Cette recension est une version légèrement modifiée d’un devoir personnel de l’auteur, originellement réalisé dans le cadre du programme de master Histoire – Relations internationales de l’Université Catholique de Lille.
Publié en janvier 2022, Guerres d’influence de Frédéric Charillon s’inscrit dans l’actualité internationale et s’ajoute aux nombreux travaux universitaires de ces deux dernières décennies portant sur la conceptualisation de l’influence, ainsi que la relation avec le couple puissance/pouvoir et ses implications pratiques[1]. L’universitaire américain Joseph Nye y a énormément contribué avec l’élaboration de son concept de soft power. L’ouvrage de Charillon propose une nouvelle lecture et une interprétation des événements de la fin des années 2010 à travers le prisme de l’influence.
Charillon est un spécialiste français reconnu des relations internationales. Il occupe une position de professeur des universités à l’université Clermont-Auvergne. Il enseigne également à Sciences Po et à l’université Euro-Méditerranéenne. Il a précédemment été directeur à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM) et a dirigé l’ouvrage collectif La France dans le monde publié en 2019 aux éditions CNRS[2], aujourd’hui considéré comme une référence incontournable pour toute personne s’intéressant à la politique étrangère française.
Il y a trois grands axes de recherches qui étayent son livre. Un premier plutôt théorique, dans lequel l’auteur s’essaie à proposer une conceptualisation de l’influence. Un deuxième énonce une typologie des stratégies d’influence étatiques selon un triptyque démocratie libérale/autoritaire-impérial/golfique. Le troisième axe traite de l’influence sectorielle novatrice relative à notre vie éducative, intellectuelle, novatrice, sociale, économique, sans oublier d’examiner comment l’Europe se positionne face à l’influence. Nous nous contenterons de synthétiser certaines idées essentielles.
Tout d’abord, le chercheur définit l’influence comme étant ce qu’« un acteur A fait faire par un acteur B ce qu’il n’aurait pas fait autrement, et ce, sans recourir à la contrainte, augmentée de considérations sur l’existence d’un processus de fabrication et d’une capacité à rétribuer… »[3]. En clair, l’influence se distingue de la coercition brute, elle se construit dans la durée et repose sur l’octroi de récompenses pour l’acteur influencé[4]. La définition utilisée dans le cadre de l’ouvrage n’a rien de novateur, puisqu’elle reprend en partie celle du « pouvoir relationnel » telle que conceptualisée par Nye[5]. Elle comporte néanmoins une nuance importante qui, pour le chercheur, ne peut amener à considérer l’influence comme étant tout simplement une égalité du soft power[6]. Pour Charillon, le soft power est avant tout « un processus positif, de séduction, de conviction tandis que l’influence peut avoir recours à la rémunération »[7].
Le pouvoir de séduction ne signifie pas forcément l’incorporation des valeurs de l’influenceur, le chercheur cite le cas du dirigeant nord-coréen Kim Jong-Il[8]. L’influence est protéiforme et oscille entre le hard power et le soft power selon les objectifs à accomplir, les méthodes et les instruments retenus par l’influenceur[9]. L’influence, par-dessus tout, est un moyen de la politique au service des intérêts nationaux d’un pays, elle n’est pas une finalité[10]. Elle nous aide à accomplir un objectif visé, en tant que soutien de notre action ou incite quelqu’un d’autre à le faire à notre place[11]. Elle permet d’obstruer l’accomplissement d’une action qui se ferait aux détriments de nos intérêts[12]. C’est ce que l’auteur résume par « Faire, faire faire, empêcher de faire »[13].
L’universitaire énonce ensuite plusieurs grandes observations et tendances générales sur la politique internationale et l’état de notre monde en ce début du XXIe siècle. La première est que la force brute et l’outil militaire ont été décrédibilisés en tant qu’instruments de résolution des problèmes et des crises[14], comme l’ont montré depuis une longue décennie les déboires américains au Moyen-Orient (Irak, Afghanistan) ou encore le cas du Mali pour les armées françaises. La deuxième est que le monde devient de plus en plus complexe et, par conséquent, de plus en plus difficile à décrypter[15], la thèse du politiste américain Francis Fukuyama d’une victoire totale du libéralisme économique et politique incarné par les États-Unis ne se réalisera pas[16]. La troisième remarque porte sur la mondialisation, les situations d’interdépendance qu’elle crée et les fenêtres d’opportunités qu’elle ouvre vers l’extérieur. Elles recèlent des possibilités d’en profiter, mais aussi la nécessité de se protéger des vulnérabilités en situation d’« “interdépendance complexe” »[17]. C’est ce que l’auteur nomme les « trois I » pour « Interdépendance, Immixtion, Influence »[18].
Puis, poursuivant son propos sur l’obsolescence de l’outil militaire en lui-même, il évoque les nouveaux visages de la guerre multidimensionnelle ou « guerre hybride »[19].
Par ailleurs, l’Occident n’est plus le centre de référence dans tous les domaines de la vie politique, diplomatique, économique, technologique et culturelle face à la montée en puissance de la République populaire de Chine, la résurgence de la Russie et d’autres acteurs non-occidentaux comme la Turquie ou les monarchies du Golfe[20]. L’affirmation identitaire des populations et des individus est un autre phénomène politique et social qu’il faut prendre en compte, tout comme la digitalisation des sociétés et les potentialités de puissance que comporte la mise en réseau[21].
Le prisme identitaire et l’usage du numérique sont à la fois une aubaine pour les stratégies d’influence étatiques, mais peuvent remettre en question le contrôle et la primauté de la puissance publique. Même si Charillon ne relègue pas l’État en tant qu’acteur dépassé de la politique (sinon il n’aurait pas pris la peine d’écrire ce livre sur les stratégies d’influence étatiques), il remet en cause la toute-puissance de l’État. Ce dernier n’a plus le monopole de l’action politique et doit tenir compte des voix, des intérêts, des aspirations et des revendications des individus et des sociétés, d’autant plus que leurs puissances ont été démultipliées en cette ère des réseaux et de la numérisation[22]. Finalement, c’est la volonté de l’individu qui a le dernier mot et non la puissance publique, l’individu devient donc la cible des stratégies d’influence étatiques qui entrent en compétition sur le marché des volontés individuelles[23]. L’enjeu capital est de concevoir une stratégie susceptible d’obtenir l’adhésion de la volonté de « l’individu arbitre »[24].
Beaucoup de ces observations générales sur les grandes transformations de notre monde sont davantage un rappel. En effet, elles n’offrent pas grand-chose de novateur, puisque nombre de fins observateurs de la politique internationale ont déjà révélé les mêmes tendances de fond.
Le cœur de cet ouvrage réside dans la typologie qui classe trois grandes stratégies d’influence étatique englobantes qui se différencient par le régime politique, par les méthodes, les instruments utilisés et les objectifs recherchés. Le type de la démocratie libérale, dont le meilleur représentant sont les États-Unis, vise à séduire et à attirer l’autre pour éventuellement l’amener à adopter le modèle libéral en phase avec les intérêts américains[25]. À cette fin, les États-Unis possèdent d’énormes atouts[26] : des ressources économiques et militaires (encore) incontestées et sollicitées par autrui ; un système de recherche de très haut niveau plébiscité ; une culture populaire devenue universelle et portée par une industrie de taille, etc. En comparaison avec d’autres grandes puissances, les États-Unis sont omniprésents. Néanmoins, la puissance d’attraction américaine a ses limites, omniprésence et aversion vont de pair. La présidence Trump a porté un coup dur à l’image messianique des États-Unis[27].
Le deuxième type est celui avancé par les régimes autoritaires, dont la Chine populaire et la Fédération de Russie sont les deux principaux représentants avec, dans une moindre mesure, la Turquie. Charillon parle de « modèle impérial »[28]. Les objectifs ne s’inscrivent plus dans une logique de séduction et d’attirance, mais dans une logique défensive d’un régime politique et d’un modèle de société alternatif au modèle libéral[29]. Certes, la stratégie d’influence peut avoir une finalité défensive. Néanmoins, dans ses pratiques, elle se veut agressive en recourant à des méthodes d’intimidation, de nuisance et de déstabilisation[30]. Les puissances autoritaires se placent dans une logique de réaction et d’obstruction des puissances occidentales qui ont trop longtemps largement dominé le jeu géopolitique mondial selon l’auteur[31]. Elles reviennent aux épisodes glorieux et impériaux de leur histoire nationale pour justifier un recouvrement de leur prééminence perdue et des stratégies développés à ce but[32].
Tirant profit de son fulgurant rattrapage économique, technologique, militaire sur l’Occident, la Chine investi d’énormes ressources pour proposer un contre-modèle de société, voire d’organisation de l’économie mondiale, comme c’est le cas avec le projet des routes de la soie[33]. La Russie est maîtresse dans la pratique du « sharp power »[34] : c’est-à-dire qu’elle use de techniques déstabilisatrices sur les sociétés occidentales. De plus, elle propose un modèle de société revenant aux traditions, contrastant avec ce qu’elle juge être la décadence occidentale[35]. Néanmoins, Charillon relève plusieurs problèmes inhérents à ces stratégies d’influence. Portées par des régimes autoritaires, elles n’acceptent pas les critiques, ce qui réduit leur efficacité comparativement au modèle libéral[36]. Leur modèle de société n’est pas facilement accessible, ni facilement exportable[37]. Enfin, les méthodes d’intimidation et de nuisance demeurent contre-productives[38]. En définitive, elles s’efforcent de séduire autrui sans convaincre.
Le dernier type est surtout représenté par les monarchies arabes du Golfe ou encore l’Iran, dont la religion occupe une grande part dans la constitution de leur identité. La stratégie utilisée repose sur la mobilisation de communautés religieuses soutenue par l’argent de la rente énergétique[39]. Charillon parle de « croyance rémunérée »[40]. Ces stratégies d’influence visent à donner une meilleure image des monarchies du Golfe. Ensuite, elles visent à l’emporter dans la confrontation religieuse opposant sunnisme et chiisme, christianisme et islam, etc.[41]. Enfin, elles sont au service de l’expansion de l’islam, du pur prosélytisme religieux[42]. Contrairement aux deux autres types, l’État sous-traite en quelque sorte sa stratégie d’influence à des acteurs communautaires[43]. Cela peut être bénéfique en évitant de mettre encore plus en avant une image qui n’est pas des plus attrayantes de manière générale quand on pense au rigorisme religieux de l’Arabie saoudite. Cependant, cette sous-traitance peut remettre en cause les fondements mêmes de ces stratégies étatiques en conduisant à l’autonomisation, voire à la rupture de la relation patron-client[44]: c’est ce que l’auteur appelle « l’effet boomerang »[45]. Qui plus est, le levier religieux a ses limites, car la religion n’occupe qu’une partie de la vie des individus[46].
Dans son dernier grand axe de recherche, Frédéric Charillon commence par aborder les nouveaux secteurs qui sont des enjeux des luttes d’influence des États[47]. Nous en évoquerons quelques-uns. Celui de l’éducation supérieure où chaque grand pays s’affaire à essayer de former les futures élites, à contrôler le discours de l’autre ou encore à s’emparer des recherches de l’autre[48]. Par ailleurs, les systèmes de notation et de classifications (comme les agences de notation ou les classements universitaires) offrent des retombées en termes d’image et de légitimité, tout en permettant la décrédibilisation d’autrui[49]. Les think tanks sont des enceintes pour faire passer un message politique et défendre une vision, ou qui soutiennent la réflexion étatique sur la politique internationale[50]. Ce sont ainsi des plateformes de communication étatique et des lieux de compétition discursif.
Pour l’auteur, l’Europe est elle-même un terrain de luttes d’influence étatiques. L’Union européenne est globalement aux abonnés absents dans les luttes d’influence que se livrent les États[51]. Il n’y a pas de stratégie d’influence à l’échelle européenne du fait de la complexité institutionnelle de l’élaboration d’une politique étrangère commune à 27 pays[52]. L’influence européenne ne dépasse pas son voisinage et elle se fait par le truchement de la perspective de l’adhésion. À l’international, les valeurs et normes qu’elle proclame demandent à être soutenues par un hard power qu’elle ne possède pas[53]. L’Europe demeure passive, théâtre des joutes d’influence[54].
Les trois États européens les plus puissants que sont l’Allemagne, la Grande-Bretagne et la France possèdent chacun des atouts incontestables à faire jouer dans des rivalités d’influence[55]. L’Allemagne dispose de sa puissance économique[56]. La Grande-Bretagne bénéficie de l’universalité de sa langue, de ses références culturelles et de sa position de membre permanent au conseil de sécurité des Nations-Unies[57]… La France peut tirer parti de la francophonie et de l’attrait de sa culture, de sa présence diplomatique, etc.[58]. Pour l’universitaire français, l’Europe se doit de sensibiliser sa population à la problématique de l’influence extérieure, proposer un contre-modèle à l’échelle globale et défendre ses intérêts avec plus de vigueur[59].
Tout en n’étant pas foncièrement révolutionnaire dans l’information qu’il dispense, Guerres d’influence jette un nouveau regard sur l’envers du décor de l’actualité internationale. Il se veut d’un style clair et accessible pour le grand public, tout en restant rigoureux sur le plan scientifique et intellectuel. Le passionné de relations internationales pourra ainsi approfondir ses connaissances sur des points précis ou obtenir des rappels de mémoire.
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Bibliographie
CHARILLON Frédéric (dir.), La France dans le monde, Paris, CNRS éditions, 2021, 224 p.
CHARILLON Frédéric, Guerres d’influence, Paris, Éditions Odile Jacob, 2022, 352 p.
NYE Joseph S., The future of power, New-York, PublicAffairs, 2011, 320 p.
[1] CHARILLON Frédéric, Guerres d’influence, Paris, Éditions Odile Jacob, 2022, 352 p.
[2] CHARILLON Frédéric (dir.), La France dans le monde, Paris, CNRS éditions, 2021, 222 p.
[3] CHARILLON Frédéric, op. cit., p. 25
[4] Ibid., pp. 23-24
[5] La définition proposée par Frédéric Charillon est similaire au concept de « pouvoir relationnel » à trois dimensions de Joseph Nye. La première dimension est relative à l’utilisation de menaces ou la promesse de récompenses de la part d’un acteur A envers un acteur B afin qu’il change son comportement. La deuxième dimension décrit un contrôle de l’agenda de B par A limitant ses choix possibles. La troisième et dernière dimension repose sur la modification des croyances et des perceptions de B par A. NYE Joseph S., The future of power, New-York, PublicAffairs, 2011, 300 p., pp. 10-18
[6] CHARILLON Frédéric, op. cit., pp. 33-43
[7] Ibid., p. 36
[8] Ibid., p. 36
[9] Ibid., p. 41-42
[10] Ibid., p. 28
[11] Ibid., pp. 28-29
[12] Ibid., pp. 30-32
[13] Ibid., p. 25
[14] Ibid., pp. 46-47
[15] Ibid., pp. 48-49
[16] Ibid., pp. 48-49
[17] Ibid., p. 50
[18] Ibid., pp. 50-53
[19] Ibid., pp. 52-54
[20] Ibid., pp. 55-57
[21] Ibid., pp. 57-62
[22] Ibid., pp. 64-68
[23] Ibid., pp. 67-68
[24] Ibid., p. 67 ; pp. 321-322
[25] Ibid., pp. 107-110
[26] Ibid., pp. 110-123
[27] Ibid., pp. 123-128
[28] Ibid., pp. 139-141
[29] Ibid., pp. 146-147
[30] Ibid., pp. 143-145
[31] Ibid., pp. 141
[32] Ibid., pp. 141-144
[33] Ibid., pp. 147-152
[34] Ibid., p. 144
[35] Ibid., pp. 152-155
[36] Ibid., pp. 165-167
[37] Ibid., p. 157 ; p. 169
[38] Ibid., pp. 157-159 ; pp. 167-169
[39] Ibid., p. 198
[40] Ibid., p. 217
[41] Ibid., pp. 208-211
[42] Ibid., p. 210
[43] Ibid., pp. 182-186
[44] Ibid., pp. 186-187
[45] Ibid., pp. 214-217
[46] Ibid., p. 214
[47] Ibid., pp. 221-252
[48] Ibid., pp. 222-226
[49] Ibid., pp. 235-238
[50] Ibid., pp. 240-247
[51] Ibid., p. 253
[52] Ibid., pp. 254-256
[53] Ibid., pp. 259-262
[54] Ibid., pp. 256-257
[55] Ibid., pp. 262-270
[56] Ibid., p. 265
[57] Ibid., pp. 262-265
[58] Ibid., pp. 268-269
[59] Ibid., pp. 276-284