Sud de l’Ukraine, 30 septembre 1918. Pour le bataillon autrichien et ses auxiliaires ukrainiens et allemands stationnés sur la place de l’église du village de Dibrivka, la contre-attaque débutée la veille contre « l’insaisissable Makhno et sa bande »[1] ne pouvait qu’être rondement menée. L’intervention des puissances centrales en Ukraine, à la demande originelle du gouvernement ukrainien né des Révolutions russes de 1917 – la Rada centrale -, avait connu une nouvelle dynamique en raison du retour offensif d’insurgés. Le traité de Brest-Litovsk, signé le 3 mars 1918, avait déjà permis d’éloigner la menace bolchevique en obligeant leurs forces à évacuer l’Ukraine, entraînant dans leur sillage les unités d’autres courants révolutionnaires.
Pourtant, ce retrait ne signifiait pas l’abandon de tout projet politique en Ukraine. À la fin du mois d’avril, un groupe d’anarchistes en particulier, issu de Houliaïpole, ville du sud-est de l’Ukraine, avait décidé à Taganrog (Russie) de s’organiser. Alors que certains resteraient en Russie afin d’acquérir soutiens et conseils pour la révolution, d’autres demeureraient en Ukraine pour structurer des réseaux, poursuivre la guérilla et préparer une insurrection de grande ampleur, tout ceci jusqu’au début du mois de juillet 1918, dernière échéance pour le retour progressif des militants dans leur ville d’origine. Par mesure de sécurité, ceux-ci devaient former des détachements limités à une dizaine d’hommes dans leur pays natal et, pour ceux encore en Russie, éviter les retours simultanés. Parmi eux, un chef dont les premières actions au cours de l’année passée avaient commencé à forger la légende : Nestor Makhno, un paysan anarchiste ukrainien, libéré des geôles tsaristes à la faveur de la révolution russe en 1917 après plusieurs années d’emprisonnement dues à son militantisme.
Simultanément, la situation du pays avait elle aussi changé. L’instabilité liée à la confrontation du gouvernement avec les bolchéviques et au comportement des forces étrangères sur son sol avait atteint un point de non-retour : la Rada fut renversée. Un régime soutenu par les forces de la Triple-Alliance fut alors instauré, sous l’égide de l’Hetman Pavlo Skoropadsky.
Le 29 juin 1918, Nestor Makhno rentrait en Ukraine après être resté quelques mois sur le sol russe conformément aux décisions prises à Taganrog. Le 22 septembre, à la tête d’un petit détachement, il débuta ses actions combinant mobilité, ruses et puissance de feu. La légende de l’Armée révolutionnaire insurrectionnelle ukrainienne allait débuter.
Après quelques escarmouches, Makhno et ses camarades avaient pu tenir conférence dans sa ville natale de Houliaïpole et, devant une audience de 400 locaux, proclamèrent l’insurrection. Le groupe anarchiste, soutenu par quelques paysans, chercha à réunir d’autres unités libertaires pour combattre toutes les forces réactionnaires et nationalistes présentes en Ukraine. Rapidement, les germes de la contestation fleurirent dans la région et le groupe de Makhno put se joindre à celui de Fedor Chtchouss, marin insurgé.

Quelques victoires limitées face aux Autrichiens et aux forces du gouvernement en place avaient permis de récupérer armes et volontaires. Cependant, la réaction ne se fit pas attendre et notre fameux bataillon autrichien, appuyés par des colons allemands, des hobereaux ukrainiens et la garde d’État – Derzhavna Varta -, lança sa contre-attaque, repoussant Makhno et les siens du village de Dibrivka où ceux-ci s’étaient déployés. Ces derniers furent dispersés après un âpre combat et quelques dizaines acculés dans une forêt au nord du village.
Les forces austro-ukrainiennes, fortes de plusieurs centaines d’hommes, semblaient à première vue sur le point de l’emporter. Le repos dont elles profitèrent alors ne fut pourtant que de courte durée. L’engagement sur le point de débuter à Dibrivka allait marquer une nouvelle étape dans la guerre d’indépendance ukrainienne, mais aussi dans le contexte plus large de la guerre civile russe : elle consacra le début de l’épopée de l’Armée révolutionnaire insurrectionnelle ukrainienne, plus connue sous le nom de Makhnovtchina[2], cette force d’inspiration anarchiste[3] à l’issue tragique.
Après reconnaissance et renseignements pris auprès de paysans ayant pu quitter le village, il devint clair que la lutte était inégale pour les partisans. Encerclé, avec peu de chances de l’emporter, Makhno parvint malgré tout à ranger ses camarades à son avis : il fallait tenter le diable et combattre. En réponse, ses compagnons d’armes l’affublèrent du titre de Batko, « Petit Père », désignant avant tout sa responsabilité militaire. Deux équipes furent ensuite formées parmi les combattants restants : Makhno mènerait le gros des troupes – une vingtaine d’insurgés – dans un assaut frontal avec deux fusils mitrailleurs Lewis en soutien ; tandis que Fedir Chtchouss appuierait l’attaque en flanquant l’ennemi avec une demi-dizaine d’hommes et une mitrailleuse Maxim.
Progressant lentement au travers du village vers la place de l’église où étaient stationnés les ennemis, les forces makhnovistes échappèrent de peu à la perte de l’effet de surprise : la maîtresse du chef de la Varta, qui les talonnait, tenta de donner l’alerte, mais fut assommée in extremis.
Après une dernière harangue et la certitude que le groupe de Chtchouss était positionné, Makhno lança l’assaut. À une distance aussi courte, les armes automatiques firent un carnage. Le déluge de feu prit au dépourvu les forces contre-insurrectionnelles qui s’enfuirent malgré leur imposante supériorité numérique : les partisans ne leur laissèrent aucun répit, aidés en cela par le concours actif de la population qui prit en chasse les fuyards.

Le bilan était au-dessus de tout attente : au moins 20 prisonniers – ceux de la Varta, ainsi que la maîtresse de leur chef, furent passés directement par les armes – des fourgons de munitions, de nombreux fusils et quelques mitrailleuses. La nouvelle ne se fit pas attendre et des volontaires rejoignirent le village pour participer à l’insurrection. Néanmoins, l’ennemi aussi eut vent de la débâcle de ses forces et l’ivresse de la victoire diminua la vigilance des insurgés : dès le 2 octobre, des forces importantes encerclèrent et pilonnèrent le village.
Tentant d’abord de résister, Makhno et les insurgés durent se résoudre à battre en retraite et se retranchèrent à nouveau dans la forêt, tenant en respect leurs ennemis. Cependant, la crainte d’être cernés et massacrés poussa le commandement rebelle à rompre le contact et se retirer, laissant le village et nombre de ses habitants à la merci de la répression.
Il peut sembler difficile d’accorder la victoire aux Makhnovistes lors de cet affrontement du fait de la perte du village. Pourtant, plus que la réussite inespérée initiale, ce furent les exactions des forces réactionnaires qui scellèrent, in fine, le succès de Makhno. La violence déployée souda une partie de la population rurale autour de l’anarchiste et ses compagnons, agissant dès lors comme le bras vengeur des opprimés.
L’insurrection venait de commencer. Quelque temps après la bataille de Dibrivka, Houliaïpole était libérée. De cette ville, rayonna pendant trois années l’action de l’Armée révolutionnaire insurrectionnelle ukrainienne.
Trahis par l’Armée rouge, qu’elle avait pourtant soutenu en portant un coup fatal aux armées blanches dans le cadre de la guerre civile russe, la Makhnovtchina fut détruite en 1921. L’expérience libertaire qui y fut développée ne fut pas exempte de défauts[4], loin s’en faut, mais elle permit d’illustrer que les préceptes anarchistes pouvaient se matérialiser. Son souvenir fut cependant condamné par une propagande soviétique qui la criminalisa[5] et fit du modèle bolchévique autoritaire, la seule incarnation relativement connue d’un système communiste, au détriment de cette expérience originale[6].
Quant à Makhno, il finit sa vie en exil à Paris, ouvrier chez Renault. Sa dernière demeure est visible au Columbarium du cimetière du Père Lachaise[7]. Par un curieux hasard du destin, l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022 a remis en avant ce personnage historique emblématique de l’histoire ukrainienne : des unités de défense libertaires se sont formées, certaines portant même son nom, tout comme le système défensif ukrainien entourant sa ville natale. La Makhnovtchina n’est plus, mais son esprit perdure.
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Bibliographie :
ARCHINOV, La Makhnovtchina : l’insurrection révolutionnaire en Ukraine de 1918 à 1921, Paris, Spartacus, 2010, 258 p.
BELACH Alexandre et BELACH Viktor, Les routes de Nestor Makhno, La Bussière, Éditions Acratie, 2022, 856 p., traduit par WAGENER François
MAKHNO Nestor, Mémoires et écrits 1917-1932, Paris, Éditions Ivrea, 2010, 568 p., traduit et édité par SKIRDA Alexandre
SKIRDA Alexandre, Nestor Makhno : le cosaque de l’anarchie : la lutte pour les Soviets libres en Ukraine, 1917-1921, Paris, Spartacus, 2005, 500 p.
VOLINE, La révolution inconnue (1917-1921), Antony, Éditions Tops / H. Trinquier, 2013, 706 p.
[1] Surnom que leurs ennemis donnèrent à Makhno et ses camarades. Dans MAKHNO Nestor, Mémoires et écrits 1917-1932, Paris, Éditions Ivrea, 2010, 568 p., p. 344, traduit et édité par SKIRDA Alexandre
[2] Une précision s’impose néanmoins. Il peut sembler étrange que ce soit le nom d’un seul homme qui incarne une structure proche de l’anarchisme, doctrine refusant habituellement le culte de la personnalité. En réalité, Makhno ne fut que l’un des organisateurs du mouvement, mais ses ennemis désignèrent l’ensemble sous son nom propre. La Makhnovtchina, armée d’inspiration anarchiste, était composée de volontaires qui élisaient leurs officiers sur la base de la compétence et les décisions étaient débattues. Makhno ne fut donc jamais le seul leader incontesté, comme en témoigne le fait que l’état-major de l’armée noire (autre surnom du mouvement) fut dirigé par plusieurs combattants, comme Viktor Belach, dont le précieux témoignage ne fut que récemment traduit en français. Cependant, par facilité, les termes insurgés, rebelles et Makhnovistes seront utilisés dans notre texte pour désigner les combattants constituant le détachement de Makhno.
[3] Comme le précisa Makhno et d’autres de ses camarades de lutte, l’armée dont il faisait partie n’était pas anarchiste. Quand bien même ses fondements respectaient certains préceptes libertaires, comme le vote des cadres en fonction de leurs compétences, leur révocabilité, la base du volontariat, etc., elle n’en demeurait pas moins une armée. Par ailleurs, en son sein, tous les combattants n’étaient pas forcément acquis à cette doctrine. Ainsi, Viktor Belach précise qu’en novembre 1919, seulement 5 % des effectifs sont anarchistes parmi les 40 000 combattants de l’armée insurrectionnelle (sans compter les 35 000 malades). Dans BELACH Alexandre et BELACH Viktor, Les routes de Nestor Makhno, La Bussière, Éditions Acratie, 2022, 856 p., p. 546, traduit par WAGENER François
[4] Exactions, brigandages, exécutions… comme toute organisation armée, les crimes existent au sein de la Makhnovtchina, mais sans qu’ils ne semblent avoir été particulièrement encouragés ni tolérés par ses commandants – à l’exception de ceux visant certains combattants et officiers ennemis, passés alors par les armes. Ainsi, pour tenter de limiter les actions vengeresses menées contre les colonies allemandes et mennonites lors des premiers temps de l’insurrection, fut proposée une réglementation de l’occupation des colonies. Celle-ci visait à restreindre les exactions à leur encontre. Néanmoins, son efficacité est questionnable puisqu’elle n’empêcha pas plusieurs massacres, notamment en 1919. Encadrer des dizaines de milliers d’hommes demeure un défi. Cependant, malgré ces méfaits, de toutes les armées déployées lors de la guerre civile russe, l’Armée révolutionnaire insurrectionnelle ukrainienne est considérée comme l’une de celles, si ce n’est celle, qui ont commis le moins d’exactions. Par exemple, le crime d’antisémitisme était durement châtié par Makhno.
[5] En la définissant notamment comme une organisation de bandits, traîtres, ivrognes, profiteurs et antisémites.
[6] Makhno était un communiste libertaire porteur d’un projet de révolution sociale. Le communisme prôné par les Bolcheviks est centralisé et étatique à l’inverse de celui des libertaires, qui promeut la liberté, l’auto-organisation et l’autogestion. L’expérience anarchiste des frères Magón au Mexique au début du XXe siècle lors de la Révolution mexicaine ou celle en Catalogne lors de la guerre civile espagnole, sont d’autres incarnations de ce système, aux dénouements d’ailleurs similaires.
[7] D’autres hommages lui ont été rendus en France, comme la chanson « Makhnovtchina », paroles d’Étienne Roda-Gil, sur l’air du chant soviétique « Les Partisans », dont la reprise par le groupe punk Bérurier noir est l’une des versions les plus connues.