Au courant du XIXe siècle, l’Empire chinois des Qing (清朝) est irrémédiablement en phase de déliquescence. Maintenant des contacts humains et commerciaux très limités avec l’étranger, la Chine n’a d’autres choix que de s’ouvrir au commerce avec l’Angleterre à l’issue de la première guerre de l’opium, s’achevant en 1842 par une nette victoire des Britanniques qui jouissent d’une supériorité technique, militaire et navale. Les avantages commerciaux, territoriaux et politiques concédés attirent rapidement les autres puissances étrangères qui cherchent à obtenir des avantages équivalents. L’historien français Bernard Brizay note qu’ : « Une brèche considérable dans la muraille de Chine vient de s’ouvrir. Il s’agit d’un grand événement historique, accompli avec une étonnante rapidité. Un empire hostile depuis des siècles aux étrangers est ainsi contraint de renverser les barrières qu’il s’efforçait de leur opposer »[1]. Angleterre, États-Unis, France, Allemagne, Russie, Japon, tous cherchent une place au soleil au sein de l’empire du Milieu qui ne peut que s’incliner face aux demandes de ces puissances prédatrices. C’est la période dite des « traités inégaux » (bù píngděng tiáoyuē 不平等條約) ou encore du « siècle de l’humiliation » (bǎinián guóchǐ 百年國恥). Nous verrons dans quelle mesure la guerre franco-chinoise de 1883-1885, épisode peu étudié de l’expansion coloniale française, aurait été primordiale dans la consolidation de sa présence en Chine et plus largement en Asie orientale.
Les visées impérialistes de la France comme facteurs sous-jacents à la guerre
La quête d’un point d’ancrage pour la France en Asie orientale
La politique d’expansion française en Chine et en Asie du Sud-Est amène par trois fois[2] la France en guerre contre l’Empire Qing, puissance historiquement prééminente en Asie orientale. Derrière les vues impérialistes françaises en Chine et en Asie, on dénote trois motivations qui, inexorablement, ne peuvent que conduire la France de la IIIe République à la confrontation ouverte avec l’Empire chinois en 1883. Il y a tout d’abord la volonté d’éviter le déclassement dans la course à l’expansion coloniale. La France est effectivement en retard dans la constitution d’un empire colonial en Asie orientale et notamment en Chine par rapport à sa rivale de toujours qu’est l’Angleterre, ou encore par-rapport à l’Empire russe favorisé par sa proximité géographique.
L’historien français Edouard Guillon note ainsi que « […] pour agir sur l’Empire, deux États seront toujours mieux placés que la France : la Russie et l’Angleterre ; la Russie qui depuis deux siècles, touche à la Chine par la Sibérie, descend dans la Mandchourie par ses marchands, intrigue dans la Corée par ses diplomates ; l’Angleterre, établie sur les côtes mêmes de la Chine, dans cette île de Hong-Kong qui n’est qu’un magasin, incessamment renouvelé de produits britanniques ; voisine encore de la Chine par ses possessions de la Birmanie des Indes »[3]. Pour la France, exclue de l’Inde par la « perfide Albion », la place-forte de la présence française en Asie orientale passe obligatoirement par la péninsule Indochinoise et le Vietnam (alors empire d’Annam sous suzeraineté chinoise). Elle commence à s’installer en Cochinchine dans le sud du Vietnam dès 1862, ce qui est officialisé par le traité de Saïgon[4].
La convoitise des provinces de la Chine méridionale
La province septentrionale du Tonkin au Nord-Vietnam suscite la convoitise de la France comme corridor de pénétration vers les provinces chinoises du sud-ouest que sont le Yunnan (雲南) et le Sichuan (四川). L’explorateur français servant dans la marine Francis Garnier et le marchand français Jean Dupuis avaient découvert en 1872-1873 que le fleuve Rouge traversant le Tonkin était connecté à la province chinoise frontalière du Yunnan. Francis Garnier, à la demande du gouverneur de la Cochinchine, fut dépêché en 1873 pour régler un différend opposant Dupuis, impliqué dans un trafic d’armes pour le compte du général Ma au Yunnan, et les Annamites. Il en profite pour conquérir avec des effectifs réduits Hanoï et les places fortes du delta du fleuve Rouge, mais mourut brutalement le 21 décembre 1873 dans une escarmouche devant les murs de Hanoï face aux Annamites et leurs alliées chinois des Pavillons Noirs (hēi qí jūn 黑旗軍) menés par Liu Yong Fu (劉永福). Les Pavillons Noirs sont des anciens éléments des rebelles Taiping (太平) sévissant au Nord-Vietnam avec la collaboration des Annamites[5]. Le différend est réglé par la signature du traité de 1874 entre l’empire d’Annam et la France. Le traité est peu avantageux pour la France car elle est tenue de reconnaître la souveraineté indépendante de l’Annam et à lui fournir une aide militaire. Le traité consacre la présence française en Cochinchine, la liberté du culte catholique et l’ouverture de ports du Tonkin au commerce[6].
Les récits de Garnier laissent rêveur quant aux opportunités économiques que peut offrir le fleuve Rouge : « Ce déversoir par lequel devra s’écouler un jour, dans un port français, le trop-plein des richesses de la Chine occidentale, c’est du fleuve Rouge, qui se jette dans le golfe du Tonkin et non du Mékong qu’il faut l’attendre »[7]. En tout cas, la France ne peut pas davantage se laisser distancer par l’Angleterre s’essayant de pénétrer au Yunnan par la Birmanie. Un rapport de la commission des crédits du Tonkin de 1885 mentionne que « L’Angleterre et la Russie, qui ont déjà un commerce considérable avec la Chine, font tous leurs efforts pour augmenter leurs débouchés, pour pénétrer dans cet immense empire de 300 millions de consommateurs. […] Il paraîtrait étrange que la France ne voulût pas profiter […] de nouveaux débouchés pour ses industries de matières premières pour ses fabriques »[8].
Un expansionnisme servant l’orgueil national
Son prestige ébranlé par la défaite face à la Prusse dans la guerre de 1870, la France voit dans l’expansion coloniale un moyen de restaurer son rang de grande puissance. La politique coloniale française se justifie par des raisons d’ordre moral et civilisationnel, c’est la fameuse « mission civilisatrice » de la France. Dans une session du Conseil Colonial de la Cochinchine, il aurait été avancé que : « Les Hollandais, les Anglais colonisent pour gagner de l’argent, nous Français, nous colonisons pour répandre dans le Monde les principes de 89 »[9].
Un député aurait proclamé lors d’une session de la Chambre des députés le 25 novembre 1884 : « La France- 2e puissance maritime – n’a pas le domaine colonial qui convient à son rang. Les colonies lui rapporteront, mais surtout, elle a une mission civilisatrice à remplir dans le monde »[10].
L’historien Edouard Guillon, malgré la neutralité axiologique que l’on pourrait espérer d’un universitaire, en est également convaincu : « Pour nous, Français, maîtres du Tonkin, dans cette influence de l’Europe sur l’Extrême-Orient, à quelle part pouvons-nous prétendre ? Notre part ne sera pas politique, comme celle de la Russie ; elle ne sera pas commerciale comme celle de l’Angleterre. Elle sera plutôt morale et civilisatrice. Je ne veux pas croire qu’elle sera la moins utile »[11].
Le déroulement de la guerre
L’escalade vers la guerre
Pour l’historien Edouard Guillon, le traité de 1874, qui prévoit liberté religieuse et liberté commerciale, n’est pas respecté par l’Annam en collusion avec les Pavillons Noirs. Une nouvelle intervention militaire s’impose. Le gouverneur de Cochinchine, Le Myre de Vilers, envoie l’officier de marine Henri Rivière et un contingent de 600 hommes environ qui débarquent à Haïphong le 1er avril 1882 et s’installent à Hanoï le lendemain. Ils capturent la citadelle d’Hanoï le 26 avril 1882. Malgré des renforts envoyés au début de l’année 1883, l’étau se resserre autour des forces de Rivière. Le 19 mai 1883, il est lui-même violemment tué à l’extérieur des murs d’Hanoï lors d’une sortie – comme ce fut le cas avec Garnier dix années auparavant[12]. Sa mort est considérée comme l’élément déclencheur de la guerre franco-chinoise de 1883-1885[13].
Bien sûr, la Chine, voisine, voit d’un mauvais œil les visées expansionnistes de la IIIe République sur son protégé limitrophe. Dans la conception chinoise, l’Annam est considéré comme un pays sous tutelle, payant un tribut annuel. Le Nord-Vietnam a d’ailleurs été historiquement occupé par la Chine pendant des millénaires. L’influence historique de l’Empire chinois sur le Vietnam est visible dans la culture de ce dernier qui a emprunté beaucoup d’éléments de la civilisation chinoise, que ce soit dans les fêtes et les coutumes populaires ou dans la langue, le système d’écriture recourant aux caractères traditionnels chinois[14].
Pour le capitaine de vaisseau Juge de l’École supérieure de guerre navale, l’intrusion française dans la sphère d’influence chinoise ne pouvait que conduire à la guerre. Il notait : « À l’origine du conflit, il y avait à obtenir de la Chine le renoncement à ses droits de suzeraineté sur l’Annam, et au tribut qu’elle en recevait : son amour-propre, plus encore que son intérêt y était engagé »[15]. Son intérêt de sécurité y était effectivement engagé. Toujours selon Juge : « Elle redoutait aussi de se trouver en contact immédiat avec une puissance Européenne par une frontière terrestre […] Sa sécurité lui paraissait menacée […] »[16].
La mort du commandant Rivière provoque un tollé en France qui décide d’envoyer au Tonkin un corps expéditionnaire afin de conquérir la province par les armes pour de bon.
La guerre sur terre
Dans un premier temps, le conflit franco-chinois se déroule essentiellement, et ce jusqu’à l’année 1884, sur terre au Tonkin dans le Nord-Vietnam. Le général Bouët remplace Rivière à la tête des forces françaises en Cochinchine. Le 15 août, cependant, il échoue à prendre Sontay et doit reculer sur Hanoï. Le lieutenant-colonel Brionval parvient toutefois à capturer Hải Dương. La mort de l’empereur d’Annam, Tự Ðức, et le problème de sa succession ouvrent une fenêtre d’opportunité pour la France de mener l’opération de Thuan An afin d’en retirer un avantage lors des négociations en cours avec l’Annam.
Le 18 août, une flottille française commandée par le célèbre amiral Courbet bombarde les forts de Thuan An sur la rivière Hué et le 20-21 août un détachement de marines parvient à les capturer. L’opération de Thuan An est un succès et, le 25 août 1883, le nouvel empereur d’Annam, Hiệp Hoà, consent à signer le traité de Hué avec le commissaire général civil au Tonkin, Harmand. Le traité de Hué de 1883 place l’Annam sous le protectorat de la France qui est chargée de ses relations extérieures. Sur la base de ce traité, est conclu le second traité de Hué le 6 juin 1884 qui en reprend ses termes en les renforçant au profit de la France[17].
La Chine, quant à elle, ne reconnaît pas les accords passés entre la France et l’Annam. Les négociations diplomatiques avec la France menées depuis de longs mois patinent. L’historien Albert Billot indique :
« En vain avions-nous mis en état de blocus les ports du Tonkin, signifiant ainsi notre volonté de rétablir l’ordre dans le pays et d’en écarter toute ingérence étrangère. En vain avions-nous, par un coup de force qui ne laissait aucun doute sur nos résolutions, enlevé les forts de Thuan-an et occupé des positions qui mettaient à notre merci la capitale de l’Annam. En vain avions-nous obtenu un traité qui consacrait notre protectorat et rompait tous liens entre le Céleste Empire et la Cour de Hué. Tout cela n’avait pas suffi pour décourager la Chine. Après quelques semaines de silence, elle élevait de nouveau la voix, tenant les faits accomplis pour non avenus, résolue à nous barrer le chemin, poussée par le désir, non plus de garantir l’intégrité de l’Annam, mais de se tailler une part dans le partage du royaume. »[18]
Mais la situation sur le terrain demeure difficile et le corps expéditionnaire français n’a pas acquis de victoires décisives face aux Chinois nettement supérieurs en nombre et bien équipés. Pour Billot : « Rien n’avait encore prouvé la supériorité de nos armes ; rien n’avait établi que la résistance fut inutile »[19]. Le général Bouët peine à progresser et échoue à prendre Sontay. Il est alors remplacé par l’amiral Courbet. Ce dernier parvient enfin à prendre la ville farouchement défendue de Sontay le 17 décembre 1883. Malgré la capture de cette ville, il est remplacé par le général Millot.
Le 12 mars 1884, le général Millot s’illustre par la prise de Bắc Ninh où étaient retranchés entre 12 000 et 30 000 Chinois. Les forces chinoises sont mises en déroute et battent massivement en retraite, laissant un matériel conséquent derrière elles. Les pertes françaises sont minimes avec six morts et 22 blessés. Puis, partant à la poursuite de l’ennemi, Millot prend les forts de Phủ Lạng Giang et de Lang-Kép. Le général Brière de l’Isle, quant à lui, prend Thái Nguyên le 19-20 mars. Le général Millot rassemble ses forces pour marcher sur Hưng Hóa. Utilisant la même tactique astucieuse qui lui avait permis de conquérir Sontay, il occupe Hưng Hóa le 12-13 avril 1884. Il s’élance à la poursuite de l’ennemi battant en retraite et prend les places fortes de Phu Lam Tao et de Đồng Văn[20].
Edouard Guillon note que : « […] les noms de Son-Tay et de Bac-Ninh conserveront le glorieux souvenir. Les opérations militaires étaient terminées ; nous étions les maîtres du Tonkin ; contre des ennemis bien supérieurs en nombre et pourvus de tous les moyens de défense de la guerre moderne, les troupes de la marine et de l’armée, rivalisent de vertus militaires, d’entrain et de patience, de tactique et de valeur, avaient porté plus haut que jamais, dans l’Extrême-Orient, le prestige de nos armes »[21].
Les faits d’armes de Sontay, Bắc Ninh et Hưng Hóa infléchissent les positions diplomatiques chinoises et la poussent à ménager ses exigences à la table des négociations. L’effet militaire se transforma en effet politique. Le 11 mai 1884 à Tianjin (天津) en Chine du Nord-Est, le commandant Fournier et le diplomate chinois chevronné Li Hongzhang (李鴻章) signent le traité de Tianjin. Ce dernier stipule que la France est désormais responsable des frontières de la Chine méridionale. Plus important encore, la Chine s’engage à retirer ses troupes du Tonkin et à respecter les traités conclus entre la France et l’Annam. Les libertés commerciales entre la France, l’Annam et les provinces du Yunnan et du Guangxi (廣西) sont instituées.

La guerre sur mer
Dans les faits, les troupes chinoises au Tonkin tergiversent pour se replier comme il est convenu dans le traité de Tianjin. Le mois suivant la signature du Traité de Tianjin, un incident allait replonger la France et la Chine dans la guerre. Le 19 juin 1884, un contingent composé d’entre 700 à 900 Français et Annamites sous les ordres du lieutenant-colonel Dugenne se dirigeait depuis Phủ Lạng Thương pour occuper Lạng Sơn, That Khé et Cao Bằng. Malgré des difficultés de communication et des malentendus avec les troupes chinoises présentes sur son chemin ne s’étant pas encore repliées, Dugenne poursuit sa route et tombe le 23-24 juin dans un guet-apens tendu par 4000 soldats chinois, faisant sept tués et 42 blessés parmi les hommes de Dugenne. C’est l’incident de Bac Le[22].
Stupeur et fureur à Paris, la Chine rechigne à appliquer les termes du traité de Tianjin arrachés par la force comme ce fut le cas d’autres « traités inégaux » dans le passé, prétextant qu’il n’avait qu’un caractère provisoire[23]. La France exige par un ultimatum le paiement d’une indemnité exorbitante et l’application du traité de Tianjin. La Chine s’y refuse[24]. La guerre franco-chinoise prend alors une tournure essentiellement maritime et est portée sur le territoire chinois lui-même, bien que la guerre terrestre se perpétue au Tonkin. L’amiral Courbet, à la tête de la flotte d’Extrême-Orient, reçoit pour mission « d’exercer des représailles sur la Chine pour la contraindre à exécuter la convention de [Tianjin] et à nous concéder des avantages représentant l’indemnité qui lui avait été réclamée, lorsqu’elle avait violé cette convention. Ces représailles devaient consister, après le bombardement de l’arsenal de [Fuzhou] et la destruction de la flotte de [Fujian] exécutés en août 1884, en une saisie de gages. Les gages étaient [Jilong] et [Danshui] : avec les revenus des douanes et des mines »[25].

À Fuzhou (福州), ville côtière de la province chinoise du sud-est du Fujian (福建), l’amiral Courbet mouille sa flotte dans la rivière Min (閩江) à 60 km de la ville. Le 23 août 1884, Courbet reçoit enfin l’ordre d’attaquer, il ouvre le feu sur la flotte chinoise du Fujian, constituée de bâtiments modernes construits grâce à l’assistance technique de la France. En moins d’une heure, Courbet envoie par le fond la quasi-totalité de la flotte ennemie. Il parvient également à capturer les nombreux forts bâtis le long de la rivière Min et bombarde l’arsenal naval de Fuzhou construit par le passé avec l’aide d’ingénieurs français. Le 29 août 1884, Courbet a accompli sa mission avec succès[26].

Néanmoins, la Chine refuse toujours d’appliquer le traité. Courbet opère le blocus naval de l’île de Formose (actuelle Taïwan) à partir du 23 octobre 1884. Un corps expéditionnaire de 1600 hommes débarque le 1er octobre 1884 dans la ville côtière de Jilong (基隆) au Nord-Ouest de Taïwan. Toutefois, face aux forces chinoises numériquement supérieures (il était estimé qu’il y avait plus de 30 000 troupes chinoises à Formose), aux maladies et aux mauvaises conditions météorologiques, le corps expéditionnaire ne parvient pas à capturer Tamsui (淡水) comme cela était prévu et tient tant bien que mal la ville de Jilong jusqu’à son évacuation le 21 juin 1885.
L’amiral Courbet, entre-temps, outre le blocus de Formose et le soutien au corps expéditionnaire basé à Jilong, part à la recherche de croiseurs chinois signalés qui lui échappent de peu le 13 février 1885. Néanmoins, le 15 février il réussit à couler deux navires moins imposants dans la baie de Shipu (石浦) dans la province côtière chinoise du Zhejiang (浙江). Il opère par la suite un blocus de ces mêmes croiseurs chinois devant Ningbo (寧波) toujours au Zhejiang et un blocus du riz considéré comme « contrebande de guerre » devant les bouches d’un des deux fleuves principaux de Chine, le Yangtsé (長江)[27]. Le 29 mars, Courbet parvint à occuper avec succès l’archipel des Pescadores, dit aussi archipel des Penghu (澎湖群島), qui devaient servir « comme base et comme gage en échange de l’évacuation de Formose prévue pour avril »[28]. L’évacuation prévue de Formose n’a lieu qu’après la fin de la guerre. C’est la dernière opération de Courbet qui décède aux Pescadores d’une crise du foie[29].
Au Tonkin, le général Brière de l’Isle remplace à la tête des forces françaises le général Millot à cause de ses problèmes de santé. Il capture Chu le 30 janvier 1885 après avoir battu les Chinois à proximité le 3 janvier 1885. Le 13 février 1885, après les batailles du col de Déo-quan et de Dong Song, les Français du général de brigade de Négrier prennent enfin Langson. La place forte de Tuyên Quang, occupée par les Français, est assiégée par deux fois, d’abord dans le courant du mois de novembre, puis du 24 novembre au 3 mars. Mais les Français résistent vigoureusement durant ce long siège qui oppose seulement 608 hommes côté français à 10 000 soldats chinois jusqu’à l’arrivée des renforts du général Brière de l’Isle et du général de brigade Giovanninelli[30].

En conclusion : quelles conséquences ?
Le 23 mars 1885, non loin de Lạng Sơn, le général de Négrier doit battre en retraite face à des forces chinoises massives. Il est lui-même grièvement blessé, et son remplaçant, le lieutenant-colonel Herbinger, se retire dans la précipitation laissant des quantités importantes de matériel derrière lui[31]. Le général Brière de l’Isle demande à Paris des renforts. La débandade de l’armée française a des répercussions politiques jusqu’à Paris et provoque la chute du cabinet de Jules Ferry qui démissionne[32] ! Pourtant, le jour de la démission de Jules Ferry et malgré la dérobade de l’armée française à Lạng Sơn, la Chine cherche la paix et accepte de négocier sur les bases du traité de Tianjin. Le 4 avril 1885, la Chine et la France signent les préliminaires de paix qui stipulent le consentement de cette première à ratifier le traité de Tianjin et l’arrêt des hostilités[33].
Le 9 juin 1885, Li Hongzhang et le ministre plénipotentiaire Jules Patenôtre signent à Tianjin un traité de paix[34]. La France a la responsabilité de la sécurité de l’Annam et s’engage à ne pas transgresser les frontières chinoises. La Chine, quant à elle, prend l’engagement de ne pas intervenir dans le Tonkin et à assurer la sécurité frontalière de son côté. Elle reconnaît le protectorat de la France et les traités signés entre cette dernière et l’Annam. Les détails techniques de la délimitation des frontières sont posés ultérieurement. Le commerce transfrontalier est autorisé sur des postes déterminés et les commerçants français bénéficient d’avantages commerciaux. Les marchandises peuvent transiter librement entre le Tonkin et les provinces limitrophes de la Chine à un tarif douanier préférentiel. La France peut édifier des infrastructures routières et ferroviaires au Tonkin. Les forces françaises qui occupaient Taiwan et Penghu doivent se retirer.
Cette guerre reste comme une humiliation de plus dans la mémoire nationale des Chinois. D’autant plus qu’avec la déroute française de Lạng Sơn, la domination militaire française au Tonkin était loin d’être acquise. De même, l’amiral Courbet n’avait pas frappé le centre de gravité politique de l’Empire dans la province du Zhili (直隸), comprenant Pékin au Nord-Est de la Chine, par peur des réactions négatives des autres puissances européennes et aussi du fait du manque de moyens. La France n’a pas obtenu les importantes indemnités qu’elle réclamait[35]. Un manuel d’histoire chinois, cité par l’historien Bernard Brizay, indiquait à ce propos : « La guerre franco-chinoise s’est terminée par quelque chose de rarissime dans l’histoire : une Chine vaincue alors qu’elle était gagnante et une France victorieuse alors qu’elle était perdante. La raison de cette situation s’explique par la ligne capitularde suivie par Li Hongzhang et le gouvernement mandchou. L’issue défavorable de la guerre franco-chinoise a frappé le peuple de stupeur et révélé une nouvelle fois à tous l’état de noire pourriture du gouvernement des Qing et la nature perfide de la nouvelle politique occidentaliste »[36].
La Chine évincée de l’Annam, la France a alors le champ libre pour constituer l’Indochine française et marquer durablement sa présence en Asie orientale et en Chine du Sud. Elle a redoré son blason : « Il fallait montrer la France encore vivante, et bien vivante. Nous l’avons fait. » écrit l’historien Edouard Guillon[37]. C’est par l’Indochine que la France pénètre dans la province du Yunnan où elle achève de construire le chemin de fer reliant Lào Cai au Tonkin à Kunming (昆明), capitale de la province chinoise du Yunnan[38].
La perte du Vietnam ne fait que confirmer la faiblesse de la dernière dynastie de l’empire du Milieu aux yeux du Monde et des Chinois. Dans le même temps, elle accentua le ressentiment anti-étranger et la xénophobie. Dix ans plus tard, le Japon répète le même exploit que la France en arrachant la Corée de la tutelle chinoise et bâtit ainsi sa propre sphère d’influence au Nord de la Chine.
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Bibliographie
BILLOT Albert, L’affaire du Tonkin : histoire diplomatique de l’établissement de notre protectorat sur l’Annam et de notre conflit avec la Chine : 1882-1885, Paris, J. Hetzel et Cie, 1888, 430 p., [en ligne] https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k763538.texteImage (dernière consultation le 08/06/2022)
BRIZAY Bernard, La France en Chine : du XVIIe siècle à nos jours, Paris, Perrin, 2013, 556 p.
DUBOIS Christophe, « L’arsenal de Fuzhou et la présence française au Fujian (1869-1911) », dans DE SESMAISONS François (dir.) et WEBER Jacques, La France en Chine : 1843-1943, Paris, l’Harmattan, 2013 (1re éd. 1997), 266 p., pp. 91-102
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[1] BRIZAY Bernard, La France en Chine : du XVIIe siècle à nos jours, Paris, Perrin, 2013, 556 p., p. 116
[2] La France entre en guerre trois fois contre la Chine : d’abord en 1860 dans le cadre de la seconde guerre de l’opium aux côtés de l’Angleterre, puis en 1883-1885 pour la conquête du Tonkin et enfin en 1900 en participant à l’expédition internationale contre les Boxers qui assiègent le quartier des Légations à Pékin.
[3] GUILLON Édouard, Le conflit franco-chinois (la guerre et les traités), d’après les documents officiels, Grenoble, A. Gratier, 1885, 71 p., p. 67, [en ligne] https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6375346f.texteImage# (dernière consultation le 08/06/2022)
[4] Par le traité de Saïgon signé en 1862, la France obtient la province de Cochinchine de l’empire d’Annam.
[5] BRIZAY Bernard, op. cit., p. 286
[6] GUILLON Édouard, op. cit., pp. 20-21
[7] BRIZAY Bernard, op. cit., p. 285
[8] JUGE René-Clément, La campagne de l’amiral Courbet en Chine. 1885 : les Pescadores. Le blocus du Riz., Paris, École supérieure de guerre navale, 1927, 214 p., p. 38, [en ligne] https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9760020x/f3.item.texteImage (dernière consultation le 08/06/2022)
[9] Ibid., p. 44
[10] Ibid., p. 44
[11] GUILLON Édouard, op. cit., p. 68
[12] Ibid., p. 25 ; BRIZAY Bernard, op. cit., p. 287
[13] Ibid., p. 287
[14] Ibid., p. 285
[15]JUGE René-Clément, op. cit., p. 87
[16] Ibid., p. 44
[17] GUILLON Édouard, op. cit., p. 26 ; BILLOT Albert, L’affaire du Tonkin : histoire diplomatique de l’établissement de notre protectorat sur l’Annam et de notre conflit avec la Chine : 1882-1885, Paris, J. Hetzel et Cie, 1888, 430 p., pp. 177-178, [en ligne] https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k763538.texteImage (dernière consultation le 08/06/2022)
[18] Ibid., p. 104
[19] Ibid., p. 104
[20] Ibid., pp. 151-152 ; GUILLON Édouard, op. cit., p. 34
[21] Ibid., p. 35
[22] Ibid., p. 41 ; BILLOT Albert, op. cit., pp. 187-190
[23] Ibid., p. 193
[24] Ibid., pp. 210-220 ; GUILLON Édouard, op. cit., p. 42 ; BRIZAY Bernard, op. cit., p. 290
[25] JUGE René-Clément, op. cit., p. 12
[26] DUBOIS Christophe, « L’arsenal de Fuzhou et la présence française au Fujian (1869-1911) », dans DE SESMAISONS François (dir.) et WEBER Jacques, La France en Chine : 1843-1943, Paris, l’Harmattan, 2013 (1re éd. 1997), 266 p., pp. 91-102, p. 97
[27] GUILLON Édouard, op. cit., p. 46 ; JUGE René-Clément, op. cit., pp. 196-197
[28] Ibid., p. 143
[29] BRIZAY Bernard, op. cit., p. 298
[30] GUILLON Édouard, op. cit., pp. 47-49
[31] Ibid., pp. 50-51
[32] BRIZAY Bernard, op. cit., p. 295
[33] BILLOT Albert, op. cit., pp. 422-423
[34] BRIZAY Bernard, op. cit., p. 297 ; GUILLON Édouard, op. cit., pp. 56-64
[35]Ibid., p. 294 ; Juge, 1927, pp. 178-179
[36] BRIZAY Bernard, op. cit., p. 299
[37] GUILLON Édouard, op. cit., p. 66
[38] BRIZAY Bernard, op. cit., p. 315