Varsovie ne croit pas aux larmes : Noël 1655, le Miracle de Czestochowa

Vision allégorique de la défense du monastère de Jasna Gora à Czestochowa avec le Père Kordecki au centre (Source-January Suchudolski-Wikimédia Commons)
Vision allégorique de la défense du monastère de Jasna Gora à Czestochowa avec le Père Kordecki au centre (Source-January Suchudolski-Wikimédia Commons)

« Comment peut-on expliquer que 70 moines (donc des non-combattants) aient pu éprouver suffisamment de force en eux-mêmes et que seulement aidés par cinq nobles, leurs quelques domestiques plus 160 fantassins, la plupart des villageois, ils osèrent résister à une si nombreuse armée, si Dieu lui-même, protégeant ce lieu consacré à la gloire de sa chère Mère, n’avait pas inspiré cette détermination dans la foi et n’avait pas irrigué son courage au travers de la peur générale ? Car, malgré le fait que, parfois, nous perdions courage, chaque fois alors, après la prière, nous nous assemblions dans le réfectoire et chacun ayant été consulté, nous votions tous à l’unanimité que nous préférerions tomber en endurant la plus horrible des morts plutôt que de permettre que ces infâmes Suédois puissent mettre ne serait-ce qu’un seul pied dans ce lieu dédié à la Vierge Marie. »

Voilà comment Augustyn Kordecki, le Père supérieur du monastère de Jasna Gora à Czestochowa, résumait le siège de Czestochowa quelques années après ces évènements fameux qui allaient changer le cours de l’histoire de la Pologne alors qu’elle aurait pu se croire au pire moment de son destin… Un moment retenu dans l’Histoire comme celui du Déluge (1655-1658), une référence biblique pour signifier que par ses fautes, la Pologne faillit bien disparaître sous les coups de ses ennemis et de la colère divine…

La Pologne au bord du gouffre…

Lorsque le 19 janvier 1649, l’énergique Jean-Casimir Vasa, alors âgé de 40 ans, est couronné roi de Pologne à Varsovie suite à la mort de son frère aîné, Ladislas Vasa, sans doute n’aurait-il pas pensé devoir mener le règne le plus compliqué depuis qu’il existe des rois en Pologne…

Le roi de Pologne-Lituanie Jean-Casimir Vasa, 1609-1672 (Source-Tableau de Daniel Schultz-Wikimédia Commons)
Le roi de Pologne-Lituanie Jean-Casimir Vasa, 1609-1672 (Source-Tableau de Daniel Schultz-Wikimédia Commons)

Pourtant, il eût semblé que cette place de roi de Pologne et grand-duc de Lituanie – que Jean-Casimir brigue depuis des années – soit un poste doré… Il n’en est rien ! Le plus grand domaine territorial d’Europe malgré des apparences de splendeur n’est, alors, plus que l’ombre de la puissance qui avait humilié le tsar Ivan le Terrible en 1580, qui avait brisé les offensives suédoises en 1600-1610, qui était entrée en vainqueur dans Moscou en 1612, qui avait stoppé les avancées ottomanes en Moldavie en 1619-1621…

Devant sans cesse mener des guerres simultanément contre les Ottomans, les Tatars de Crimée et les Russes depuis près de vingt ans sans interruptions, la double-république est, désormais, rongée par un cancer encore plus pernicieux : le refus, maintenant généralisée, de la grande noblesse terrienne, la célèbre szlachta, de se soumettre à l’autorité du roi ! Jouant sur les fameuses ‘’Libertés Dorées’’[1] concédées à la noblesse polono-lituanienne, la classe des grands nobles, appelés les Magnats, fait jeu égal avec l’autorité royale, développe des armées privées, entre en conflit ouvert avec l’administration étatique et mène un train de vie fastueux qui, certes, fait resplendir la culture polono-lituanienne mais ruine également les caisses… Et puis, il y a l’ulcère ukrainien comme prélude au désastre…

En effet, en 1648, les Cosaques Zaporogues de l’Ukraine polonaise, devant le mépris constant affiché par les nobles polonais à leur égard[2], se révoltent en prenant appui sur le mécontentement général des paysans ukrainiens écrasés de charges et de taxes par les grands propriétaires polonais… La situation s’enflamme rapidement lorsque les cavaliers polonais de l’armée royale polonaise sont balayés par les dizaines de milliers de Cosaques du Grand-Hetman[3] Bogdan Khmelnytsky… S’alliant avec les Tatars de Crimée puis avec les Russes, les Cosaques ukrainiens remportent alors plusieurs victoires sanglantes faisant peser un grave danger sur l’unité de la Double-République qui vacille sous le rude choc…

La prise en mains de Jean-Casimir Vasa rétablit quelque peu les choses : victoire décisive contre les Cosaques à Berestcheko en 1652, sauvegarde des frontières face aux Ottomans ou Tatars belliqueux, cohésion certes fragile des grands nobles… Mais on sent que la situation peut imploser à tout moment…

En 1654, les Russes de Moscovie, profitant du fait que les Polonais sont occupés contre les Cosaques en Ukraine déclenchent l’offensive en Lituanie s’emparant déjà de plusieurs villes et ravageant la campagne. Dévastant tout sur leur passage, les Moscovites sont alors vus comme une calamité par les nobles lituaniens qui se tournent avec fureur vers le roi Jean-Casimir : “Qu’avez-vous fait pour nous protéger ?”

La réponse, ils ne l’attendent même pas : la plupart protestants, ils en ont plus qu’assez des agissements considérés inefficaces et inutiles de ce roi catholique, qui plus est ancien cardinal jésuite ; voici alors venu le temps de se tourner vers un nouveau souverain davantage capable de les protéger, s’il est protestant, c’est mieux ! Et puis, surtout un roi qui respectera le pouvoir de la Szlachta et ne viendra pas mettre son nez dans ses affaires… Il est tout choisi : c’est Charles X Vasa de Suède, 33 ans et cousin de Jean-Casimir mais avant tout, un roi guerrier !

Le roi de Suède Charles X, 1622-1660 (Source-Huile sur toile de Sébastien Bourdon-Wikimédia Commons)
Le roi de Suède Charles X, 1622-1660 (Source-Huile sur toile de Sébastien Bourdon-Wikimédia Commons)

Dans la première partie de l’année 1655, le sentiment anti-Jean-Casimir Vasa augmente ainsi considérablement d’abord en Lituanie mais ensuite dans toute la Pologne ; beaucoup aimerait voir son remplacement par un roi davantage capable d’enrayer le déclin de la Pologne-Lituanie… Mais c’est surtout le temps des luttes de pouvoir, des conflits de couloirs et des intrigues étriquées, chacun, parmi les grands nobles polonais et lituaniens, ne voyant alors pas plus loin que le bout de ses domaines… Personne ne pense alors qu’en ouvrant la porte aux volontés de conquêtes du belliqueux Charles X de Suède, c’est la Pologne-Lituanie toute entière qui risque de disparaître… Charles X de Vasa dont l’ambition n’est pas moins de se tailler un empire en Europe du nord des Pays-Bas à la Russie ne pas va se faire prier !

L’Ouragan Suédois !

Charles X de Suède s’est parfaitement préparé : la conquête totale de la Pologne a déjà été réalisé sur ses cartes. Sachant qu’il dispose d’une des meilleures armées d’Europe depuis les réformes du génie militaire Gustave-Adolphe (mort en 1631), il règle les choses au millimètre près. Renforcés par de très nombreux mercenaires allemands, près de 30 000 Suédois débarquent fin juin depuis les ports de Stralsund et de Stettin dans le nord de l’Allemagne. La suite n’est qu’une longue suite de catastrophes pour les Polonais qui semblent s’être ingéniés à tout gâcher…

Menant la première armée suédoise de 17 000 hommes, le comte von Wirtenberg entre dans le coin nord-ouest de la Pologne le 21 juillet. Dès le 24 juillet, il se heurte aux troupes polonaises qui sont supposées défendre cette région historique de la Pologne qu’est la Grande-Pologne… Mais rien n’a été fait comme il faut : les grands nobles ont refusé jusqu’au dernier moment de décréter la levée en masse pour éviter d’armer les paysans, le comte Bogusław Leczynsky qui doit mener les troupes s’est enfui prétextant une maladie tandis que les deux gouverneurs censés le remplacer, les voïvodes[4] de Poznań et de Kalisz n’ont fait rien d’autre que se disputer pour savoir qui possède la prééminence entre les deux…

Finalement, les Polonais ne peuvent aligner que 14 000 malheureux fantassins et paysans mal armés face aux Suédois : ils sont taillés en pièces malgré une belle défense des paysans polonais face aux professionnels de la guerre que sont les Suédois et leurs mercenaires allemands… Dès le lendemain, les grand nobles polonais, désemparés, capitulent honteusement livrant, de facto, toute la Grande-Pologne aux Suédois : cette province de la Pologne et cœur historique du pays, n’avait plus été menacée depuis cinq siècles…

Ainsi, Poznań tombe le 31 juillet mais l’intrépide Charles X n’entend pas s’arrêter en si bon chemin ! Cavalant maintenant à travers la Mazovie -province de Varsovie- le roi de Suède qui a rejoint le comte Wirtenberg avec des renforts, anéantit la seule tentative du roi Jean-Casimir Vasa de l’arrêter à Sobota le 2 septembre, accélère la marche et finalement s’empare de Varsovie le 8 septembre 1655. Pour les Polonais, c’est un désastre absolu mais cela ne fait que commencer…

Les Suédois font prisonniers des nobles polonais (Source-Huile sur toile de Wojciech Kossak, Musée de Bytom-Pinacothèque polonaise en ligne)
Les Suédois font prisonniers des nobles polonais (Source-Huile sur toile de Wojciech Kossak, Musée de Bytom-Pinacothèque polonaise en ligne)

La Pologne-Lituanie est en train de mourir…

Obligé de fuir sa capitale en catastrophe, le roi Jean-Casimir Vasa, refusant la défaite, pense, un temps, organiser sa défense autour de Cracovie. Il lui reste encore certains moyens : quelques nobles fidèles, de riches provinces qui peuvent encore fournir des hommes comme la Petite-Pologne (Cracovie) ou la Silésie (Wroclaw) et surtout un chef militaire exceptionnel en la personne de Stefan Czarniecki. Âgé de 56 ans, Stefan Czarniecki est un commandant connu de tous en Pologne. Ayant mené des combats victorieux sur tous les terrains d’Europe orientale contre les Ottomans, les Russes, les cosaques ukrainiens ou les Tatars de Crimée, il n’a plus rien à prouver à personne.

S’étant formé aussi bien avec les cavaliers de la steppe qu’avec la discipline européenne de l’armée autrichienne, Czarniecki est un soldat complet même si sa préférence va au combat irrégulier ‘’à l’orientale’’, celui des cosaques et des guerriers de la steppe. Malheureusement, sa condition de petit noble a toujours bloqué son ascension militaire et sociale : il est méprisé par une partie des grands nobles qui n’aiment pas son côté parvenu. Heureusement pour lui que le roi Jean-Casimir a su discerner son potentiel extraordinaire et lui donne toute sa confiance. Néanmoins, c’est contre les avis prudents de Czarniecki que les premières batailles ont été livrées et perdues contre les Suédois : la grande noblesse polonaise n’a pas écouté les conseils du sage et téméraire paladin qui préconisait d’harceler les Suédois plutôt que de les affronter en bataille rangée. Dorénavant, c’est à lui que le roi va donner la priorité.

Portait de Stefan Czarniecki, 1599-1665 (Source-Huile sur toile de Leon Kaplinski, Wikimédia Commons)
Portait de Stefan Czarniecki, 1599-1665 (Source-Huile sur toile de Leon Kaplinski, Wikimédia Commons)

Mais les Suédois vont, de toute manière, briser toutes les bonnes dispositions du roi Jean-Casimir et de Stefan Czarniecki. Dirigeant son armée à la poursuite de son cousin, Charles X de Suède se heurte ainsi, le 16 septembre, à une armée presque équivalente numériquement de Polonais menés par le roi Jean-Casimir et les derniers nobles qui le suivent… Mais la puissance de feu des fantassins et artilleurs suédois a vite raison des cavaliers nobles et des paysans polonais qui sont, une nouvelle fois, mis en déroute…

Le roi Jean-Casimir, ne pensant même plus défendre Cracovie, laisse Stefan Czarniecki s’en charger, une mission -d’ores et déjà- désespérée et chevauche alors jusqu’en Silésie autrichienne pour se mettre sous la protection de l’empereur d’Autriche Ferdinand III de Habsbourg… Il y arrive le 25 septembre et à cette date, la Pologne n’a alors plus de roi sur son territoire : elle n’est plus qu’un vaste champ de ruines fumantes…

Il faut, en effet, préciser que les Suédois se font remarquer par les destructions et les pillages à grande échelle : les plus grandes cités de Pologne comme Poznań, Łódź, Kalisz et même Varsovie sont ainsi mises à sac et les pertes matérielles sont immenses… Le patrimoine religieux est particulièrement visé : n’oublions que cette guerre est également religieuse entre Suédois protestants et Polonais catholiques… De fait, les églises et leurs trésors sont en ligne de mire de la soldatesque suédoise et ses mercenaires allemands qui se payent directement en pillant ; de même pour les palais des grands nobles, les universités, les facultés, les théâtres ou encore les très importantes bibliothèques, celle de Varsovie notamment, qui, pour certaines, seront perdues à jamais…

On estime à plus de 5 millions de zlotys polonais les pertes dues au passage des Suédois…[5] Et bien entendu, c’est sans parler des horreurs humaines : viols, massacres et violences diverses qui dévastent le pays… Des villes perdent plus d’habitants que lors de la Grande Peste Noire…

Mais un malheur, c’est connu, n’arrive jamais seul… Alors que la Pologne est engloutie par le Déluge suédois, les Polono-Lituaniens voient maintenant la Lituanie partir du giron de la Double-République ! En effet, le traité de Kėdainiai passé, le 20 octobre 1655, entre les Suédois et la plus grande famille du pays sous la houlette de Janusz Radvila, chef de l’armée lituanienne, stipule clairement que l’Union de Lublin unissant Pologne et Lituanie depuis 1569, est maintenant rompue et que la souveraineté de la Lituanie et de la Ruthénie (Belarus actuel) est désormais transmise au roi Charles X de Suède… Bien entendu, le prince Janusz Radvila et son cousin Bogusław Radvila deviendraient les nouveaux gestionnaires de ces territoires ‘’au nom du roi de Suède’’ mais surtout pour leur propre compte…

Comment a-t-on pu en arriver là ? L’irritation et l’agitation des grands nobles protestants lituaniens envers un roi catholique, l’éloignement du pouvoir de Varsovie, le rejet de l’autorité royale par la Szlachta polono-lituanienne mais également le danger représenté par les Russes qui, profitant du chaos polono-lituanien se sont déjà emparés de Vilnius le 9 août pour y commettre des atrocités sans nom, font que pour bon nombre de nobles lituaniens, la solution se trouve dans le recours au Suédois et à leur roi… Ceux-ci débarquent d’ailleurs leurs troupes en Lituanie dès le mois d’août 1655 s’emparant déjà de plusieurs villes…

L’impossible défense de Cracovie…

Autour de Cracovie, la situation début octobre 1655, est sans espoir. Charles X de Suède mène le siège avec près de 13 000 hommes alors que l’héroïque Stefan Czarniecki ne peut lui opposer que 2000 soldats mal armés. Un effort dérisoire. Le roi de Suède se permet même de diviser ses troupes en vue d’essayer de capturer le roi de Pologne en fuite vers le sud de la Petite-Pologne et la Silésie : c’est ainsi qu’avec 5000 hommes, Charles X, s’approche de Tarnów, à 80 kilomètres à l’est de Cracovie et le 3 octobre 1655, rencontre à Wojnicz, entre 6000 à 7000 cavaliers polonais aux ordres des derniers grands nobles soutenant encore le roi Jean-Casimir : il y là l’hetman Stanisaw Lanckoronski, le palatin Jan Sobieski, le prince Dymitr Wisniowiecki, le grand-étendard de la Couronne Alexander Koniecpolski…

La lutte, inégale, est perdue d’avance : le fusil et la discipline suédoises ont raison du cheval et de la lance polonaises… Encore une fois… Et plus grave, les propositions suédoises séduisent, de plus en plus : c’est ainsi, que suite à cette nouvelle défaite, les nobles polonais qui s’engagent au service de Charles X de Suède sont de plus en plus nombreux… Chacun est content de voir ses acquis confirmés par ce nouveau maître et plus personne ne pense au bien général de la Pologne qui, minée par les divisions, est en train de sombrer dans ce raz-de-marée suédois dévastant tout sur son passage…

Stefan Czarniecki défendant Cracovie en septembre-octobre 1655 (Source-Wikimédia Commons)
Stefan Czarniecki défendant Cracovie en septembre-octobre 1655 (Source-Wikimédia Commons)

Il reste bien Cracovie… Depuis le 25 septembre, Stefan Czarniecki et les autorités de la ville ont tout tenté pour sauver la ville et prolonger sa défense ! Le maire de la ville parcourt les rues pour recruter des hommes, il en trouvera mille ; l’évêque est allé convaincre les étudiants de l’université de prendre les armes, ils seront plusieurs centaines ; jusqu’à la reine de Pologne, la Française Marie-Louise de Gonzague qui donne ses bijoux en gage pour acheter fusils et canons… Mais comment résister aux plus de 8000 Suédois parfaitement entraînés du redoutable comte Wirtenberg ? Les jours passent, les approvisionnements commencent à diminuer tragiquement mais Stefan Czarniecki continue à animer la défense comme jamais !

Pourtant, à partir du 6 octobre, les mauvaises nouvelles arrivent dans l’ancienne capitale des rois de Pologne : le roi Jean-Casimir en fuite, les grands nobles se rallient au roi de Suède, plus aucun secours à espérer… Cracovie est désormais seule… Czarniecki, poussant les limites de la résistance au bout du possible, est finalement contraint – la mort dans l’âme – de négocier à partir du 12 octobre ; la ville est menacée d’une famine et il ne pourrait supporter d’infliger cela à la population… Le 13 octobre, Cracovie tombe et le 19 octobre suivant, le roi Charles X de Suède y fait son entrée.

Les conditions de la capitulation sont les suivantes : les Suédois s’engagent à ne rien piller tandis que les 2000 soldats de Czarniecki sont autorisés à garder leurs armes pour rentrer chez eux sous réserve de ne pas servir contre les Suédois pendant un mois… Czarniecki et ses derniers fidèles s’empressent alors de partir pour la Silésie pour y rejoindre le roi Jean-Casimir ; pendant ce temps, les Suédois se font fort de ne pas du tout respecter leurs engagements mettant Cracovie au pillage et saccageant nombre de palais, églises et autres lieux de valeur… Pour les Suédois et leurs mercenaires allemands, tous protestants, une chose est claire : tout le luxe des Catholiques leur servira bien de salaire…

Cracovie tombée, un boulevard s’ouvre pour les Suédois en vue de s’emparer des riches provinces de Petite-Pologne et de Silésie. Mais le roi Charles X, considérant cette tâche déjà acquise, décide de laisser ces tâches à ses subordonnés tandis qu’il se portera plus au nord de la Pologne en vue de prendre possession de la dernière province qui oppose une forte résistance à savoir celle de Poméranie où l’excellent et fidèle Jakub Weijher, 46 ans, dirige une défense de fer depuis l’imposant château de Malbork.

Ce noble allemand possédant la première fortune du nord de la Pologne avec des biens fonciers estimés à 100 villages, cinq villes et 33 000 zlotys polonais de rente est aussi un chef militaire de premier rang : voïvode de Malbork, il n’entend pas se laisser faire par les Suédois et veut défendre le roi Jean-Casimir auquel il doit une partie de son ascension sociale. Pour Charles X de Suède, il est vital de sécuriser Malbork car il ne peut laisser une forteresse de cette importance sur ses arrières… Sans le savoir, Weijher, en résistant ainsi et en attirant Charles X vers le nord de la Pologne, est en train de sauver son pays d’adoption…

Les Suédois pénètrent donc en Silésie aux alentours du 20 octobre. Villes et villages tombent les uns après les autres. Au début du mois de novembre 1655, les cavaliers allemands de l’avant-garde du général suédois Muller font remonter la nouvelle à leur général : ils sont arrivés en vue d’une sorte de place forte, ressemblant davantage à un monastère fortifié qui semblent avoir préparé une défense sommaire… Les Suédois viennent d’arriver à Czestochowa…

Position de Czestochowa en Pologne (Source-Google Maps)
Position de Czestochowa en Pologne (Source-Google Maps)
Le monastère de Jasna Gora à Czestochowa (Source-Site Zoover.be)
Le monastère de Jasna Gora à Czestochowa (Source-Site Zoover.be)

Le dernier espoir de la Pologne passe par Czestochowa…

Dès le 6 août 1655, le Père supérieur Augustyn Kordecki, 52 ans le 16 novembre, l’a décidé lors d’un conseil d’urgence : il est hors de question que le monastère de Jasna Gora tombe aux mains des Suédois ! Considéré comme l’un des lieux saints les plus importants de Pologne, ce monastère fortifié abrite, en effet, une icône de la Vierge Marie connue dans l’entièreté du monde chrétien et catholique : la Vierge Noire de Czestochowa. Mais les richesses du monastère ne se résument pas à cette icône : pierreries, objets de culte, bibliothèque, manuscrits, joyaux divers, c’est un vrai trésor de la Chrétienté que Kordecki et les moines du lieu se refusent catégoriquement à ne pas défendre… Quel qu’en soit le prix !

Kordecki est issu d’une famille de bourgeois de la région de Gniezno, véritable berceau de la Chrétienté polonaise au Xème siècle. Éduqué dans des collèges jésuites de la Grande-Pologne, il devient prêtre en 1634 à 30 ans et depuis, il s’est montré un parfait ecclésiastique notamment depuis sa mutation au monastère de Jasna Gora à Czestochowa. Connu pour son goût prononcé pour la musique liturgique, c’est aussi un homme inflexible et qui ne reculera devant rien. Ayant monté tous les échelons de sa hiérarchie, il est maintenant la plus haute autorité de ce lieu saint : pour lui, seul le Diable le verra fuir de Czestochowa et abandonner ce que Dieu lui a confié.

Le Père Augustyn Kordecki, 1603-1673 (Source-Bibliothèque nationale polonaise)
Le Père Augustyn Kordecki, 1603-1673 (Source-Bibliothèque nationale polonaise)

Alors que Kordecki a entamé les travaux de défense du monastère depuis la mi-août, tout se précipite au courant du mois d’octobre. Les nouvelles catastrophiques se succèdent et chacun comprend que, d’ici peu, les Suédois seront bien présents sous les murs de Czestochowa. De plus, davantage alarmant, il est clair que les moines ne pourront compter sur aucune aide de l’armée polonaise déjà en train de se liquéfier voire de s’allier aux Suédois… Quant au roi Jean-Casimir, la question est la suivante : où est-il ? Est-il même toujours roi ?

Donc Kordecki fait les comptes : il dispose de 70 moines en tout et pour tout. Très vite, il utilise ces propres deniers pour acheter une soixantaine de fusils en vue de les équiper. Ensuite, il fait à travers la campagne pour engager des hommes avec l’argent du monastère : 160 soldats de plus, des paysans inexpérimentés. Ce sera toujours insuffisant. On répand l’appel à l’aide de Kordecki dans tous les villages et petites bourgades de Silésie pour attirer des volontaires, surtout parmi les quelques nobles qui restent fidèles à la cause polonaise : environ 80 volontaires accourent… C’est si dérisoire mais parmi ces derniers, on compte une vingtaine de guerriers dont cinq grands nobles, des professionnels de la guerre expérimentés dont la défense du monastère aura bien besoin.

C’est notamment le cas de Piotr Czarniecki, frère aîné du fameux Stefan Czarniecki, qui arrive de Kiev avec toute l’expérience de la lutte contre les Cosaques. On a aussi Stefan Zamoyski mais surtout le très sulfureux Stanisław Warszycki. Celui-là a sans doute bien besoin d’une rédemption divine au vu de sa réputation : en effet, si certains le voient comme un seigneur cruel, voire comme un sorcier, d’aucuns racontent de lui qu’il est damné pour avoir passé un pacte avec le Diable en personne ! Racontars, légendes noires diront d’autres, toujours est-il que Warszycki est avant tout un guerrier et qu’il reste parmi les derniers grands nobles à soutenir le roi Jean-Casimir.

Ce noble, fascinant à plus d’un titre, ayant étudié en Italie à la prestigieuse université de Padoue, fin politique, habile économiste et agronome sur ses terres, mécène des universités polonaises, est justement connu pour les fortifications exceptionnelles entourant ces domaines. Et si d’aucuns pensent que Warszycki a dû pactiser avec le démon pour trouver les fonds nécessaires à ces fortifications, elles vont prouver leur utilité ! En effet, dans son domaine de Dankow, environ une quinzaine de kilomètres au nord-ouest de Czestochowa, il a réalisé la performance – presque unique alors – de repousser les cavaliers suédois venus tester les défenses de son village ultra-fortifié : on n’attaque pas Warszycki comme ça !

Restant pour protéger ses terres à Dankow, il souhaite tout de même participer à la défense de Czestochowa : il renforce alors le monastère de Jasna Gora, avec une douzaine de ses hommes d’arme, des canons et -non négligeable- un troupeau de bovins qui sera fort utile pour l’approvisionnement en nourriture.

Stanisław Warszycki, 1599-1681 (Source-Gravure de Jan Matejko, Wikimédia Commons)
Stanisław Warszycki, 1599-1681 (Source-Gravure de Jan Matejko, Wikimédia Commons)

Le Père Kordecki s’est également occupé de remettre en état les quelques canons de son monastère fortifié, il en a trouvé d’autres, a ajouté ceux de Warszyski et finalement peut se targuer de disposer de quelques trente canons dont près de la moitié des pièces lourdes… Kordecki, les moines, les quelques volontaires, les cinq nobles sont prêts, les Suédois n’ont plus qu’à se montrer !

****

Pendant ce temps, pour le roi Jean-Casimir, la partie semble terminée : abandonné par la plupart de ses grands nobles, méprisé par ceux qui lui avaient accordé leur confiance, resté quasiment seul avec le rescapé de Cracovie, Stefan Czarniecki, Jean-Casimir n’a presque plus qu’une idée en tête : que le puissant Empereur d’Autriche -catholique – vienne à son aide et se réclame du trône polonais pour contrer le roi -protestant – de Suède… Mais à l’heure qu’il est, Ferdinand III de Habsbourg a d’autres affaires en tête et n’a aucune envie de se frotter aux redoutables Suédois…

Ce qui veut bien dire qu’en l’état, la Pologne, mise à part la province de Galicie en Ukraine de l’ouest et quelques forteresses dans le nord comme Malbork qui résistent pour encore quelques temps, n’existe pratiquement plus que sur le papier… Il reste pourtant le symbole de Czestochowa : mais que les Suédois s’en emparent et toute résistance polonaise s’effondrera définitivement… Car chacun saura maintenant que Dieu a abandonné la Pologne…

S’il n’avait le toujours optimiste Czarniecki à ses côtés, le roi Jean-Casimir serait vraiment aux abois mais le fameux chef militaire, héros malheureux de Cracovie, a confiance et refuse absolument de croire que tout soit fini ! Aussi, Jean-Casimir veut toujours y croire et se démène pour essayer de rameuter ces derniers soutiens ; désormais, il a fait passer tous les restes de son armées sous les ordres de Czarniecki. S’activant par tous les moyens à rameuter des hommes, Czarniecki veut qu’on lui donne carte blanche pour mener la guerre dont il est le spécialiste : la guérilla.

Si on lui laisse le temps de mettre en place des colonnes mobiles de cavaliers et la levée en masse paysanne, Czarniecki se fait fort de rendre la Pologne un enfer pour les Suédois qui, loin de leurs bases, seront coupés de leurs lignes d’approvisionnement et frappés à l’aveugle par un ennemi inamissible… Déjà, Czarniecki a regroupé quelques centaines de partisans ; le grand magnat, ayant fait fortune dans le commerce du sel, le prince Jerzy Lubomirski, malgré son aversion pour Jean-Casimir, a, quant à lui, décidé de mettre son armée privée de cavalier au service du roi de Pologne ; des volontaires affluent, par petits groupes certes…

Jean-Casimir, réfugié à Opole en Silésie, à quelques 90 kilomètres de Czestochowa, aurait encore des raisons d’espérer mais pour que le projet de Czarniecki prenne forme, il faudrait du temps et surtout que la confiance revienne dans la camp polonais… Et dans cette Pologne catholique, la confiance passe forcément par Dieu… Et donc par Czestochowa…

Le Prince Jerzy Sebastian Lubomirski, 1616-1667 (Source-Huile sur toile anonyme, XVIIe siècle-Wikimédia Commons)
Le Prince Jerzy Sebastian Lubomirski, 1616-1667 (Source-Huile sur toile anonyme, XVIIe siècle-Wikimédia Commons)

« Le temps de la négociation n’est plus… Nous leur répondrons par la bouche de nos canons ! »

Le général suédois Muller observant le monastère de Jasna Gora (Source-Bibliothèque polonaise en ligne)
Le général suédois Muller observant le monastère de Jasna Gora (Source-Bibliothèque polonaise en ligne)

Le 8 novembre 1655, les troupes suédoises du général Muller sont en vue du monastère fortifié de Jasna Gora à Czestochowa ; tentant la ruse, Muller donne l’ordre au chef de son avant-garde, le commandant Jan Wejhard Wrzesowicz, un Polonais ayant accepté de rejoindre les Suédois, de s’avancer avec 300 cavaliers pour demander l’asile aux moines de Jasna Gora… L’idée étant qu’une fois à l’intérieur, les cavaliers suédois en profitent pour tout saccager et passer les moines au fil de l’épée… Mais Kordecki n’est pas dupe de la comédie effectuée par un Wejhard qui essaye de convaincre les moines qu’étant polonais, il veut les défendre : refus net.

Kordecki fait toutefois renvoyer aux Suédois que s’ils sont prêts à payer une très forte somme d’argent, alors peut-être consentira-t-il à leur ouvrir ses portes… Mais peut-il croire, un instant, que les Suédois vont accepter alors qu’ils se pensent en position d’évidente supériorité ? En tout cas, Kordecki peut se féliciter d’une décision vitale : la veille 7 novembre, il a fait expédier en catimini au château de Lubliniec, environ 35 kilomètres au sud-ouest le trésor le plus précieux du monastère à savoir l’icône de la Vierge Noire… Pour tromper les Suédois, Kordecki a lui-même passé les derniers jours à en peindre une copie qu’il a placée dans l’église… Ainsi, même si lui et ses moines devaient périr, l’icône sacrée sera sauve…

L'icône sacrée du monastère de Czestochowa, la Vierge Noire (Source-Pinterest)
L’icône sacrée du monastère de Czestochowa, la Vierge Noire (Source-Pinterest)

Le général suédois Muller pense avoir tout son temps et puis il rechigne à prendre ce monastère d’assaut ; cela sera fatalement coûteux en vies humaines et il n’a pas encore le bon matériel notamment en matière d’artillerie… Aussi, attend-il le 18 novembre pour débuter véritablement les opérations du siège proprement dit. Les Suédois sont alors quelques 2250 hommes, fantassins et cavaliers, pour la plupart des mercenaires allemands que le roi de Suède paye à prix d’or par la promesse de formidables butins sur les villes polonaises… En face, les Polonais ne sont que 300 mais fermement décidés à tenir… Les jours précédents, le Père Kordecki a passé en revue chaque homme parmi les défenseurs, il a visité chaque bastion, il est même allé bénir tous les canons du monastère…

C’est donc le 18 novembre dans l’après-midi que le général Muller entreprend le siège du monastère. Avant de débuter les opérations, il essaye encore une fois d’entamer des négociations mais la réponse de Kordecki est nette et sans appel : « Le temps de la négociation n’est plus… Nous leur répondrons par la bouche de nos canons ! » Et aussitôt, les canons polonais crachent la mort sur les Suédois qui sont surpris d’une telle riposte ! Muller, abasourdi, fait tout de même répliquer et la nuit du 18 au 19 novembre s’embrase alors des obus incendiaires suédois qui s’abattent sur le monastère…

Le Père Kordecki utilise lui-même l'une des pièces du monastère (Source-Inconnu-Nobility.org)
Le Père Kordecki utilise lui-même l’une des pièces du monastère (Source-Inconnu-Nobility.org)

Le siège peut commencer !

N’ayant qu’une dizaine de pièces à sa disposition, Muller se voit limité pour entamer le bombardement du monastère ; d’autant que les Polonais, possédant une meilleure artillerie, ne se privent pas d’utiliser les leurs ! Dès le 19 novembre, les Suédois qui s’étaient installés dans les maisons du village même de Czestochowa s’en voient délogés par un violent tir de barrage polonais : Kordecki a, en effet, décidé de sacrifier le village de Czestochowa qui disparaît ainsi dans les flammes… Les Suédois ne pourront ainsi plus s’y abriter…

Pièce d'artillerie utilisée par les moines de Czestochowa (Source-Pixabay)
Pièce d’artillerie utilisée par les moines de Czestochowa (Source-Pixabay)

Entre le 20 et le 23 novembre, les Suédois essayent de mener un siège de manière conventionnelle : des tranchées sont établies de nuit tandis que des dizaines de bombes incendiaires viennent s’écraser sur les murs, les bastions et les tours du monastère… Pendant ce temps, quelques fantassins suédois tentent de s’approcher pour jeter des grenades à l’intérieur même des fortifications… Mais tout cela n’a finalement que peu d’effet et les murs du monastère tiennent bon ! Ses défenseurs également qui, en dépit de leur grande inexpérience d’un bombardement pareil, s’accrochent à leurs postes et à leur foi, combattant le feu par le feu… C’est ainsi que, le 23 novembre, au milieu du fracas de l’artillerie, un événement vient mettre du baume au cœur des défenseurs…

Le Père Kordecki le relate lui-même : « À un certain moment, au cœur du tonnerre du bombardement, un chant pieux et sacré fut entendu depuis le sommet de la tour de la sacristie ; il donna du courage au cœur des défenseurs. Depuis lors, cela devient une habitude d’entendre chaque jour, au milieu des combats, ces chants émanant de cette solide et majestueuse tour. En entendant cela, les Suédois devinrent de plus en plus furieux car ils virent là une démonstration de mépris à leur égard. »

Toutefois, les Polonais ne se contentent pas de résister mais les quelques guerriers nobles qui ont joint la défense du monastère se proposent de lancer quelques sorties audacieuses pour déstabiliser -encore davantage- les Suédois. C’est ainsi que le 24 novembre, le téméraire Piotr Czarniecki s’accompagne de quelques soldats expérimentés de sa suite pour faire une surprise nocturne aux Suédois : tirant habilement parti de son expérience de chef de partisans contre les Ottomans et les Russes, Czarniecki arrive à infiltrer ses hommes jusque dans le camp suédois où il déclenche le chaos ! Plusieurs officiers dont le commandant de l’artillerie suédoise sont égorgés, des soldats massacrés, deux pièces de canons capturées par les Polonais, c’est un succès total pour Piotr Czarniecki qui arrive à revenir dans le monastère en ayant perdu qu’un seul homme lors de ce raid dévastateur.

Entre le 26 et le 27 novembre, Muller, dont la résistance du monastère complique tous les calculs, décide d’envoyer un message alarmé à son supérieur, le comte Wirtenberg pour obtenir de nouvelles pièces d’artillerie, si possible de gros calibre : ce monastère devra disparaître sous les cendres !

Les Polonais s’accrochent !

Les premiers jours de décembre voient les Suédois tenter de briser le moral des défenseurs du monastère par diverses tentatives : nouvelles demandes de se rendre, menaces de détruire le monastère en cas de refus, tentatives d’amadouer certains défenseurs du monastère, Muller va même jusqu’à capturer les deux moines qui étaient venus parlementer avec lui et à menacer de les pendre si Kordecki ne capitule pas ! Mais si le Père supérieur est outré d’un tel procédé qui est contre les lois de la guerre, il ne faiblit pas ; d’ailleurs, les deux moines dégoûtent Muller lorsque celui-ci les menaçant de mort s’ils n’abjurent pas le roi Jean-Casimir, ils répondent : « Que nous importe de mourir aujourd’hui puisque demain nous devrons nous immoler pour Dieu, notre roi et notre patrie ? » Les Suédois n’en peuvent plus ! D’autant que la neige et les conditions climatiques rendent la poursuite du siège très compliquée pour eux…

Le 10 décembre, le général Muller peut -une fois n’est pas coutume- exulter : les canons lourds et les renforts qu’il attendait viennent enfin d’arriver ! Quatre pièces moyennes mais surtout deux pièces monstrueuses de calibre 24 qui peuvent, chacune, faire craquer les murs de ce monastère récalcitrant ! De plus, 600 fantassins suédois de renfort accompagnent ces pièces : le siège et le bombardement peuvent reprendre de plus belle !

Entre le 11 et le 13 décembre, les 17 canons suédois de Muller déchaînent ainsi un tonnerre de feu sur le monastère en se focalisant surtout sur les murs nord et le bastion de la Sainte-Trinité. Mais de nouveau, les Polonais, conscients du danger que font courir ces deux pièces lourdes de 24’, effectuent une périlleuse sortie, résultat : l’une des deux pièces de 24’ est détruite, de même que l’une des redoutes suédoises avancées… Muller enrage ! En face, Kordecki anime et réanime la défense comme il peut en multipliant les actions personnelles pour encourager les siens et donner de l’allant : il a confié la défenses des principaux bastions du monastère à des duos formés d’un noble et d’un moine et passe partout pour vérifier que la discipline ne se relâche pas… En effet, certaines voix émettent l’idée de se rendre : pour Kordecki, il n’en est pas question !

Le siège de Czestochowa en 1655 (Source-Huile sur toile de Franciszek Kondratowicz-Wikimédia Commons)
Le siège de Czestochowa en 1655 (Source-Huile sur toile de Franciszek Kondratowicz-Wikimédia Commons)

Le Miracle a lieu !

À court d’idées, les Suédois se décident, vers le 18 décembre, à tenter de creuser des galeries pour installer des mines en dessous des murs du monastère… Les travaux commencent sur le front sud mais les Polonais ont bien vite repéré les mineurs suédois… Dès le 20 décembre, le noble Stefan Zamoyski, prenant quelques hommes avec lui, attaque -en plein jour et à cheval- les mineurs suédois qui sont soit massacrés dans les tunnels mêmes soit contraints à prendre la fuite… Pour les Suédois, qui perdent également deux nouveaux canons dans l’affaire, il faut tout recommencer… Deux jours sont ainsi perdus pour réparer les pertes avant que de nouvelles opérations ne soient lancées le 22 et le 23 ; toujours sans résultats… Ces murs polonais semblent indestructibles

Muller, excédé par ce siège qui n’en finit plus, tente alors, le 24 décembre, de relancer les négociations jouant sur la menace : si les Polonais ne se rendent pas, les Suédois ne feront pas de prisonniers en cas d’assaut victorieux et tout le monde sera massacré, le monastère rasé par le feu. Nouveau refus net de Kordecki. Désespéré de venir à bout de ce coriace et têtu vieillard, Muller ordonne alors de faire cracher la mort à toute son artillerie qui entame un des pires bombardements du siège notamment sur ces murs nord contre lesquels les Suédois ont tant buté… Mais les murs comme les Polonais tiennent toujours bons !

Alors, les négociations reprennent : Muller propose maintenant aux Polonais qu’ils payent la somme de 60 000 thalers et les Suédois les laisseront tranquilles… Mais Kordecki fait répondre, presque avec ironie, qu’il aurait bien payé au début du siège mais qu’il a maintenant besoin de cet argent pour réparer les dommages faits au monastère… Pour Muller, une dernière solution subsiste : déclencher un assaut général… Pour enfin submerger cet obstacle qui défie la puissance suédoise depuis maintenant plus d’un mois…

Dans la nuit du 24 au 25 décembre, le Père Kordecki et les moines prient de manière particulière : c’est la nuit de Noël, celle de la naissance du Christ, fils de la Vierge-Marie dont le monastère est le dépositaire terrestre… Alors, les prières se font plus intenses, plus appuyées, plus désespérées aussi… “Faites que les Suédois partent…” Est la demande qui court dans tous les esprits, dans toutes les suppliques faites à Dieu, à la Vierge et l’enfant Jésus… Seront-elles entendues ? Dans le monastère, nobles, volontaires, paysans et moines n’en peuvent plus… Ils ont tout donné et savent bien que d’ici quelques jours, tout sera fini pour eux… À moins d’un miracle… Mais Dieu est-il encore du côté de la Pologne ?

Vers midi le 25 décembre, il ne semble pas que les prières aient été efficaces… Muller et les Suédois lancent, en effet, une attaque générale et ils y ont mis les moyens ! Laissons la parole au Père Kordecki pour décrire ces instants de combat dantesque :

« Les canons foudroyèrent le mur du nord, les boulets frappèrent les murs du cloître avec une telle force que, en de nombreux points, ils pénétrèrent directement au travers, volant et rebondissant autour parmi les débris et la poussière dispersés dans les couloirs et les escaliers ; causant une telle peur parmi les défenseurs que personne n’eut le courage de regarder par la fenêtre. Alors l’ennemi se mit à lancer des torches enveloppées de chanvre imbibées de poix et garnies de souffre et de sulfure. Ils déclenchèrent un feu terrible surtout ceux utilisant des tubes de fer car cela donnait l’impression qu’il pleuvait du feu et du plomb de partout. Cela ressemblait à des grenades mais comme la majorité d’entre elles sont tombées à l’extérieur du cloître ou dans le patio intérieur, elles ne firent que peu de dommage. »

Ce nouvel assaut suédois est, une nouvelle fois, un échec… Un échec d’ailleurs symbolisé dans la soirée par l’explosion d’un des canons lourds de 24 livres suédois suite, semble-t-il, à un mauvais fonctionnement… D’aucuns rapportent que cette explosion serait due à un boulet de ce même canon qui, ayant ricoché sur les murs du monastère, serait revenu faire exploser le canon… Comme si la protection divine avait protégé le monastère…

Pour Muller, cette journée sanglante du 25 est la goutte de trop : ayant perdu plusieurs centaines d’hommes depuis le début du siège -ce qui en fait la plus grave perte en hommes des Suédois jusqu’à présent durant cette guerre- il décide de plier bagages et de rejoindre le comte Wirtenberg…

Au petit matin du 27 décembre 1655, nobles, volontaires et moines polonais se réveillent dans un calme apparent qui sonne de manière étrange… Où sont les coups de canons suédois habituels ? La réponse à cette question produit un vif écho parmi les guetteurs postés sur les murs du monastère : les Suédois sont partis ! Les prières du Père Kordecki et des moines ont été entendues ! Le miracle a eu lieu ! Et pour chaque Polonais, une chose est désormais sûre et certaine : Dieu n’a donc pas abandonné la Pologne… Bien au contraire ! Une nouvelle ère commence !

Statue à l'effigie du Père Kordecki à Czestochowa (Source-Pixabay)
Statue à l’effigie du Père Kordecki à Czestochowa (Source-Pixabay)

Epilogue : La voie est tracée…

Cavaliers légers polonais (Source-Huile sur toile de Juliusz Kossak-Pinacothèque polonaise en ligne)
Cavaliers légers polonais (Source-Huile sur toile de Juliusz Kossak-Pinacothèque polonaise en ligne)

Les conséquences du siège raté de Czestochowa sont pour les Suédois à la fois insignifiantes et désastreuses. En effet, si la possession de ce monastère ne change pas grand-chose sur le plan stratégique immédiat, la nouvelle de ce premier échec des Suédois qui, plus est, dans un lieu saint d’une grande importance symbolique, a un retentissement immense en Pologne. Pour beaucoup, le dévouement des moines du Père Kordecki est largement assimilable à une épreuve de martyr christique où ceux-ci auraient racheté les péchés de la Pologne par leur résistance acharnée comme Jésus sur la Croix. De plus, le siège a duré quarante jours tout comme les quarante jours que le Christ passa dans le désert.

Pour beaucoup, il ne peut y avoir de coïncidence du fait que Czestochowa soit le premier vrai coup d’arrêt des Suédois : c’est un message divin et les moins en ont été les rapporteurs. Finalement, nombres de nobles et de soldats polonais ayant rejoint les Suédois ou ayant abandonné la lutte, se prennent de remords : si Dieu est avec Kordecki, alors il est resté du côté de Jean-Casimir auquel les moines étaient fidèles, c’est donc là que se trouve le vrai destin de la Pologne.

Aussi, dès la fin du mois de décembre, la situation des Suédois en Silésie se dégrade considérablement : le mouvement de guérilla, déjà né durant le siège, explose littéralement et petits nobles et paysans prennent les armes par centaines, par milliers pour venir harceler et couper les lignes des Suédois ; pendant ce temps, des centaines de cavaliers, petits ou moyens nobles, prennent la route pour venir rejoindre le roi Jean-Casimir qui, pressé notamment par Stefan Czarniecki mais aussi le prince Lubomirski ou l’Hetman Potocki, se décide à rentrer en Pologne. L’année 1655 n’est pas encore finie que la confiance a – déjà – complètement changé de camp.

Alors certes, pour les Polonais et les Lituaniens, il faudra encore du temps, de la sueur et du sang pour arriver à chasser les Suédois de leur territoire national[6] mais les cartes étaient redistribuées avec un avantage décisif : dorénavant, pour chaque Polonais, combattre pour son pays et son roi revenait à combattre avec l’aval de Dieu et pour la foi catholique…

Jean-Casimir, fin politique, le comprend très bien et exploite parfaitement ce siège de Czestochowa : le 1er avril 1656, arrivé dans la grande ville de Lwów en Ukraine polonaise, il prête le serment dit de Lwów par lequel il fait la Sainte-Vierge-Marie reine de Pologne devant l’Eternel, sorte de reconnaissance de son rôle pour la défense de Czestochowa… Moins de sept jours plus tard, les cavaliers de Stefan Czarniecki et du prince Lubormirski remportaient la première vraie victoire polonaise en rase campagne sur les Suédois à Warka… La voie était tracée…

Stefan Czarniecki peut désormais partir à la reconquête de la Pologne sur les Suédois (Source-Juliusz Kossak, Bibliothèque nationale polonaise)
Stefan Czarniecki peut désormais partir à la reconquête de la Pologne sur les Suédois (Source-Juliusz Kossak, Bibliothèque nationale polonaise)

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Bibliographie

-Beauvois Daniel, La Pologne, des origines à nos jours, Paris, 1995.

-Kordecki Augustyn, Nova Gigantomacia in Carlo Monte Czestochoviens, Czestochowa, 1658.

-Lukowski Jerzy, A concise history of Poland, Cambridge, 2006.

https://www.universalis.fr/encyclopedie/czestochowa/

https://nobility.org/2011/11/28/jasna-gora/?utm_source=feedburner&utm_medium=emailutm_campaign=Feed%3A+NobilityAndAnalogousTraditionalElites+%28Nobility+and+Analogous+Traditional+Elites%29

Notes

[1] Les “Libertés Dorées’’ sont, dans la double-république de Pologne-Lituanie, toute une série de concessions faites par le pouvoir royal durant la première partie du XVIe siècle à la grande noblesse visant à l’autonomie presque complète de cette dernière.

[2] Les Cosaques Zaporogues auraient aimé être reconnus par la noblesse polonaise mais ils n’obtiennent aucune concession politique étant traité comme de simples guerriers supplétifs ; ils auraient par exemple voulu avoir une délégation de députés à l’Assemblée de Varsovie.

[3] Hetman est un titre guerrier en Europe orientale qui correspond à un chef militaire mais aussi à un chef de clan dans le cas des cosaques.

[4] Gouverneur de province en Pologne-Lituanie.

[5] Certains députés polonais les réclament toujours à la Suède…

[6] Deux longues années seront nécessaires pour chasser les Suédois du territoire polono-lituanien ; des années pleines de nombreuses batailles sanglantes, de sièges et de destructions qui continueront à mettre la Pologne-Lituanie à feu et à sang mais du moins en sortira-t-elle vainqueur.

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