Michal Wolodyjowski (Tadeusz Lomnicki) au siège de Kamenets

Héros national et symbole cinématographique dans la Pologne des années 1960-1970 : le Personnage de Michał Wołodyjowski :

26 août 1672, château de Kamenets-Podolski, sud de la République de Pologne-Lituanie, en Ukraine… Après plus d’un mois de résistance, les quelques 1500 Polonais de la garnison qui tiennent, héroïquement, la dragée haute à plus de 50 000 Ottomans, doivent capituler… Alors que les troupes polonaises quittent la forteresse et que les Ottomans y entrent, une formidable explosion se fait entendre : c’est la réserve de poudre qui vient de sauter…

Maladresse, accident ou acte volontaire désespéré ? Toujours-est-il que dans les décombres de la poudrière se trouve le corps sans vie du commandant des Polonais, Jerzy Wołodyjowski… près de lui, le cadavre de son second et ami, le major Heyking… L’ont-ils fait exprès ? En 1888, l’un des plus grands écrivains de langue polonaise, Henryk Sienkiewicz, écrit le roman Pan Wołodyjowski (Seigneur Wołodyjowski) créant un personnage de héros modèle polonais en la personne de Michał Wołodyjowski, mort tragiquement dans la défense de Kamenets contre les Ottomans dans des circonstances obscures…

En 1969, près de trois cent ans après les faits, un film va répondre à cette interrogation, répondant par là même à une question que d’aucun se posent alors en Pologne : le héros polonais a-t-il toujours une légitimité à être pris comme exemple face à l’adversité ? Ou plus simplement, sommes-nous toujours dans un monde où les héros ont leur place ? Définissons, ici, la notion de héros : un homme ou une femme qui se donne complètement à la cause qu’il défend. Pour accéder à ce statut, doit-il donner jusqu’à sa vie ou bien ce statut découle-t-il justement qu’il sache la conserver pour pouvoir prolonger la lutte ? La réponse peut se trouver au milieu…

L’objectif de notre article est de voir en quoi le traitement cinématographique d’un personnage de fiction, ici Michał Wołodyjowski, dans deux films historiques à grand spectacle de Jerzy Hoffman, Pan Wołodyjowski (1969) et Potop (1974), peut être vu comme le miroir des tensions intellectuelles de la société polonaise des années 1960-1970 concernant la question du culte des héros et de l’enseignement à tirer de l’action héroïque. Pour cela, nous allons analyser ces deux films à travers le prisme des évolutions symboliques notamment du personnage central de Michał Wołodyjowski.  


Déconstruire la figure du héros ? : Pan Wołodyjowski (1969)

Les années 1967-1968 voient en Pologne l’adaptation pour la télévision d’un des plus grands classiques de la littérature polonaise, Pan Wołodyjowski (Messire Wołodyjowski) de Henryk Sienkiewicz (1846-1916), prix Nobel de littérature en 1905. Réalisée par Paweł Komorowski, un jeune réalisateur féru d’histoire sous le nom de Przygody Pana Michała (Les aventures du Seigneur Michael) cette série comportant 13 épisodes de 27 minutes connait un très grand succès auprès du public.

En réalité, cette série voit le jour dans un contexte assez difficile : il a d’abord été pensé un long-métrage mais le réalisateur prévu, Jerzy Hoffman, a dû renoncer, provisoirement, à son projet à cause d’une vague violente d’antisémitisme en Pologne. Faisant jouer ses relations et bénéficiant d’une accalmie dans l’antisémitisme régnant dans le milieu du cinéma, Jerzy Hoffman se lance finalement, en 1969, dans la réalisation d’un film très ambitieux dont l’objet sera donc ce personnage réel et littéraire qu’est Michał Wołodyjowski en reprenant l’intégralité du roman-fleuve de Sienkiewicz.

Notons que l’on ne sait quasiment rien du vrai colonel Jerzy Wołodyjowski : né en 1620 dans l’Ukraine polonaise, ce guerrier de petite noblesse, est seulement connu pour sa mort lors de la défense héroïque de Kamenets en 1672. Reprenant quasiment les mêmes acteurs, le réalisateur de 29 ans au dynamisme prometteur, Jerzy Hoffman, va pouvoir donner sa pleine mesure en tant que metteur en scène. Né en 1932 à Cracovie, ce juif polonais a connu, enfant, toutes les horreurs de la guerre : sa famille voulant fuir les Nazis s’exile en Ukraine soviétique en 1940 mais il se voit alors déporté en Sibérie où il perd ses grands-parents tandis que les membres de sa famille restés à Cracovie périssent dans la Shoah.

Revenu en Pologne, Hoffman davantage proche des idées sociales que de l’idéologie communiste pure se porte vers la réalisation de documentaires sur des problèmes très contemporains comme le banditisme dans les villes polonaises d’après-guerre avant d’aller vers les longs-métrages à partir de 1964 abordant toujours des thèmes très actuels de problèmes sociétaux. Récompensé par une nomination au prestigieux festival du cinéma de Moscou en 1966, il est pourtant ‘’invité’’ par la censure du gouvernement polonais à éviter dorénavant les sujets modernes et choisit alors de se tourner vers le film historique.

Ayant ainsi finalement pu avoir l’aval pour réaliser son film en 1969, il décide de s’accompagner d’un historien de renom pour consultant du nom d’Adam Kersten. Ce dernier, juif comme Hoffman, âgé de 39 ans, passé par les universités de Varsovie et de Lublin, s’est notamment fait remarqué pour ses théories concernant le besoin pour la Pologne de démythifier ses héros et de revoir sa vision du roman national constamment tourné vers l’idée d’une martyrologie de la nation. L’interaction Hoffman-Kersten va être prolifique.

Bref résumé du film (en italique les événements et personnages historiques ayant vraiment existé) : Pologne, 1672. La guerre polono-ottomane de 1672-1676 vient de débuter. Les Ottomans menaçant le sud de la Pologne, les amis de Michał Wołodyjowski, ex-colonel dans l’armée polonaise, décident de le faire revenir à la guerre car il s’était, suite à la perte de sa femme, retiré dans un monastère. Revenu malgré lui, Wołodyjowski retrouve rapidement et ses commandements et ses allants guerriers d’autant que le Grand-Hetman (Chef des armées en Pologne), Jan Sobieski, le futur roi (celui qui sauve Vienne en 1683), lui démontre toute la confiance qu’il place en lui.

Parallèlement, Wołodyjowski retombe amoureux avec la belle et plus jeune Krzysia mais alors qu’elle s’est promise à lui, elle succombe au charme brûlant du meilleur ami de Wołodyjowski, Ketling. Tout s’arrange finalement et tandis que Ketling épouse Krzysia, Wołodyjowski se marie avec la plus jeune sœur de Krzysia, Basia pleine de vie et de douce folie : Wołodyjowski attendri par la sautillante Basia retrouve goût à la vie avec elle. La guerre avec les Ottomans et leurs alliés Tatars (Les Tatars sont des descendants de Gengis Khan installés dans le Caucase et la Crimée et devenus musulmans) reprend et Wołodyjowski y prend part.

L’un de ses seconds, Mellehovich, chef des Tatars pro-polonais se révèle être un Tatar renégat fils illégitime du Khan (prince gouvernant) de Crimée Tukay Bey mais considérant ses services rendus, Wołodyjowski accepte de lui pardonner. Mais Azja, de son vrai nom, n’a que faire de ce pardon et projette de reprendre ses droits. De plus, mourant d’amour pour Basia, il rêve de l’enlever pour en faire sa femme. Rusant, Azja arrive à commander l’escorte de Basia que son mari, confiant, a laissée partir seule avec lui. Profitant de cette occasion, Azja va pour s’emparer d’elle lorsque se défendant, elle lui crève l’œil et s’échappe à cheval dans la neige. Azja, fou de rage, se venge en massacrant et en rasant par le feu le village polonais que Wołodyjowski l’avait chargé de protéger.

Basia, après un chemin interminable dans le vent et la neige, arrive, à moitié-morte à rejoindre le fort où se trouvent des hommes des Wołodyjowski. Azja, en raison de ses crimes, est reconnu comme traitre, rattrapé et exécuté. La partie finale du film se situe lors du siège de Kamenets par les Ottomans : Wołodyjowski, derniers recours pour sauver la ville, y a rejoint son ami Ketling et les deux hommes galvanisent à tel point la défense que, malgré un désavantage numérique de 1 pour 20, les Polonais arrivent à repousser les assaillants ottomans.

La situation est, néanmoins, désespérée aussi Wołodyjowski tient à Basia un discours d’espoir pour l’avenir qui forme une sorte d’adieu. Contre l’avis de la garnison, les notables de la ville signent la capitulation : Wołodyjowski et Ketling, dégoutés de ce qu’ils considèrent une trahison, attendent alors que leurs hommes soient partis pour se faire sauter avec la réserve de poudre de la forteresse devant les yeux atterrés de Basia qui ne comprend que trop tard le drame. Le film finit par la cérémonie d’hommage mortuaire de Wołodyjowski dans laquelle le Grand-Hetman en personne vient déclarer que son sacrifice ne sera pas vain : la dernière scène du film montre alors les cavaliers polonais qui écrasent les Ottomans lors de la bataille de Chochim quelques mois plus tard en novembre 1673. 

Jaquette du film Pan Wołodyjowski (Amazon)
Jaquette du film Pan Wołodyjowski (Amazon)

Un statut de héros

Générique du film Pan Wołodyjowski (Jerzy Hoffman)
Générique du film Pan Wołodyjowski (Jerzy Hoffman)

Les premières secondes du film servent immédiatement à construire la figure de héros de Wołodyjowski. Avec un générique très original, Hoffman, nous présente une nuée de cavaliers arrivant vers le spectateur : Wołodyjowski, sur un cheval blanc, chevauche, seul, devant eux et se rapproche du premier-plan faisant tournoyer son sabre dans l’air. Par un magistral travelling latéral, le spectateur est comme à ses côtés pendant quelques secondes et c’est alors que Wołodyjowski tourne la tête face caméra pour sourire au spectateur, sabre haut et cape au vent. Le tout sur une musique épique et grandiloquente. On ne peut rêver mieux comme entrée dans un film pour présenter un héros. 

Un héros qui est joué par Tadeusz Łomnicki. Alors âgé de 42 ans, cet acteur caméléon du cinéma et du théâtre polonais est le candidat parfait pour un tel rôle. Originaire de la même région que le vrai Wołodyjowski, Łomnicki a connu un parcours chaotique : étudiant en commerce, partisan à Cracovie en 1944, membre de la milice de l’armée communiste polonaise puis se tournant vers le théâtre, il connait la consécration au début des années 1960 en tournant pour des réalisateurs de l’âge d’or du cinéma d’avant-garde polonais comme Andrzej Munk (Eroica, 1958), Andrzej Wajda (Les Innocents charmeurs, 1960) ou Jerzy Skolimowski (Barriera, 1966) jouant souvent les durs au grand cœur, les figures d’autorité ou les personnages en butte à leur destin avec une déconcertante facilité.

Considéré comme l’un des plus polyvalents acteurs du cinéma polonais, il est également reconnu pour son travail en Europe et même aux Etats-Unis où certains acteurs d’Hollywood lui vouent un culte (Jack Nicholson). C’est donc un choix parfait pour ce rôle emblématique. On peut penser que sa grande implication politique auprès du parti communiste polonais ainsi que des instances politiques soviétiques, ont pu jouer dans sa mise en avant mais néanmoins, le talent, le charisme et la perfection du jeu sont là.

Pan Wołodyjowski incarné par Tadeusz Lomnicki à gauche (Jerzy Hoffman / IMDB)
Pan Wołodyjowski incarné par Tadeusz Lomnicki à gauche (Jerzy Hoffman / IMDB)

La suite du film vient confirmer l’image de Wołodyjowski comme le guerrier parfait. Dès le début du film, toute la question est de savoir s’il voudra revenir au combat car tout le monde souhaite son retour à l’armée à commencer par le Grand-Hetman du moment Jan Sobieski. Le discours qu’il lui tient lors d’une scène montre d’ailleurs toute la confiance qu’il lui porte. De fait, alors que Wołodyjowski s’était retiré dans un couvent, un épisode montre, dès sa sortie de l’habit monastique, qu’il n’a rien perdu de son savoir guerrier : alors qu’il quitte le couvent avec le vieil ami qui y est venu le chercher, les deux hommes sont attaqués par des bandits. Wołodyjowski, avec une élégance particulière, attend, laisse une chance aux bandits avant de les battre en duel tous les quatre démontrant la grande habileté au sabre qu’il a conservée.

Dans la suite du film, les épisodes guerriers se succèdent : batailles en plaine, charges, siège… et Wołodyjowski fait toujours preuve d’une grande constance au combat, sorte de point de référence notamment grâce à son sens tactique dû à sa grande expérience de la guerre. Contre les Tatars en rase plaine, il organise une retraite feinte pour mieux les piéger avec ses fusillers derrière des fourrés avant de les contre-charger personnellement avec la cavalerie ; lors du siège de Kamienets, il met parfaitement en place la défense en compagnie de son ami de toujours, l’Ecossais Ketling, personnage fondé sur le vrai major Heyking. 

Wolodyjowski retrouve son esprit guerrier en mettant en fuite les voleurs (Jerzy Hoffman)
Wolodyjowski retrouve son esprit guerrier en mettant en fuite les voleurs (Jerzy Hoffman)

En dehors de cette figure du héros guerrier, Wołodyjowski voit son personnage présenter d’autres aspects du héros juste presque pur. En effet, c’est un homme qui ne peut supporter ce qui ne serait pas honnête. Lorsque Wołodyjowski sort de son couvent, il le fait car on l’un de ses amis est venu lui annoncer que l’Ecossais Ketling, ami et compagnon d’armes de Wołodyjowski est mourant… Wołodyjowski se précipite à son chevet mais découvre qu’il s’agissait là d’un supercherie pour le faire revenir : il considère cette ruse comme vraiment malhonnête.

De même, c’est un homme du pardon. Lorsqu’il s’aperçoit que la femme qu’il aime, Krzysia et qui s’est promise à lui, a été subjugué par le charme troublant de Ketling, il est pris momentanément de l’envie de tuer celui-ci avant de se raviser et de laisser les deux tourtereaux se marier puisque telle est ainsi leur volonté. Plus en avant dans le film, on retrouve cette magnanimité de Wołodyjowski lorsque éclate le scandale du Tatar Azja. En effet, Azja (d’abord appelé Mellehovich), chef des tatars lituaniens au service de la Pologne est un ancien domestique ottoman qui s’est enfui du domaine d’un grand seigneur polonais après avoir séduit sa fille ; il est reconnu et dénoncé par ce même seigneur lors d’un banquet offert par Wołodyjowski à ses officiers.

Faisant preuve de bienveillance et considérant le fait que Azja soit un très brillant guerrier au service polonais (il a même sauvé l’épouse de Wołodyjowski poursuivie par des cavaliers ottomans lors d’une bataille), Wołodyjowski lui accorde sa protection et empêche le seigneur polonais de faire dégénérer la situation. Durant tout le film, Wołodyjowski porte, ainsi, une image presque paternelle : c’est un homme mûr qui a déjà connu les horreurs de la guerre, le malheur personnel (il a perdu sa première femme) mais finalement il reste un chef sage et modéré envers ses troupes de même qu’il est un mari attentionné et prévenant envers sa jeune seconde épouse, la virevoltante Basia. Wołodyjowski a, ainsi, l’image d’un seigneur de la guerre, juste et bon dans la grande tradition du noble chevalier polonais

Un homme dépassé ?

Pourtant, malgré ce statut de héros, Wołodyjowski porte en lui les germes d’un héros en phase de déconstruction comme s’il symbolisait, à lui seul, la dégénérescence latente de la Pologne chevaleresque et nobiliaire de la fin du XVIIe siècle mais aussi de la Pologne nationaliste et conservatrice des années 1930, celle qui a perdu la Seconde Guerre Mondiale. 

Ce dépassement du héros n’est pas évident mais il se voit, déjà, dans le domaine sentimental. Veuf, il retrouve l’amour avec le belle Krzysia mais celle-ci préfère finalement le plus jeune et fringuant Ketling. Ensuite, lorsqu’il se fiance puis épouse Basia, la sœur cadette de Krzysia, c’est presque malgré lui puisque c’est littéralement elle qui le choisit le mettant quasiment au pied du mur : agissant plus par tendresse que par envie, il est spectateur de son propre mariage.

Pourtant, il devient finalement heureux se mettant vraiment à aimer Basia. Le rapport qu’il entretient avec Basia est celui d’un homme mûr qui, ayant retrouvé l’amour avec une femme beaucoup plus jeune, devient presque enfantin et naïf dans ses relations avec elle. La personnalité très forte et le charisme magnétique de l’actrice Magdalena Zawadzka y font pour beaucoup pour construire ce rapport. Notons que, dans la vraie vie, les deux acteurs, Łomnicki et Zawadzka, connaissaient, par certains aspects, le même rapport puisque Łomnicki, 42 ans, avait retrouvé une seconde jeunesse avec Zawadzka, 25 ans, les deux étant amants semi-cachés pour ne pas faire de bruit dans la presse. En fait, durant tout le film, Basia obtient toujours ce qu’elle veut de son mari : ce dernier ne peut rien lui refuser tant il se sent comblé par le retour de l’amour dans sa vie. 

Magdalena Zawadzka qui incarne Basia, aux côtés de Pan Wołodyjowski incarné par Tadeusz Lomnicki (Jerzy Hoffman / IMDB)
Magdalena Zawadzka qui incarne Basia, aux côtés de Pan Wołodyjowski incarné par Tadeusz Lomnicki (Jerzy Hoffman / IMDB)

En second lieu, il nous faut parler de l’histoire secondaire mettant en scène le Tatar Azja. Comme on l’a vu, c’est un ancien domestique renégat d’un grand seigneur polonais qui est devenu un loyal guerrier au service de Wołodyjowski répondant au nom de Mellehovich. Mais on va découvrir qu’il est en réalité le propre fils caché du Khan de Crimée, Tukay Bey et bientôt Azja nourrit des ambitions terribles : reconquérir son héritage, écraser ses anciens alliés polonais et surtout s’emparer de Basia pour qui il meurt d’amour. Et c’est là que l’opposition va se faire : si Azja est plein d’une passion brûlante, torride, dévorante pour Basia, Wołodyjowski, lui, ne peut lui offrir que de la tendresse et de douces attentions.

Le contraste entre le feu du jeune Tatar et l’amour serein du Polonais plus âgé pour la belle Basia se cristallise dans une scène où Basia, poursuivie par trois Ottomans, est finalement sauvée par Azja qui va plus vite à cheval que Wołodyjowski : tombée inconsciente, Basia ne sait finalement pas qui est son sauveur et ne voit pas que Azja, avant de s’effacer devant Wołodyjowski, caresse avec fébrilité ses cheveux et embrasse son visage exprimant ainsi le désir sourd qui le ronge… Il laisse alors arriver Wołodyjowski et Basia se réveille dans les bras de son mari mais le constat est là : Azja a été le plus rapide et Wołodyjowski paraît dépassé. 

Enfin, on peut dire que Wołodyjowski semble partagé entre deux foyers de lumière. L’un est un foyer de lumière blanche et il est offert par Basia. Jeune, enthousiaste, pleine de vie, toujours habillée de couleurs chatoyantes (bleu, jaune…), aimant plaisanter, elle redonne vie au jardin intérieur de Wołodyjowski qui n’aurait plus cru de pareilles choses possibles pour lui. C’est la vie simple, familiale, sans gloire mais avec l’assurance de rester auprès de ceux qui vous aiment et pour qui l’on compte.

On peut aller plus loin en notant que le personnage de Basia, en dehors de son côté presque enfantin et enjoué, recèle des éléments traditionnellement (à l’époque) masculins : elle monte à cheval, tire au fusil, manie le sabre et accompagne son mari à la bataille. Ces éléments pourraient faire penser, en plus de ce que l’on a dit au-dessus sur l’attitude de Wołodyjowski envers sa jeune épouse, à une forme de domination de la part de celle-ci voire même d’inversion des rôles traditionnels (pour l’époque) entre époux. Donc ce foyer de lumière radieuse pour Wołodyjowski a un prix : l’amoindrissement de son aspect guerrier. 

Le rayon de soleil de Wolodyjowski, la rayonnante Basia (Jerzy Hoffman)
Le rayon de soleil de Wolodyjowski, la rayonnante Basia (Jerzy Hoffman)

De l’autre côté, le foyer de lumière sombre donné par Ketling. Noble écossais ayant émigré en Pologne, Ketling (joué de manière très élégante par l’excellent Jan Nowicki) est avant tout un homme de guerre et un homme d’honneur. Ami très cher de Wołodyjowski, c’est lui qui le décide, par une ruse, à le faire revenir à la guerre. C’est également lui qui soutient Wołodyjowski dans la volonté de défendre à tout prix le château de Kamenets dans la partie finale du film. Enfin, c’est lui qui fait sauter les réserves de poudre à la fin pour éviter que les Ottomans ne s’en emparent, ensevelissant Wołodyjowski et lui-même sous les décombres.

Ainsi, que penser de Ketling ? C’est la voie constante de l’honneur perdu et du sacrifice pour le retrouver : une idée toute polonaise du martyr qui veut, chaque fois, courir derrière une cause perdue. Il y a du sublime dans Ketling. Vêtu de noir ou de vert foncé, distingué à l’extrême, beau comme un prince mais sombre comme un damné, il est le maître de l’artillerie ce qui n’est pas étonnant : dans la Pologne chevaleresque où l’on combat au sabre antique, Ketling est déjà passé un maître dans l’art de tuer plus et mieux (on peut noter d’ailleurs les très originaux canons à quatorze bouches qu’il emploie contre les Ottomans).

D’ailleurs, une des seules fois où on le voit vraiment sourire du film, c’est lorsqu’avec un coup de canon magnifiquement bien ajusté, il fait sauter le dépôt de poudre des Ottomans : c’est un guerrier, avant toute chose. Avec lui, Wołodyjowski est certain de connaître la gloire et la consécration guerrière : seulement, il devra en payer le prix. La question que pose alors le film est la suivante : ce prix en vaut-il le coût ?

Ketling (à droite) et son canon à gueules multiples (Jerzy Hoffman)
Ketling (à droite) et son canon à gueules multiples (Jerzy Hoffman)

De l’inutile sacrifice ?

Cette question du sacrifice et de la légitimité à glorifier les ‘’héros’’, les ‘’martyrs’’ de l’histoire polonaise prend, à partir des années 1950, une dimension polémique. Si au XIXe siècle, le culte des héros de l’histoire polonaise augmente dans des proportions quasiment divines notamment après les guerres du Premier Empire aux côtés de Napoléon et l’insurrection de 1831 contre les Russes, la donne change avec l’arrivée du communisme en 1945.

La génération ultra-nationaliste de l’indépendance de 1918-1921 se voit critiquée : elle n’a pas su empêcher l’horreur de 1939-1945 et la Pologne se doit d’aller de l’avant. Si elle se remet à pleurer ses martyrs comme auparavant, elle sera définitivement perdue car, à présent, il s’agit de plusieurs millions de morts et parmi eux des héros, on pourrait en trouver des milliers. De plus, pour le nouveau pouvoir communiste, hors de question de promouvoir la question des martyrs et ce pour deux raisons : la première est que le communisme met en avant la masse sur l’individu et la seconde est que, en 39-45, un grand nombre de martyrs ou de héros polonais le sont devenus contre l’URSS (Que l’on se rappelle les massacres de Katyn par exemple…).

Proche du parti communiste polonais et bon élève de ce mouvement de pensée dont l’historien Kersten peut être considéré comme une figure de proue, c’est dans ce courant que se place Hoffman lorsqu’il réalise Pan Wołodyjowski avec une volonté de démythifier la figure du héros mais aussi d’offrir un grand spectacle aux Polonais. Il est, finalement, allé plus loin. 

Démythifier le héros, c’est ce qui a été, un peu, fait avec le personnage de Michał Wołodyjowski comme on l’a montré mais pour parachever l’idée, il fallait une conclusion grandiose que l’on puisse sous-titrer Du sacrifice inutile. C’est ce qu’offre l’épisode du siège de Kamenets. Tout le siège met en scène (sans doute quelques-unes des meilleures scènes de siège de l’Histoire du cinéma) la gloire immortelle acquise par les Polonais défendant ce château contre des Ottomans plus de 20 fois plus nombreux.

Lors d’un des assauts, un officier ottoman particulièrement virevoltant et dangereux vient défier Wołodyjowski en combat singulier : le Polonais arrive, après quelques belles parades, à avoir le dessus sur son adversaire mais à l’image du siège entier, cette victoire est inutile. Inutile, en effet, car la reddition de la ville a déjà été décidée par les grands nobles mêmes qui avaient confié la défense à Wołodyjowski et Ketling : cette trahison qui arrive à un moment où le spectateur croit que les Polonais vont arriver à faire fuir les Ottomans par leur résistance acharnée, est terrible à supporter et pour les protagonistes et pour le spectateur mais n’est-elle pas le symbole que toute guerre est, par essence, absurde ? Face à ce constat, la réaction de Wołodyjowski est de répondre par l’absurde

Les splendides scènes de combats lors du siège de Kamenets : 

Le sacrifice final de Wołodyjowski (et de Ketling) qui est une liberté d’interprétation prise par rapport à la vérité historique, recèle une importance symbolique ambivalente quant à son interprétation. En effet, la première des réactions du spectateur est de rester interloqué sur le Pourquoi d’un tel acte ? Ceci est renforcé par la scène suivant l’explosion finale du château de Kamenets : la cérémonie funéraire de Wołodyjowski où l’on peut entendre un chant de lamentations Qu’as-tu fait Pan Michał ? Tout semble fait pour que l’on soit absorbé par la caractère absurde de cette mort qui n’apporte strictement rien sur le plan militaire.

Le dernier regard de Wołodyjowski, perdu dans le vide et le contraste avec celui de Basia qui comprend, avec horreur, le sort de son mari en voyant une partie du château exploser, vont dans ce sens : Alors finalement, tout cela pour aboutir à ça ? Mais, au-delà de la seule action absurde, on peut voir un message se surimposer : si Wołodyjowski a ainsi disparu, ce n’est pas l’absurdité de la guerre mais bien plutôt l’absurdité de la politique qui, en Pologne, a condamné l’héroïsme guerrier le rendant caduque.

La mort de Wołodyjowski, vendu par les tractations des seigneurs de Kamenets, fait finalement référence aux sacrifices inutiles de générations entières de soldats polonais envoyés à la mort à cause de comportements ‘’faibles’’ de la classe politique : l’exemple fameux est celui de 1792 lorsque se forme la Confédération des nobles de Targowica qui vend littéralement le pays à la Russie malgré des victoires militaires sur le terrain.

Une situation de fracture politique-militaire qui s’était déjà retrouvée lors du Déluge Suédois en 1655 mais aussi durant les insurrections de 1831 ou de 1863. La dernière scène du film fait revenir dans l’épique : la charge des hussards ailés de Jan Sobieski lors de la bataille de Chochim le 11 novembre 1673, l’une des dernières très grandes victoires de la République de Pologne-Lituanie. Sous les ordres du Grand-Hetman Sobieski, futur roi quelques temps plus tard, les Polonais écrasèrent littéralement les Ottomans dans cet affrontement de géants.

En choisissant cette conclusion qui met en valeur le patrimoine guerrier polonais au plus haut niveau (drapeau polonais fièrement déployé, présence des hussards ailés symboles de fierté nationale s’il en est…), Jerzy Hoffman donne une dernière inflexion à son travail sur l’image du héros : si le sacrifice de Wołodyjowski peut paraître absurde, il ne peut l’être pour les générations suivantes qui se serviront de ce point de référence pour relever la tête.

Hoffman, réalisateur proche du Parti communiste de l’époque, ne peut être soupçonné d’anticommunisme du moins consciemment : mais voulue ou pas, l’intention finale du film est pourtant un formidable rappel que la nation polonaise s’est construite au prix du sacrifice individuel de ses héros au profit d’une masse en armes qui aurait dû suivre leur parcours tracé en lettres de sang.

Wołodyjowski se place ici dans la droite lignée des Kazimierz Pułaski le paladin qui sillonna la Pologne en 1771 pour l’insurger vainement contre la Russie, Tadeusz Kościuszko organisant pour la première fois un soulèvement du peuple contre les Russes en 1794, Jakub Jasiński le colonel-poète mort sur les barricades de Varsovie contre les Russes en 1794, Józef Poniatowski le prince maréchal de France mort dans les eaux de Leipzig en 1813 car il ne voulait pas être fait prisonnier par les Russo-Prussiens, le général Józef Sowiński défendant jusqu’à la mort avec sa jambe de bois et sa baïonnette une dernière pièce de canon dans les ruines de Varsovie en 1831, le père Ignacy Skorupka mort d’une balle dans la tête alors qu’il levait son crucifix vers le ciel en menant les volontaires de la dernière chance dans la défense de Varsovie en août 1920 ou encore Witold Pilecki, l’officier de la Résistance polonaise s’étant lui-même fait déporter à Auschwitz pour sauver des Juifs et mort exécuté par le pouvoir communiste en 1948 en criant une dernière fois Vive la Pologne libre !  Finalement, la Pologne ne peut se sortir de son besoin de culte des héros et Wołodyjowski en est bien un au sens le plus terrible et le plus fort du terme mais son sacrifice ne sera pas vain…

Ketling et Wolodyjowski ont compris qu'il n'y a plus rien à faire pour sauver la ville et... eux-mêmes... (Jerzy Hoffman)
Ketling et Wolodyjowski ont compris qu’il n’y a plus rien à faire pour sauver la ville et… eux-mêmes… (Jerzy Hoffman)

Pour en faire une image tutélaire et exemplaire : Potop [Plus fort que la Tempête] (1974)

Le film Potop (en français et en anglais, Plus fort que la Tempête) sort en 1974 alors que de graves troubles ont bouleversé la Pologne communiste. Les émeutes durement réprimées (42 morts) des ateliers ouvriers de Gdańsk en décembre 1970, le départ du vieux politicien libéral Władysław Gomułka remplacé par le dynamique technocrate Edward Gierek, les tentatives d’ouverture à l’Ouest des années 1971-1972, les effets du choc pétrolier de 1973… Tout cela crée une atmosphère d’incertitude et de déséquilibre dans le pays qui ne sait plus si l’édifice communiste peut encore tenir debout. C’est le temps où des fractures se font entre ceux qui restent convaincus de l’idéal communiste et ceux qui commencent à regarder sérieusement vers l’Ouest et puis entre les deux, l’idée d’une Pologne réellement indépendante que ce soit dans un régime ou un autre…

Le studio de cinéma Zespoły Filmowe, qui vient de participer à l’une des plus importantes co-productions soviétiques pour le film-fleuve Libération, glorification de l’Armée Rouge en 1944-1945, décide de donner libre cours à Jerzy Hoffman qui souhaite, de nouveau, adapter un roman de Henryk Sienkiewicz, Le Déluge (sorte de prequel de Pan Wołodyjowski paru en 1886). Le budget estimé est de 100 millions de złotys polonais ce qui est conséquent. Le gouvernement soviétique accepte même de fournir les terrains et du matériel pour cette entreprise d’envergure car dans l’idée du gouvernement, il est bon de donner du divertissement au peuple et le sujet de ce film a de quoi en donner.

Comme on va le voir, la réalisation cinématographique de ce chef d’œuvre absolu de la littérature polonaise et mondiale va être l’occasion pour Hoffman de revitaliser le personnage de Michał Wołodyjowski et de donner à la Pologne un film à très haute valeur ajoutée au point de vue du symbolisme patriotique. Le consultant historique partisan d’une démythification des héros, Adam Kersten, est toujours aux commandes pour la vision historique du film et cela va s’en ressentir notamment dans les modifications faites avec le roman : devenu co-auteur du scénario avec Hoffman, Kersten peut amener certaines nuances dans l’histoire qui vont permettre au film de devenir un symbole national. 

Affiche du film Potop (Jerzy Hoffman / The Movie DB)
Affiche du film Potop (Jerzy Hoffman / The Movie DB)

Bref résumé du film (en italique les évènements et personnages historiques ayant vraiment existé) : Le film commence en Pologne en 1654. Andrzej Kmicic, jeune noble festif, doit épouser la belle Olenka qui lui a été promise. Les deux jeunes gens ont un coup de foudre mutuel. Mais les amis de Kmicic, tapageurs et trop alcoolisés, font un scandale dans le village de Olenka, une rixe éclate et ils sont massacrés. Dans le but de les venger, Kmicic passe le village entier au fil de l’épée : Olenka, désespérée de devoir renoncer à son amour, doit, cependant, ne plus le voir.

Enragé, Kmicic devient un renégat sans foi. Acculé dans une maison avec ses fidèles, il n’accepte d’en sortir que pour affronter en duel Michał Wołodyjowski que les survivants du village d’Olenka, en raison de sa célébrité, ont dépêché pour affronter Kmicic. En réalité, Wołodyjowski cherche Kmicic pour l’enrôler dans son régiment connaissant sa valeur guerrière. Wołodyjowski, plus expérimenté, remporte le duel, blessant simplement Kmicic. Lors de la convalescence de celui-ci, Wołodyjowski essaye de le remettre sur le droit chemin en lui montrant qu’il doit servir le pays et non des intérêts personnels et que c’est comme cela qu’il pourra reconquérir Olenka qui n’a pas cessé de l’aimer.

Les deux hommes s’engagent donc auprès du Grand hetman de Lituanie, Janusz Radziwiłł, le plus puissant noble de Pologne-Lituanie après le roi. Kmicic peut, de nouveau, voir Olenka et prévoit de se marier. Mais Radziwiłł signe un traité d’allégeance avec le roi de Suède (traité de Kėdainiai le 17 août 1655) prévoyant le partage de la Pologne et trahissant ses engagements avec le roi légitime de la Pologne Jean-Casimir II Vasa. Furieux, Wołodyjowski et ses officiers se mutinent mais ils sont enfermés. Kmicic, enchaîné par sa promesse personnelle faite au prince, reste à son service et devient un traître aux yeux des Polonais.

Voulant à tout prix préserver son honneur et refusant de redevenir un renégat, Kmicic s’entête jusqu’au moment où il comprend que le prince Radziwiłł se sert de lui et qu’il ne respecte pas ses engagements notamment lorsqu’il envisage d’exécuter ses prisonniers restés fidèles au roi dont Wołodyjowski. Kmicic essaye alors de rallier l’autre camp mais se retrouve dans une vie errante entre les deux factions seulement accompagné de ses quelques hommes de confiance. Il a, de plus, perdu toute relation avec Olenka enfermée par le cousin du prince Radziwiłł, Bogusław Radziwiłł. Celle-ci qui se renferme dans une constance et une piété presque christique, devient de plus en plus, pour Kmicic, comme un rêve angélique à atteindre.

Ayant entendu parler du siège du monastère de Czestochowa (décembre 1655) par les Suédois qui ont envahi la Pologne, Kmicic va y participer avec brio rendant de fiers service au Père Augustyn Kordecki qui en dirige la défense. Revenu en grâce, il rejoint le roi légitime de la Pologne et lui sauve la vie au péril de la sienne lors d’une embuscade des Suédois.

Grièvement blessé, il entre en convalescence durant laquelle il est rejoint par Wołodyjowski qui vient le réconforter tel un père lui montrant que son intérêt personnel (retrouver Olenka) sera réalisé lorsqu’il aura suffisamment combattu pour l’intérêt général de la nation (combattre les Suédois et le clan Radziwiłł). Ayant recouvré ses forces, Kmicic se distingue alors de la bataille de Protski contre le prince Bogusław Radziwiłł qu’il tue en combat singulier. Il peut alors retrouver Olenka et l’épouser lors d’une scène finale pleine de joie et d’allégresse où Kmicic, revenu dans le village d’Olenka, est pardonné par un édit royal en vertu de ses nombreux exploits pour la défense de la patrie. 

Andrzej Kmicic ou le drame de la Pologne

Potop se situe une vingtaine d’années avant Pan Wołodyjowski en 1655. Le héros du film n’est pas Wołodyjowski mais Andrzej Kmicic, un jeune noble polonais. Beau comme un dieu, fougueux, sûr de lui, irrésistible, fantasque, charmeur, courageux, Kmicic nous est présenté, dès le début du film, comme le paladin polonais par excellence. Aimant faire la fête avec ses amis, il est prodigue en amour avec sa fiancée : tout semble lui sourire. Notons ici que Kmicic est joué par Daniel Olbrychski, certainement l’un des plus grands acteurs polonais de tous les temps mais surtout une figure importante pour ce qu’il peut incarner à l’écran.

En effet, Olbrychski, alors âgé de 29 ans, a alors, à son actif, de nombreux films dans lesquels il a souvent joué des figures symboliques des tourments d’une jeunesse polonaise en quête de repères : que l’on pense ainsi au héros du film de Andrzej Wajda, Popioły (Les Cendres) en 1965 emporté par le drame héroïque et tragique de l’épopée napoléonienne (de loin le meilleur film traitant de l’impact napoléonien sur la Pologne) ou bien au personnage tourmenté, sombre et désespéré d’officier désabusé qu’il compose dans le Bois de Bouleaux toujours de Wajda.

Rappelons qu’il était alors appelé le ‘’James Dean Polonais’’ aussi bien en raison d’une ressemblance physique avec le célèbre acteur américain qu’en raison du choix de ses rôles tourmentés. Il peut alors être vu en Pologne comme la star montante mais aussi le symbole d’une génération : le destin de ses personnages est souvent parallèle à celui de la Pologne et ce n’est pas anodin tant il peut représenter à la fois le côté bon vivant et dramatique du ‘’Polonais’’. Potop est, pour lui, le rôle de la maturité mais si ce choix nous semble judicieux, il n’est pas allé sans mal. En effet, Olbrychski a joué le Tatar félon Azja dans Pan Wołodyjowski et d’aucuns trouvent inconvenant, pour cette raison et pour son trop jeune âge, qu’il prenne le premier rôle dans Potop, un film, où par essence, le héros porterait sur les épaules une très haute responsabilité. 

Image d’une petite noblesse provinciale inconsciente du danger qui plane sur la Pologne tandis qu’elle festoie, Kmicic, à travers une histoire terrible de rédemptions successives, va servir de fil conducteur pour suivre le drame que vécut la Pologne dans ces sombres années du Déluge en 1654-1656… des sombres années qui pourront évidemment être comparées à par exemple 1944-1946… mais aussi aux années 1930 ou encore les années précédant les partages par la Russie au XVIIIe siècle.

Ainsi, le drame de Kmicic commence dès la première goutte de sang versé. Voulant venger la mort de ses amis, il détruit un village par le feu et entre dans un cercle terrible. Devenu renégat, il entre au service d’un très grand noble, le Prince Janusz Radziwiłł (1612-1655), un magnat lituanien, capable de lever une armée privée et dont l’autorité et la puissance d’alors concurrencent celle du roi de Pologne-Lituanie, Jean-Casimir II.

Par rapport au roman de Sienkiewicz et à la vérité historique, le duo d’auteurs Hoffman-Kersten a volontairement accentué le côté sombre du prince Radziwiłł et de son cousin Bogusław les transformant en supers méchants (Le prince Janusz est un vieillard manipulateur et fourbe alors que le vrai prince Janusz n’avait que 43 ans ; le prince Bogusław est un dandy précieux, cruel et pervers qui viole Olenka…) alors qu’il faudrait davantage nuancer le propos : ce côté manichéen de l’histoire est au service du message que Kersten et d’autres intellectuels représentent

Au point de vue cinématographique, c’est aussi une habitude de Hoffman qui a souvent vu sa mise en scène être comparée à celle des réalisateurs de westerns américains : il veut privilégier les histoires simples à grand spectacle. Se faisant utiliser par le prince Radziwiłł, Kmicic ne comprend que tard, qu’il ne lui doit rien et qu’il ferait mieux de suivre l’exemple de Wołodyjowski qui préfère rester fidèle au roi de Pologne. Longtemps durant le film, il est poursuivi par ses fautes et semble parfois désespéré de se savoir maudit : condamné par sa première faute, il est sans cesse contraint à être dans une succession de fautes comme si le cercle infernal ne pouvait avoir de fin. 

Andrzej Kmicic (Daniel Olbrychski) devenu un rénégat (Jerzy Hoffman)
Andrzej Kmicic (Daniel Olbrychski) devenu un rénégat (Jerzy Hoffman)

En fait, tout le problème de Kmicic se situe dans la notion qu’il attribue à son honneur. Par honneur, il venge ses amis ; par honneur, il choisit de ne pas rompre son serment avec le prince Radziwiłł… Comme si Kmicic servait d’illustration à cet honneur nobiliaire polonais absurde qui aveugla pendant des siècles la noblesse du pays sur sa propre décadence et qui, en bien des occasions, lui fit faire des choix antipatriotiques. On peut ainsi, de nouveau, penser à la Confédération de Targowica en 1792 où une Assemblée de nobles, parce qu’ils ne voulaient pas de la nouvelle Constitution, préfèrent se liguer contre le roi pour ouvrir le pays à l’impérialisme de Catherine II de Russie.

Kmicic ne voit pas qu’avec son entêtement, il se sépare toujours plus de son amour, la belle Olenka : comment ne pas voir dans la belle et tragique Olenka (Małgorzata Braunek) une vision allégorique de la Pologne qui se désunit à cause d’un aveuglement absurde de celui qui serait censée la défendre ? C’est justement pour remettre Kmicic sur le droit chemin patriotique que les interventions de Michał Wołodyjowski vont alors être importantes. 

Kmicic en proie au doute sur ses motivations... (Jerzy Hoffman)
Kmicic en proie au doute sur ses motivations… (Jerzy Hoffman)

L’Homme du pardon et de l’unité : les interventions de Pan Michał

Le film Potop ne met pas en scène Michał Wołodyjowski au premier plan mais celui-ci a des interventions capitales dans le récit. La toute première scène du film voit d’ailleurs Wołodyjowski arriver blessé dans une maison où on prend soin de lui : comme s’il s’agissait là du lien avec le film précédent où le public l’a vu mourir. On commence ainsi le film par une quasi-mort de Wołodyjowski avant de le voir revivre : comme s’il était immortel à l’image des valeurs qu’il va apporter et soutenir durant le film. En fait, il revient d’un combat mais personne ne sait vraiment contre qui.

Cette blessure étrange peut intriguer : ne peut-on y voir une allégorie de la Pologne blessée et où, dans ses temps de guerre civile à venir, le sang va couler ? On retrouve Wołodyjowski ensuite brièvement en train de manger avec ses hôtes avant qu’il n’entre vraiment en scène pour une des plus mémorables séquences du cinéma polonais. En effet, il est appelé par les nobles d’un village pour venir à bout de Kmicic devenu un renégat suite à sa terrible vengeance : en fait, Wołodyjowski aimerait surtout engager Kmicic dans son régiment car il sait que les hommes de sa valeur manquent alors.

Optant pour un duel d’honneur, Wołodyjowski affronte alors Kmicic dans une scène de duel magistral aussi bien par le fait que les deux acteurs soient des épéistes hors pairs que par l’esthétisation de la scène filmée sous une pluie battante. En réalité, cette scène agit comme un miroir symbolique de la fracture qui fit sombrer la Pologne lors de cette épisode douloureux du Déluge (1648-1656), sorte de guerre civile entre factions rivales soutenues par des puissances étrangères, Russie et Suède, avides de voir la Pologne se déchirer : deux Polonais combattant comme deux ennemis alors qu’en réalité, ils sont frères.

Ce duel filmé dans la boue et sous des trombes d’eau illustre bien le marasme de cette période trouble : pour les échos avec les périodes plus récentes, comprenne qui voudra… Wołodyjowski, vainqueur, en profite alors pour démontrer à Kmicic à quel point il est dans l’erreur : il commence alors à devenir pour lui comme un mentor qui saura lui faire retrouver la lumière. 

La fameuse scène du duel entre Kmicic et Wołodyjowski (à partir de 3 minutes 50) https://www.youtube.com/watch?v=wR4y9O90C8g&feature=emb_imp_woyt&ab_channel=EdukacjaSpojrzenia

 

Ainsi, Wołodyjowski agit dans ce film comme celui qui remet constamment Kmicic sur le droit chemin. Toujours là au bon moment, il donne à voir une image paternelle ou même de grand frère envers Kmicic qui, aveuglé par son honneur et son amour, fait souvent les mauvais choix et s’enchaîne lui-même. 

L'accolade de Wolodyjowski à Kmicic ou l'unité retrouvée de la Pologne (Jerzy Hoffman)
L’accolade de Wolodyjowski à Kmicic ou l’unité retrouvée de la Pologne (Jerzy Hoffman)

Si Wołodyjowski apparaît à ce point comme celui permettant à Kmicic de se remettre sur le droit chemin, c’est que contrairement à lui, il est toujours resté dans le bon droit patriotique. En effet, là où Kmicic peut se targuer de suivre l’honneur de la parole donnée en restant sous les ordres du prince Janusz Radziwiłł alors que ce dernier a conclu un accord félon avec les Suédois, Wołodyjowski est celui qui incarne les intérêts de la Pologne unie et forte préférant être fidèle au roi légitime du pays. Il n’hésite pas à préférer être enfermé plutôt que de rester au service du prince honni et devient par la suite un chef reconnu des troupes restées fidèles au roi. 

Nobles Polonais au XVIe-XVIIe siècle (Source-Collection Vinkhuijzen)
Nobles Polonais au XVIe-XVIIe siècle (Source-Collection Vinkhuijzen)

La Pologne retrouvée dans la quête de Kmicic

Tout le film Potop est, en réalité, une mise en abîme de l’histoire de la Pologne dans cette sombre période pour le pays que furent les années 1648-1656 qui virent les Cosaques d’Ukraine, les Russes et les Suédois attaquer le pays. Il faut, en cela, apprécier le travail littéraire brillant de Henryk Sienkiewicz qui écrivit cette œuvre dans un contexte difficile pour la Pologne puisqu’elle est, alors, occupée par l’Allemagne, la Russie et l’Autriche-Hongrie (1886). Les vicissitudes de Kmicic reflètent alors le destin chaotique de la Pologne : insouciance, querelles intestines, aveuglement sur les motivations des grands princes qui mènent le pays à la perte, honneur mal placé et finalement rédemption dans le feu et dans le sang.

Si l’on transpose dans la Pologne des années 70, il peut être tentant de faire un parallèle avec la situation politique de la Pologne depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale : nous sommes alors dans une époque d’incertitudes où l’on ne peut plus se fier aux élites, où les querelles personnelles entraînent des fractures dans la société, où le pays sombre dans l’anarchie et le chaos en raison de choix politiques hasardeux… et puis comment ne pas comparer la rupture entre ceux qui restent avec le roi de Pologne comme Wołodyjowski et ceux qui préfèrent suivre le prince Radziwiłł s’alliant avec une puissance étrangère, comme Kmicic dans un premier temps, avec la fracture qui s’opéra dans la Pologne de l’après-guerre entre les partisans d’un gouvernement national indépendant et nationaliste et les soutiens du communisme qui accueillirent à bras ouverts l’Armée Rouge en 1945 ?

Le vrai tournant symbolique du film se situe lors du siège de Czestochowa. Kmicic s’y retrouve presque par hasard ayant entendu parler du fait que les Suédois veulent assiéger ce monastère tenu par 300 moines qui forme un quasi ultime point de résistance en Pologne après la perte des grandes villes comme Varsovie ou Cracovie : en quête de rédemption, il y voit là un bon moyen. Cet épisode a une forte résonnance dans la mémoire collective polonaise.

En effet, pour beaucoup de Polonais de cette époque, le fait que les Suédois soient obligés de lever le siège de ce lieu de pèlerinage saint un lendemain de Noël fut interprété comme le signe d’un miracle divin et vint apporter une pierre à l’édifice de la mythologie des miracles sauvant la Pologne lors de son histoire. Mais ce que le film apporte de remarquable, c’est qu’il montre, de manière symbolique, que ce ‘’miracle’’ n’en est, en réalité, pas un : il est dû à l’abnégation et au courage de simples hommes en l’occurrence ici de Kmicic et dans les faits des héroïques défenseurs du monastère de Czestochowa.

C’est là où Hoffman et Kersten ont, encore un fois, changé la vision du roman qui présentait ce siège comme un moment épique par excellence alors que Hoffman a voulu le montrer à dimension humaine pour mieux servir son propos : le Héros n’existe pas, seuls les héros existent. En effet, après plusieurs scènes de bataille assez intenses où tout l’aspect horrible de la guerre est montré, Kmicic se dévoue pour aller, de nuit, faire sauter une pièce d’artillerie suédoise de très gros calibre capable de percer les fortifications du monastère.

Après bien des efforts, il y parvient mais repéré, il est capturé par les Suédois : un Polonais renégat (un parallèle à faire avec la police politique communiste polonaise au service de l’URSS… ?) s’occupe de le torturer par le feu avant que Kmicic ne soit libéré par ses fidèles serviteurs et qu’il ne se venge de son tortionnaire. Brulé dans sa chair, tel a été le prix pour Kmicic de sa rédemption car après le siège de Czestochowa, il retourne du côté du roi de Pologne et retrouve finalement la voie patriotique que Wołodyjowski lui avait tracé auparavant dans le film. 

Kmicic et sa rédemption finale lors de la bataille de Protski (Jerzy Hoffman)
Kmicic et sa rédemption finale lors de la bataille de Protski (Jerzy Hoffman)

La partie finale voit ainsi Kmicic combattre pour le roi de Pologne aux côtés notamment de Wołodyjowski qu’il retrouve lors de deux scènes touchantes où les deux hommes s’étreignent fraternellement comme pour illustrer une unité retrouvée. Une unité qui n’est pas juste celle de deux entités mais bien plutôt celle de la Pologne avec ses valeurs, Kmicic incarnant la Pologne meurtrie par les épreuves et Wołodyjowski devenu une sorte de figure tutélaire de la Pologne héroïque. Réconcilié avec son passé glorieux, Kmicic et la Pologne peuvent alors aller, de nouveau, vers l’avant que ce soit au niveau patriotique comme au niveau sentimental.

En effet, Kmicic ayant rejoint l’armée polonaise menée par le Grand hetman Stefan Czarniecki prend part à la bataille de Protski le 8 octobre 1656 à la tête des Tatars polonais. Cette bataille voit la défaite finale du clan Radziwiłł allié aux Suédois. Kmicic s’y distingue particulièrement notamment dans son duel final contre le prince Bogusław Radziwiłł qui détient sa promise Olenka et que Kmicic tue d’un coup de sabre. Après bien des tourments et près de 5 heures de film, Kmicic peut donc aller retrouver sa promise Olenka et enfin goûter des plaisirs de la vie simple d’un homme vivant avec la femme qu’il aime et qui l’aime.

Mais comme toujours, Wołodyjowski veille et la scène finale qui voit une forme de triomphe personnel de Kmicic (il revient dans son village, un édit royal le réhabilite, il est acclamé, il va se marier…) se passe sous les bonnes augures de Wołodyjowski qui fête comme il se doit l’occasion. Symbole d’unité mais aussi symbole de pardon dans une Pologne qui a besoin de se raccrocher à des valeurs sûres et issues de son passé glorieux pour continuer à exister dans des temps difficiles, sombres et orageux : Déluge suédois, nazi ou bien communiste, la Pologne se devra d’être Plus fort que la tempête !

Les très belles scènes de la bataille finale de Potop 


Conclusion : L’exemple de Michał Wołodyjowski : ‘’La Pologne vivra tant que nous vivrons’’

Plus encore que Pan Wołodyjowski, Potop a un succès retentissant en Pologne comme dans tous les pays du bloc communiste. Avec 27 millions de spectateurs (toutes républiques soviétiques confondues), c’est toujours, aujourd’hui, le film le plus vu en salle du cinéma polonais. Le succès critique va avec le succès populaire et tout le monde tombe d’accord pour dire qu’autant le travail du réalisateur que celui des acteurs est de très haute qualité notamment Daniel Olbrychski dans le rôle de Kmicic et encore une fois Tadeusz Łomnicki dans le rôle de Wołodyjowski.

Même les réticents qui ne voulaient pas voir Olbrychski dans ce rôle doivent s’incliner. Les récompenses pleuvent au festival du film polonais de Gdańsk, au prestigieux festival du film soviétique de Moscou et même une nomination à l’Oscar du meilleur film étranger de Hollywood. Véritable blockbuster du cinéma polonais, Potop a convaincu. Michał Wołodyjowski a ainsi  encore fourni à Jerzy Hoffman l’un de ses titres de gloire cinématographique après Pan Wołodyjowski en 1969. Si le succès du film, particulièrement en Pologne, est tel, c’est qu’il est porteur de valeurs importantes sur le plan de l’identité nationale polonaise. 

En guise de conclusion à notre analyse, voyons donc, plus en détail, les valeurs portées par Michał Wołodyjowski à travers ces deux films marquants du cinéma polonais. 

C’est d’abord et avant tout un guerrier. Que ce soit dans Pan Wołodyjowski ou dans Potop, Wołodyjowski est surtout reconnu pour ses talents guerriers : on ouvre, d’ailleurs, les histoires en faisant appel à lui pour ses compétences guerrières que ce soit en le sortant de son couvent dans Pan Wołodyjowski ou bien pour qu’il essaye de remettre sur le droit chemin Kmicic dans Potop grâce au duel. C’est au nom de la guerre qu’il disparaît à la fin de Pan Wołodyjowski : un guerrier, comme le capitaine d’un navire, se doit de mourir dans sa défaite.

L’aspect martial, très bien incarné par l’acteur Tadeusz Łomnicki du personnage, ne doit pourtant pas faire oublier toute la sagesse et la forme de douceur qui s’exhale de ce Michał Wołodyjowski du moins comme porté à l’écran par Łomnicki. Homme sage et plein de modération tandis que d’autres s’exaltent (lorsque ses troupes croient avoir vaincu les Ottomans durant le siège de Kamenets et crient à la victoire, il est le seul à simplement esquisser un sourire…), c’est un homme qui porte en lui le drame et sait que toute les choses de la vie peuvent n’être qu’éphémères. Alors, il en profite, parfois, comme un enfant qui jouerait avec l’innocence de la première fois : c’est ce qui mène sa relation avec Basia. Sachant qu’il pourrait voir tout cela disparaître du jour au lendemain ou disparaître lui-même, il agit en profitant de l’instant présent.

Dans le Cercle des Poètes Disparus de Peter Weir (1988), le professeur révolutionnaire incarné par le génial Robin Williams enseigne à ses élèves cette fameuse maxime : Carpe Diem (Cueille l’instant présent). Cette formule, reprise des vers du poète latin Horace, sert alors au professeur Keating (Robin Williams) à montrer à ses élèves que la vie peut être un cadeau à chaque instant si on sait l’apprécier. C’est finalement le même message qui est porté par Wołodyjowski et l’interprétation choisie par Łomnicki. En effet, Wołodyjowski, sachant que rien n’est permanent et que tout peut basculer, adopte une attitude nuancée et raisonnée sur les choses tout en préservant l’innocence et la pureté de sa partie émotive.

Un vrai message s’adresse ainsi, à travers ce personnage, au peuple polonais : les malheurs ont existé et continuent d’exister mais au lieu de jouer les héros certes magnifiques mais dont les actions ne sont pas pérennes dans le temps comme Ketling. Mieux vaut être dans l’acceptation de son devoir comme Michał Wołodyjowski. On pourrait penser ainsi à des vers de Alfred de Vigny qui écrivait, dans la Mort du Loup : « Gémir, pleurer, prier est également lâche/Fais énergiquement ta longue et lourde tâche/Dans la voie où le Sort a voulu t’appeler/Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler. » Quels vers²& éloquents si on les applique à la vie puis la mort de Wołodyjowski !

Wolodyjowski réconforte sa jeune épouse et délivre un message d'espoir à travers le drame... (Jerzy Hoffman)
Wolodyjowski réconforte sa jeune épouse et délivre un message d’espoir à travers le drame… (Jerzy Hoffman)

En réalité, le caractère exemplaire du destin de Wołodyjowski subit des évolutions symboliques tout au long des deux films qui sont signifiantes quant au message porté aussi bien par l’auteur Sienkiewicz mais aussi et surtout par le duo Hoffman/Kersten. Notons, dès maintenant, que l’historien Adam Kersten, malgré sa volonté de vouloir démythifier les héros, adhère dès le début des années 1980 à Solidarność ce qui montre qu’il partage, néanmoins des idées patriotiques et un certain rejet du communisme soviétique.

De même pour l’acteur très en vogue Daniel Olbrychski qui sera un porte-parole reconnu du syndicat à partir de 1980 n’hésitant pas également à aller se recueillir sur la tombe du cardinal Jerzy Popiełuszko, martyr assassiné par la police politique en 1984. Même l’irréductible communiste Tadeusz Łomnicki rend sa carte du parti en 1981 suite à la loi martiale instaurée par le gouvernement. Tout cela pour montrer que les principales figures de ces films ne sont pas imperméables aux idées et évolutions de la société polonaise, évolutions qui se retrouvent dans ces deux films et dans le destin de Wołodyjowski.

Une évolution dans deux axes précis : la force de la résignation et de la résilience mais aussi la puissance du collectif. Pour le premier axe, on a déjà vu comment Wołodyjowski apparaît comme la démonstration du devoir à accomplir et comment il tranche avec une figure de héros qui serait trop ‘’romantique’’ (comme Ketling). Pour le second axe, c’est là où se trouve, à notre sens, une des grandes forces de ces deux films et du message porté par Wołodyjowski. Il s’agit de réussir par le groupe et privilégier la force collective sur l’exploit personnel.

Un tel message peut porter dans une sphère géographique baignée par le communisme puisque cette idéologie privilégie avant tout le groupe sur l’individu. On peut expliquer notamment par cela le grand succès de ce film dans l’ensemble du bloc communiste. C’est pour cela et pour le côté grand spectacle des films que le succès fut au rendez-vous. Mais dans le cadre polonais, ce message prend une ampleur différente et sans peut-être, réellement, s’en rendre compte, Jerzy Hoffman livre à son pays l’un des plus beaux et des plus forts messages possibles.

Une ampleur différente donc, car, pour une certaine partie de l’opinion publique, l’ennemi que le groupe pourrait avoir à affronter est l’URSS et le gouvernement communiste imposé à la Pologne contre la volonté d’une grande partie du peuple. Différente également car la Pologne, souvent dans son histoire, a mis en avant des héros singuliers en oubliant quelque peu la puissance collective de la masse.

Dorénavant, apparaît l’idée que le héros n’est plus un surhomme mais un homme du quotidien avec ses forces mais aussi ses peurs et ses doutes comme l’est Wołodyjowski et comme l’apprend à l’être Kmicic. C’est par cette voie que la lutte est possible car se fier à des héros trop ‘’inhumains’’ ne peut rien donner car comment s’identifier à lui s’il nous est si lointain ? En ramenant le héros à une figure telle que Michał Wołodyjowski ou Andrzej Kmicic après ses épreuves, ces films illustrent une des postures intellectuelles qui émailla la Pologne des années 1960-1970 à savoir d’arrêter de mythifier les Héros pour essayer de mettre en valeur la force collective, la seule qui permette de réaliser des choses utiles et durables.

Les films le montrent dans leur conclusion : dans Pan Wołodyjowski, le Grand-Hetman l’emporte dans la dernière bataille grâce à la force collective des Hussards Ailés et lors de l’oraison funèbre de Wołodyjowski, il déplore Wołodyjowski, qu’as-tu fait ? car il aurait voulu l’avoir à ses côtés à ce moment-là… Dans Potop, Kmicic a finalement autant besoin de Wołodyjowski symbolisant la Pologne que la Pologne-Wołodyjowski a besoin de Kmicic : les deux se comprennent et s’associent enfin à la fin et Kmicic, réintégré au groupe des guerriers polonais, peut alors mettre son talent guerrier au service de la patrie et mener les siens à la victoire finale. Les deux films finissent d’ailleurs par une forme de triomphe en apothéose qui est une vraie note d’optimisme : la fête au village dans Potop et la victoire de Sobieski dans Pan Wołodyjowski.

Jerzy Popieluszko, 1948-1984
Jerzy Popieluszko, 1948-1984 (Inconnu, Wikimédia Commons)

Enfin, on ne peut finir, sans évoquer, comme dernier mot de cette analyse, le discours que tient Wołodyjowski à Basia dans les derniers jours du siège de Kamenets. Voyant la situation de la garnison quasiment désespérée, Wołodyjowski s’adresse à sa femme dans des mots sublimes, tendres et tragiques qui servent de testament.

Alors qu’elle ne comprend pas son besoin subi de lui dire cela, Wołodyjowski la prend dans ses bras, la console avec tendresse et puis lui dit que si, par malheur, il devait lui arriver quelque chose et qu’il disparaisse, elle ne devrait pas le pleurer mais plutôt se dire « Ce n’est rien » comme s’il signifiait, par là, que sa mort ne serait qu’une volonté de la nature ou du destin et qu’elle, Basia, malgré la douleur, devrait continuer à aller de l’avant en ne restant pas bloquée dans son chagrin. Wołodyjowski s’oppose, ici, à tout le courant de pensée romantique qui avait fleuri dans la Pologne du XIXe siècle : Sienkiewicz avait été un des premiers à s’en détacher pour promouvoir une autre image de la lutte pour la survie de la patrie : le héros ne doit plus se pleurer.

Si tout ce que l’on a dit plus haut sur la nouvelle image du héros proposée par Michał Wołodyjowski n’avait pas été convaincant, ses dernières paroles pourraient l’être. Wołodyjowski, homme de guerre, tenace face à l’ennemi et doux pour ses amis, nous livre là les plus belles paroles qu’un guerrier puisse offrir : en guise de testament, il donne à Basia, à la Pologne, à l’éternité, son épée pour que jamais son sacrifice ne soit vain et que les générations futures ne se rappellent pas de lui comme d’un héros suicidaire proche d’un absurde à la Camus mais comme d’un homme, un simple homme qui a donné à son pays son maximum : aux suivants de prendre le relais !

Que l’on ne pleure pas sur son sort mais que l’on se serve de son épée pour en forger d’autres et que le combat continue ! Si l’on s’apitoie sur son sort, son sacrifice restera inutile comme il l’a toujours été par le passé, par contre, si on suit son exemple d’abnégation, alors son sacrifice prendra sens. Par cette orientation rendue possible par le cinéma, Michał Wołodyjowski peut ainsi être considéré comme un véritable symbole dans la Pologne des années 1960-1970 : symbole d’espoir, de lutte, d’unité et de solidarité dans un pays qui, moins de quelques années plus tard, allait devenir le fer de lance de la lutte contre l’autoritarisme soviétique.

Cette fois-ci, on pourrait considérer que la leçon de Wołodyjowski aura été entendue et c’est la force d’un groupe uni qui fera plier le gouvernement communiste polonais… un groupe justement du nom de Solidarité (Solidarność) évoquant le fait que, pour une fois en Pologne, il n’y aurait plus de fractures dans le combat contre l’envahisseur… Bien entendu, on ne peut avoir une vision aussi manichéenne des événements dans la Pologne des années 1980 puisque certains soutenaient le communisme et que Solidarność ne faisait pas l’unité dans l’opposition même.

Mais il est intéressant de mettre en parallèle les changements politiques survenus en Pologne après 1975 et le message développé par les deux films analysés. Ce message est valable pour tous les combats, qu’ils se passent en 1672, en 1794 (Insurrection contre les Russo-Prusso-Autrichiens) ou en 1831 (Insurrection contre les Russes), en 1920 (Guerre polono-soviétique) ou en 1944 (Insurrection de Varsovie) mais finalement, on peut noter que ce qui pourrait être l’une de ses plus belles applications se trouve dans les mouvements qui amènent à l’émancipation de la Pologne de la tutelle russe dans les années 1980.

Bien sûr, il y aura encore la cohorte de ‘’héros’’ et de ‘’martyrs’’ mais ce mouvement parti du peuple était lancé, inarrêtable et il n’était plus l’apanage de quelques figures déconnectés du reste du pays comme les siècles précédents… Dorénavant, les héros n’étaient plus des nobles guerriers mais des hommes comme tout le monde, des ouvriers, des étudiants, des prêtres. Symboliquement, on peut dire que l’épée laissée par Wołodyjowski avait été reprise et au lieu de continuer à pleurer leurs disparus, les Polonais ont réussi à se regrouper autour de valeurs communes pour aller de l’avant comme l’aurait voulu Wołodyjowski. Tout ceci n’est évidemment que symbolique mais on ne peut, néanmoins, nier la portée parfois très importante de certains films ou œuvres littéraires pour commencer à faire changer les esprits. On peut penser que ces deux films de Hoffman en font partie. 

Pour finir, on ne peut que penser qu’à l’un des instants les plus tragiques de la décennie 1980 en Pologne… Gageons, ainsi, qu’à l’instant où, dans un glacial jour d’octobre 1984, trois hommes de la police politique communiste le sortirent avec fracas de sa voiture pour l’emmener dans un terrain vague et le mettre à mort de la plus horrible des façons, le charismatique aumônier de Solidarność aux sermons patriotiques et contestataires, le jeune cardinal de 37 ans Jerzy Popiełuszko aurait pu avoir ces paroles, tragiques et sublimes, de Wołodyjowski lui venant en tête: « Ce n’est rien… »… Quelques cinq ans plus tard, la Pologne sera, de nouveau, indépendante… Plus fort que la tempête !

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