« Tu as eu tort de t’attaquer au lion, à présent, tu es dans ses griffes ! »
Le 31 juillet 1658, le prince musulman Aurangzeb, alors âgé de 40 ans, arrive enfin, après plusieurs années de guerre contre ses propres frères, à monter sur le trône de l’Empire moghol à Delhi. Un empire qui n’a alors pas de limites : s’étendant sur l’Inde, l’Afghanistan, le Pakistan, le Népal, le Bangladesh, le Turkménistan, une partie de la Perse, des contreforts de l’Himalaya aux littoraux de l’Océan Indien, des plaines de la mer Caspienne aux déserts de la Mésopotamie et aux jungles birmanes, c’est l’Empire le plus riche du monde. Un empire aux richesses symbolisées par le trône de l’empereur à Delhi : plus de 26 000 pierres précieuses ornent ce trône du Paon si majestueux que l’on estime que sa valeur est supérieure à celle de la construction de Versailles… Les descendants de Tamerlan (1336-1405) ont bien honoré la mémoire d’un des plus grands conquérants de l’Asie.
Mis à la tête d’une telle puissance, le bouillant Aurangzeb n’a qu’une envie : affermir et élargir son pouvoir. Mais pour cela, il doit régler leur compte à ceux qui ont juré, devant la déesse Bhâvanâ, l’épouse même de Shiva, de ne pas mourir avant d’avoir donné un royaume indépendant au peuple indien : les Marathes.

Février 1661, routes sinueuses du Maharashtra… Kartalab Khan a confiance. Pour une fois. Cet expérimenté général, qui combat pour les Moghols dans la région depuis des années, sait qu’avec 20 000 hommes de bonnes troupes et son artillerie lourde dont il n’est pas peu fier, l’empereur Aurangzeb lui a donné les moyens d’en finir avec ce damné de Shivaji. Shivaji, ce jeune prince de 31 ans, est chef du royaume insoumis des Marathes, situé entre la côte de Mumbai et les hauts-plateaux du Deccan, dans le sud-ouest du sous-continent indien. Kartalab Khan a pourtant combattu avec son père, mais voilà que le fils a décidé de se rebeller contre l’ordre moghol sous prétexte, notamment, que les Musulmans ne respectent pas les divinités et les temples hindouistes.

En réalité, le rêve de Shivaji est aussi d’élever la nation marathe au rang de royaume complètement indépendant et, depuis déjà quinze ans, il est devenu le cauchemar des gouverneurs moghols enchaînant les raids et les prises de ville : le royaume marathe commence à se former. Cela, Aurangzeb ne peut l’accepter.
Aussi, lorsque Shivaji, fin 1659, va trop loin en écrasant les troupes du sultan de Bijapur, vassal important des Moghols dans la région, l’empereur décide d’intervenir. Il confie à l’un de ses meilleurs généraux et proches amis, Shaista Khan, d’une soixantaine d’années, nommé vice-roi du Deccan, une puissante armée avec un ordre simple : anéantir Shivaji. Mais ce dernier est insaisissable : trompant, et le sultan de Bijapur, et Shaista Khan, le génial général à la griffe de tigre (son arme secrète), il leur file entre les doigts, abandonnant néanmoins sa capitale, Pune, et l’essentiel de son royaume à Shaista Khan en 1660.

Ce dernier s’installe dans son palais même et décide d’attendre que les guerriers marathes, privés d’implantation territoriale, disparaissent d’eux-mêmes. Cependant, Shivaji s’est replié dans des montagnes où les réserves en nourritures sont immenses : ses troupes ne meurent pas de faim ; mieux, elles se régénèrent. Début 1661, Shaista Khan donne donc une partie importante de son armée à Kartalab Khan pour aller chercher Shivaji dans les montagnes.

Comme le veut la tradition moghole, les lourdes pièces d’artillerie ont été placées à l’avant du convoi qui chemine maintenant dans l’ascension difficile de la passe d’Umberkhind sur la route de Rajgad, là où se terre Shivaji, son dernier bastion. En arrière, suivent les cavaliers légers escortant les nombreux équipages, puis la masse de l’infanterie moghole et, enfin, l’arrière-garde de cavaliers. Kartalab Khan, croyant connaître la région, est content de son coup de maître. En passant par ce défilé impossible d’une douzaine de kilomètres, les Moghols tomberaient directement sur Rajgad pour surprendre Shivaji, qui ne disposerait plus que de quelques milliers d’hommes. Une haute autorité religieuse accompagne Kartalab Khan, Raibagaan, une brahmane qui connait Shivaji et les Marathes : « méfie-toi de ce défilé et de ton armée qui y serpente trop lentement », lui dit-elle… Mais il n’a que faire de son avis : « on n’arrête pas un python en marche », lui répond-il.

« Netaji, la proie arrive sur nous, je te charge de prendre soin d’elle » lance Shivaji à son second. « Avec plaisir, seigneur, vous allez pouvoir admirer le spectacle » et Netaji part rejoindre les 3000 guerriers marathes cachés derrière chaque buisson, rocher, fourré, arbre de Umberkhind. Et soudain, alors que la longue ligne de l’armée moghole s’étire démesurément dans le défilé comme un serpent, l’ordre part ! De chaque côté de la passe, des cors résonnent et les Marathes bloquent les sorties avec des arbres et des rochers tandis que les Moghols, surpris et inconscients de ce qui se passe, commencent à recevoir une terrible pluie de centaines puis de milliers de flèches.
Ensuite, arrivent les rochers qui roulent sur la colonne avec fracas. Ne voyant aucun ennemi à travers l’épaisse forêt du défilé, les Moghols courent, paniquent, s’affolent, se piétinent, suffoquent dans la confusion générale tandis que Kartalab Khan, désemparé, leur crie de rester en place et de combattre. Peine perdue… En quelques minutes, la grande colonne moghole n’est plus qu’un désordre immense avec ses canons abandonnés et ses équipages encombrants, une mêlée tragique où les archers de Shivaji alimentent le feu du chaos. Les morts s’accumulent alors que les guerriers marathes, sautant de fourrés en fourrés, de rochers en rochers, sont toujours invisibles. Kartalab Khan voit arriver Raibagaan, la prêtresse, qui lui dit : « Tu es tombé dans les griffes du lion, maintenant, la seule chose qui te reste à faire, c’est d’implorer sa clémence ».
Kartalab Khan, la mort dans l’âme, s’y résout et envoie un émissaire voir Shivaji. Les flèches s’arrêtent. L’émissaire essaye d’attendrir Shivaji : Kartalab Khan est un ancien compagnon d’arme de son père, il n’est que le jouet de Shaista Khan, il s’excuse d’être entré sur le territoire des Marathes… Shivaji consent alors, mais à la condition que les Moghols abandonnent ici toutes leurs armes, leur artillerie et tous leurs bagages. Kartalab Khan ne peut qu’accepter.
Ses troupes retournent à Pune, le QG de Shaista Khan, dans la honte la plus totale et Shivaji voit sa réputation croître comme jamais. D’autant que sa clémence contraste avec celle des Moghols, qui ont pour habitude de ne pas laisser la vie sauve aux prisonniers. Une réputation portée encore plus haut lorsque, trois ans plus tard, en avril 1664, Shivaji arrive enfin, par un stratagème défiant l’intelligence, à se venger de l’insulte faite par Shaista Khan d’avoir envahi son territoire. Mais ceci est une autre histoire… Notons tout de même que les Moghols ne viendront jamais à bout des Marathes et que Shivaji put honorer sa promesse faite à la déesse Bhâvanâ : donner un royaume indépendant à son peuple. Depuis sa mort en 1680 à 50 ans, Shivaji est toujours considéré comme l’un des plus grands stratèges indiens et comme l’un des premiers héros patriotiques de son peuple.
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Bibliographie :
AADEESH Aanand, Shivajee, the Great Liberator, New Delhi, Ocean Books, 2011, 172 p.
NICOLLE David, « Mughul India 1504-1761 », dans Men-at-Arms, n°263, Oxford, Osprey, 2014, 48 p.
SINGH RANA Bhawan, Chhatrapati Shivaji, Delhi, Diamond Pocket Books, 2005, 112 p.
SOROKHAIBAM Jeenet, Chhatrapati Shivaji: the Maratha Warrior and his Campaigns, New Delhi, Vij Books, 2013, 240 p.