossible le plan de contre-attaque devant permettre de réaliser la jonction des troupes britanniques et françaises.
Au Conseil suprême interallié du 11 juin, Churchill a expliqué sa vision et son choix stratégique : il aurait été suicidaire d’accroître la participation aérienne de la Grande-Bretagne et de risquer ainsi la perte d’un instrument de combat permettant de s’opposer efficacement à une inéluctable agression allemande. En outre, selon Churchill, cette contribution se serait avérée insuffisante à changer le cours de la bataille de France tandis qu’une résistance anglaise était susceptible, à terme, d’entraîner les Etats-Unis dans la guerre. Le dogme de la solidité de l’armée française s’effondrant sous ses yeux, ce n’est pas un sentiment aigu d’insularité qui force le Premier britannique à préserver son outil militaire mais bien une vision stratégique à long terme et dépassant la seule campagne de France.
Les chefs militaires français, dans leur majorité, repoussent l’analyse britannique. La bataille de France est perdue et, par conséquent, la guerre l’est également. A leurs yeux, troublés par l’intensité du choc vécu, comment l’Angleterre pourrait-elle espérer résister alors que six petites semaines ont suffi au Reich pour vaincre l’ « armée la plus puissante du monde » ? La défaite britannique est programmée. De fait, les officiers français délivrent aisément à la Wehrmacht un diplôme d’invincibilité, non dénué de quelque admiration. La tragédie est telle que la capacité d’analyse s’en trouve amoindrie et la pensée, atrophiée, ne peut dépasser les limites du drame hexagonal. Peut-être parce que la familiarité avec la mort, telle que la guerre l’établit, la continuité du risque ne conduisent pas aux hautes méditations et aux vastes desseins, mais à l’acceptation de la fatalité[21].

Les enjeux de l’armistice
Est-ce le fait du hasard si le premier point d’accusation lors du procès du maréchal Pétain fut de lui reprocher la signature de l’armistice[22], acte fondateur du régime de Vichy et porteur de la politique de collaboration ? L’armistice est, dès l’origine, un enjeu politique et, si sa petite histoire se décline à des degrés divers, là réside l’essentiel. L’armée, pour sa part, constitue un enjeu majeur dans les négociations franco-allemandes et surtout dans la vision du duo Pétain-Weygand.
Les motivations du duo Pétain-Weygand
Le général Weygand semble être le premier à avoir prononcé le terme d’armistice lors du Conseil des ministres le 13 juin au château de Cangey. Le 13 au soir, le maréchal Pétain, vice-président du Conseil, donne lecture d’une note visant à soutenir la proposition du généralissime. Pétain et Weygand perçoivent l’armistice comme répondant à trois priorités. Tout d’abord, il faut cesser des combats devenus inutiles et admettre la défaite tout en préservant l’honneur de l’armée. Par ailleurs, il convient de mettre un terme aux souffrances de la population dont l’exode de 8 à 10 millions de personnes offre un effroyable spectacle. Enfin, il faut s’attacher au relèvement moral et matériel du pays. Il y a donc dans le choix de l’armistice, indissociables, trois types de motivations : militaires, humaines et politiques.

La situation créée par la débâcle militaire ne semble guère offrir d’autres possibilités que l’arrêt des hostilités. La grande majorité des Français s’en persuade et un soldat de la VIe Armée, témoignant d’un sentiment largement partagé, écrit : Il faut espérer que le gouvernement saura comprendre qu’il faut arrêter les frais, c’est la meilleure solution puisque nous ne sommes pas les plus forts[23]. L’idée d’un « réduit breton », soutenue par de Gaulle et Paul Reynaud, n’offre aucune garantie de succès et la poursuite de la guerre en Afrique du Nord se révèle très hypothétique voire illusoire.
Pour Pétain, comme pour Weygand, qui réfute tout à la fois l’idée d’une capitulation qui stigmatiserait l’armée, et celle d’une poursuite de la guerre depuis l’Empire, lui préférant un repli national, l’armistice est indispensable. Et ce d’autant plus que la signature d’un armistice, « dans l’honneur », est sous-tendue par des considérations de politique intérieure : il faut expier les fautes du passé ayant conduit au désastre, retrouver les « vraies » valeurs et mettre fin à la crise d’identité nationale.
A partir de la mi-juin la question de l’armistice fait s’affronter deux clans irréductiblement opposés, en une dernière illustration des antagonismes entre « bellicistes » et « pacifistes ». Des discussions houleuses voient se heurter partisans de la capitulation et tenants de l’armistice. L’armistice, acte politique, engagerait la responsabilité du gouvernement, tandis que la capitulation, acte militaire, sanctionnerait l’incapacité du haut commandement.
Aussi est-ce par un armistice que le général Weygand entend conduire les dirigeants politiques au terme de la culpabilité qu’il leur attribue. Lors du Conseil interallié du 11 juin, Reynaud se voit dans l’obligation de rappeler au généralissime que la décision de poursuivre ou non la guerre est d’ordre politique et relève par conséquent des attributions du gouvernement. Cependant le président du Conseil, finalement, ne sait pas imposer le principe républicain selon lequel le pouvoir civil demeure supérieur au pouvoir militaire. L’armistice constitue ainsi une rupture avec la tradition républicaine puisque l’armée, par l’intermédiaire de ses deux grands chefs, dicte ses conditions au pouvoir civil. La défaite est donc l’occasion d’une intervention directe du haut commandement sur la politique.
La volonté de signer un armistice et non une capitulation procède également d’une conception spécifique du conflit et de la situation militaire. Le choix de l’armistice est dicté par une vision stratégique essentiellement hexagonale où la déroute française est assimilée à la fin de la guerre. Cette vision est déterminée par une pensée militaire obsolète, par le trauma de la défaite et par une volonté de repli national illustrée par la très maurrassienne formule de la seule France[24].
Peu nombreux, il est vrai, sont ceux qui en ces heures tragiques développent une analyse mondiale du conflit. Certains cependant, partisans de la capitulation, prônent l’exil du gouvernement, à l’exemple des gouvernements belge et polonais, et la poursuite du combat sous d’autres cieux. Or, pour le Maréchal, il faut, très précisément, éviter à la France une « polonisation », c’est-à-dire l’occupation de tout le territoire national et la soumission totale d’une population livrée à l’ennemi. En outre, seule la préservation d’une partie du territoire pourra permettre la nécessaire régénération intellectuelle et morale du pays.
On le voit, les justifications militaire, humaine et politique de l’armistice sont étroitement liées. Pétain désire mettre fin au chaos et se soucie du maintien de l’ordre[25]. Par un discours dont la phraséologie est chrétienne et la démonstration quasi-mystique, il souligne en réalité que c’est par ses souffrances (méritées) que la patrie connaîtra un renouveau indispensable. Le don de sa personne accroît encore l’aspect miraculeux de son action auprès de la population. La défaite, acceptée comme le châtiment suprême pouvant permettre la Rédemption, est instrumentalisée à des fins politiques. L’armistice permet de faire endosser la responsabilité du désastre aux hommes politiques et de diaboliser une Troisième République qui fait déjà figure d’horrible « ancien régime ». Ainsi, issue de la tragédie militaire française, la divine surprise[26] revêt immédiatement des allures de revanche.
Le 22 juin 1940, pour les officiers, la raison indique d’accepter l’armistice et, ce faisant, de préserver ce qui peut l’être d’une France éternelle, si terriblement meurtrie, et de son armée. Le devoir immédiat est de construire, sur des ruines encore fumantes mais peut être salvatrices, le futur de la nation. Après, peut-être… Le même jour, le général Doumenc, comme pour témoigner, écrit : Il y avait, dans ces derniers moments, une discordance certaine entre le désir de revanche qui nous animait, et le souci qui se faisait jour, de l’état de la France après l’armistice[27].
Ainsi, les cadres ressentent déjà douloureusement la coexistence de deux réalités : d’une part la nécessité de remplir les tâches les plus urgentes, d’autre part la volonté – le besoin – de refuser la défaite. Aussi, l’armistice est porteur d’enjeux et le repli national, quitte à régler des comptes, peut être le moyen d’accoucher d’une France rénovée. Dans cette perspective l’armée se voit confier un rôle prépondérant.
Préserver l’outil militaire
Ébranlés par la défaite, les officiers redoutent avant tout la disparition de leur institution. Cette peur, entre autres choses, les conduit à accepter l’armistice. Pour les officiers, une institution militaire professionnelle était plus qu’un outil de défense : elle constituait le ciment même de la société[28]. En effet, aux yeux des officiers, la mission de l’armée ne se résume pas uniquement au combat, elle doit être un pilier de l’Etat. De même, l’armée est porteuse d’un modèle social reposant sur les valeurs d’ordre, de discipline et d’autorité.
Psychologiquement, au-delà de leur mission première de défense, les officiers se perçoivent comme une « caste » garante de valeurs et de traditions. La mission première ayant dramatiquement échouée, il convient de préserver l’institution afin de sauver la seconde. Sur tous ces points, l’ordre du jour du général Weygand, en date du 25 juin, ne peut que les rassurer. En effet, outre le fait que l’honneur est sauf, le généralissime déclare : Où que vous soyez, votre mission n’est pas terminée. Emanation la plus pure de la patrie, vous demeurez son armature. Son relèvement moral et matériel sera votre œuvre de demain[29]. Ainsi, l’armée se voit offrir une place et une légitimité nouvelles dans le projet de redressement moral auquel Weygand et Pétain souhaitent astreindre les Français. L’institution militaire, dont les principes doivent inspirer la société civile, accède avec ce rôle de tuteur de la patrie à un statut particulier.

La préservation d’un outil militaire garant de l’ordre et pilier du régime est bien un enjeu implicite de l’armistice dans un dessein de politique intérieure. Aussi bien, les hommes de l’Ordre moral ont été tout naturellement conduits, aux lendemains de la défaite, à chercher dans l’armée le creuset où viendrait se forger une France restaurée et rénovée[30]. Ces lignes écrites par Raoul Girardet à propos de la défaite de 1870 éclairent judicieusement l’analogie de la démarche entreprise par le Maréchal à l’été 1940.
Dès le 26 mai, Pétain avait fait part de ses sentiments à Paul Reynaud tout en le mettant en garde : L’armée est le rempart matériel et moral du pays (…), il est essentiel que l’affection et l’admiration de notre peuple pour son Armée soient intégralement sauvegardées. Pas de politique plus ou moins habile tendant à un rejet de responsabilités sur les chefs de l’Armée et dont l’Armée ferait finalement les frais[31].
L’armée ne pouvait donc capituler puisqu’elle seule conserve encore et malgré tout, dans cette France exsangue et démantelée, la force et la cohérence nécessaires susceptibles d’être mises au service du nouveau régime et de la nation. Elle seule possède ces valeurs édifiantes auxquelles les Français, pour se régénérer, sont invités à se conformer[32]. Il s’agit donc, dans un premier temps, d’exonérer l’armée de toute responsabilité dans la défaite. Absoudre l’armée permet également d’éviter une brutale remise en cause des habitudes militaires françaises. Les représentants d’un système politique issu de la Victoire, et qui n’ont su en gérer l’héritage, deviennent comptables des malheurs du pays.
Au même moment, l’armée, devenue armée de l’armistice, est l’objet de toutes les attentions et bénéficie d’une mise à l’honneur surprenante. Ses chefs sont honorés et décorés, tandis qu’à Vichy comme à Clermont-Ferrand, se succèdent les parades militaires. L’armée offre de la sorte l’image de sa pérennité et tente d’acquérir cette nouvelle légitimité que le régime naissant entend lui offrir[33]. L’armée semble s’installer dans cette défaite transformée en instrument politique et étale des vertus que certains lui reprochent d’avoir oubliées en mai-juin 1940. Pour le régime de Vichy, pouvoir s’appuyer sur l’armée suppose de redonner à ses chefs le prestige dont la débâcle les a dépouillé.
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Il est aisé de percevoir les avantages que peuvent tirer les officiers généraux de cette situation et de l’opportunité qui leur est offerte. Cependant, qu’en est-il, dans cette communauté hiérarchisée à l’extrême, de l’ensemble du corps militaire ? Celui-ci peut-il accepter, comme unique source de légitimité, de devenir l’instrument d’un régime né de la défaite ? Le rôle social qui lui est proposé, la place de choix qui lui est accordée peuvent-ils compenser le traumatisme de la défaite, la disparition de la mission de combat et, pour certains, un désir de revanche entretenu par un profond sentiment d’humiliation ?
Les « concessions » d’Hitler, savamment réfléchies, quant aux clauses de l’armistice, sont perçues par les Français comme une chance inespérée. Elles permettent en effet de sauvegarder l’institution militaire à travers une « armée de transition ». Certes, cette armée est réduite à 100 000 hommes et a pour mission principale le maintien de l’ordre. Toutefois, l’armée perdure et, puisque l’institution est préservée, l’officier n’est pas libre de ses choix et le principe d’obéissance au pouvoir légal s’impose. L’armée est avant tout légaliste et il va sans dire que l’obéissance est facilitée par la figure tutélaire du Maréchal.
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[1] Louis-Ferdinand Céline, Les Beaux draps.
[2] Pierre Carles, « L’Officier français de 1920 à nos jours » in Collectif, Histoire de l’Officier français. Des origines à nos jours, Bordessoules, 1987, 429 p., p. 382
[3] Cité par Marc Ferro, Pétain, Fayard, 1987, 789 p., p. 125
[4] Or, pendant le Front populaire, ce n’est pas la politique sociale qui a tari l’effort militaire, mais bien l’inverse : la « pause » s’explique pour une bonne part par le très gros effort financier consenti pour l’armée. J-P Azéma, La France des années noires, vol. 1, p. 106. Voir également, Robert Frank, « Le Front populaire a-t-il perdu la guerre ? », in L’Histoire, juillet-août 1983.
[5] Ces responsabilités ne manqueront pas d’être rappelées et mises en lumière par les accusés du procès de Riom.
[6] Par exemple, Maxime Weygand, La France est-elle défendue ?, Flammarion, 1937.
[7] Raoul Girardet, La Société militaire dans la France contemporaine. 1815-1939, Plon, 1953, 328 p., p. 320
[8] Diminution des soldes décidée par le gouvernement Laval en juillet 1935.
[9] Henry Dutailly, Les Problèmes de l’armée de terre française. 1935-1939, SHAT, Paris, 1980, 449 p. et SHD (Vincennes) 7N 4033 à 7N 4040.
[10] SHD (Vincennes) 7N 2323 / 6.
[11] Au cours des heures tragiques de juin 1940, Weygand redoute que la débâcle et l’exode soient propices à l’émergence d’un « Soviet parisien ».
[12] Cité par Henry Dutailly, op. cit, p. 275
[13] SHD (Vincennes) 5N 601 / 4 (Annexe IV de L’Internationale communiste du 2 février 1935).
[14] Les officiers entretenant des liens avec les hommes politiques, le plus souvent des parlementaires, sont rangés dans la catégorie peu appréciée des « politicards ».
[15] Raoul Girardet, op. cit, p. 119
[16] SHD (Vincennes) 5N 580 / 1.
[17] SHD (Vincennes) 27N 70 / 1
[18] Ibid.
[19] Ibid.
[20] Ibid.
[21] Léon Werth, Déposition. Journal, 1940-1944, Viviane Hamy, 1992, 733 p., p. 57
[22] Ce premier point de l’accusation ne sera finalement pas retenu.
[23] SHD (Vincennes) 27N 70 / 2 (Synthèse des rapports du contrôle postal du 12 juin 1940).
[24] L’idée de la « France seule » devait être théorisée par le maurrassien Thierry Maulnier.
[25] Le souci du maintien de l’ordre est également une obsession chez Weygand et Huntziger qui redoutent que le désordre engendré par la défaite soit propice à une insurrection.
[26] L’expression est de Charles Maurras qui souligne ainsi l’arrivée de Pétain au pouvoir.
[27] Cité par François Delpla, Les Papiers secrets du général Doumenc, O . Orban, 1992, 526 p., p. 443
[28] Robert O. Paxton, op. cit., p. 37
[29] Cité par Jacques Nobécourt, op. cit., p. 291
[30] Raoul Girardet, op. cit., p. 166
[31] SHD (Vincennes) 5N 601 / 3
[32] Ces valeurs qui, érigées en système dans le monde militaire, constituent une véritable éthique doivent néanmoins pour les officiers être partagées par l’ensemble de la société.
[33] Dans le premier cabinet Pétain cinq militaires sont déjà présents : Weygand (Défense nationale), Colson (Guerre), Darlan (Marine), Pujo (Air), Doumenc (Reconstruction nationale) La proportion s’accentue après le remaniement ministériel du 6 septembre 1940 : Huntziger (Guerre), Darlan (Marine), Bergeret (Air), Platon (Colonies), Fernet (secrétariat général de la présidence du Conseil) puis Weygand (Délégué général en Afrique du Nord).
Petite contribution sur l’état d’esprit d’officiers de l’Armement fin juin 1940.
Mon père a tenu des carnets : en juin 40, il est au laboratoire d’armement replié à Caussade, dans une usine de chapeaux de paille. Son meilleur ami qui lui a fait intégrer ce service, polytechnicien comme lui, est Robert CAIN, cousin de Julien. Voici ce qui est rapporté dans ce journal :
” Jeudi 20 à dimanche 23 juin 1940.
La veille, à la fin de l’après-midi, M. Damla(mian) apprenait à Cain que le général De Gaulle, l’homme de la guerre motorisée, avait lancé de Londres un appel à tous les officiers ou ingénieurs militaires français qui voudraient passer en Angleterre pour continuer la lutte. Cain en était très ému et décidait de faire ce qu’il pourrait pour partir. Le soir nous écoutons la radio française : on annonce que le général De Gaulle ne fait plus partie du gouvernement, et vient d’être rappelé immédiatement en France, et que ses déclarations doivent être considérées comme non avenues. Cain est écœuré de cette lâcheté. À 10h nous allons à l’usine écouter sur ondes courtes la radio anglaise. On annonce que la publication de l’adresse que devait donner le général De Gaulle est reportée à une émission ultérieure. On annonce en outre que tous les Français qui viendront se battre en Angleterre sont assurés d’un bon accueil et d’être bien utilisés. Cain décide de faire son possible pour partir.
Après la réunion des officiers, à 7h du soir, il en avait d’ailleurs parlé au colonel Nicolau, qui lui avait répondu que c’était pour cela qu’on l’avait fait venir lui-même à Bordeaux, qu’il avait refusé, estimant que sa place était au laboratoire mais qu’il ne s’opposait pas du tout à ce que Cain parte. (Il pense que ses relations personnelles en Allemagne pourront en outre servir à lui et au laboratoire après la paix) .
Le jeudi matin, je dis à Cain qu’il serait très préférable que je l’accompagne à Bordeaux pour le cas où la connaissance de l’anglais serait utile. Le colonel Nicolau nous fait deux ordres de mission, celui de Cain de durée illimitée, et met à notre disposition une voiture.
Jusque-là, par conviction personnelle et sur la demande de madame Cain, j’avais plutôt poussé Cain à rester qu’à aller combattre dans l’armée anglaise. J’ai changé d’avis parce qu’il semble, après l’appel de De Gaulle, que l’appui français sera organisé, que les ingénieurs trouveront sans doute un emploi d’ingénieur, et enfin et surtout parce qu’étant donnée sa race il a à redouter un traitement « de faveur » tant de la part des Allemands que de certains Français.
…
Nous déjeunons sommairement et nous partons avec le chauffeur Bodeau vers midi.
…
Nous arrivons à Bordeaux vers 5:30 par le Bouscaut. La ville est grouillante d’automobiles et de piétons. Il paraît qu’elle compte plus d’un million d’habitants. En outre elle a subi un premier léger bombardement aérien, elle s’attend à un second, et tout le monde ne parle que de cela. Nous allons à la Direction de l’Armement, rue du commandant Arnoux, complètement embouteillée. Je descends seul et je demande à voir l’ingénieur général Martignon (un médiocre et un vaniteux, dit-on). Il me reçoit dans une salle de classe : dans les couloirs beaucoup d’animation, d’allées et venues, rien ne respire le calme. Je lui demande des instructions pour le matériel et le personnel du LCFA. Pour le matériel, le laisser sur place, sauf dans le cas de machines légères et particulièrement précieuses, qu’on pourra expédier à Casablanca par Bayonne, transit pour que les Allemands ne les prennent pas. Pour le personnel, une décision du ministre de la guerre du matin même prescrit à tous les officiers détachés à l’armement de rejoindre immédiatement le dépôt le plus proche. Quant aux autres, ils doivent rester sur place et se laisser « submerger » par les Allemands. Je lui demande si l’on ne peut pas chercher à éviter d’être fait prisonnier. Il me répond que je ne connais pas cette guerre-ci, que les Allemands ne font pas de prisonniers. Il a vu arriver le matin des officiers venant de Rennes. Les Allemands leur ont demandé de se présenter à la préfecture à une certaine heure, les ont désarmés, et leur ont dit ensuite de faire ce qu’ils voudraient. Certains ont alors pris une voiture et gagné Bordeaux. Quand les Allemands entrent dans une localité il font rassembler toutes les armes sur la route, font passer un tank dessus et relâchent les hommes. Je lui demande s’il ne pense pas que les Allemands chercheront à profiter de l’occasion pour débarrasser la France d’une partie de son élite en internant les officiers d’active et de réserve. Il ne semble pas impressionné et me répète qu’il a posé trois fois la question à Weygand et que celui-ci a été formel : les ingénieurs et cadres de l’armement doivent rester sur place, sans se défendre, en attendant l’ennemi.
Je lui dis alors qu’un de mes collègues voudrait – comme d’autres l’ont fait, partir en Angleterre. Il me répond que c’était autorisé jusqu’à mardi minuit, mais maintenant formellement interdit par le gouvernement. – Quelle serait donc la situation d’un officier qui partirait quand même ? – Ce serait un déserteur, ni plus ni moins. – Ce serait tout de même un genre de désertion un peu spéciale. – Pas du tout ce serait une désertion comme les autres. – Je transmettrai votre réponse à mon collègue, mais je ne suis pas sûr que je puisse le joindre où qu’il se soumette. – Il faut qu’il se soumette : c’est une consigne formelle du gouvernement, il est interdit de passer en Angleterre. Ceux qui y sont partis avaient d’ailleurs pour consigne de passer aussitôt que possible au Canada. » Je n’ai pas l’air encore convaincu : « D’ailleurs cette décision est très justifiée : les Allemands occupent toute la France du Nord et de l’Ouest, ils vont s’en servir comme base contre l’Angleterre. Les Anglais vont constamment venir nous bombarder. Croyez-vous que les relations anglo-françaises en seront améliorées ? Qui vous dit que nous ne serons pas d’ici six mois en guerre aux côtés de l’Allemagne contre l’Angleterre ? Quelle serait alors la situation des officiers français qui auraient accepté de passer dans l’armée anglaise ? »
Il prend congé et, un peu suffoqué, je vais rendre compte à Cain et à sa femme sur un banc de la place Sainte Eulalie. Cain conclu que le gouvernement, ou du moins l’entourage immédiat des grands chefs, sombre dans l’affolement et la veulerie, et que son devoir reste le même. (Et l’on a traité Léopold de traître!)
Nous allons de là au consulat d’Angleterre près des Quinconces. On en termine le déménagement. Je vois passer deux ou trois officiers anglais et leur demande si on peut s’embarquer. Ils me répondent que tous les Anglais ont quitté Bordeaux et me conseillent de nous rendre sans perdre de temps à Bayonne où l’on en évacue encore. Nous décidons de partir le lendemain matin de très bonne heure.”
Finalement, Robert Cain ne pourra embarquer pour l’Angleterre. Il restera coincé en zone nono, après avoir été mis hors de l’armée du fait de la législation anti juive d’octobre 40. A la libération, réintégré, mais sans rappel de carrière …