Il est 4 heures et 50 minutes du matin, le 14 décembre 1937. Le 38e régiment de la 13e brigade reçoit un ordre : « à toutes les unités, tout prisonnier de guerre est formellement interdit jusqu’à nouvel ordre de la division ». Le même jour, le lieutenant Masahisa, 1re compagnie 2e bataillon d’artillerie lourde, reçoit un ordre du quartier général : « Les prisonniers de guerre pris à la porte Xianho (soit 8000 à 10 000 hommes) doivent être immédiatement exécutés ». La veille, le 13 décembre 1937, la ville de Nankin capitulait. Les forces chinoises qui la défendaient, s’étaient rendues à l’ennemi après la fuite de leur général Tang Shengzhi.
Ces deux dates, les 13 et 14 décembre correspondent à la prise de la ville de Nankin, funestement célèbre pour les massacres perpétrés en son sein par l’armée japonaise. Cet épisode de la seconde guerre sino-japonaise (1937-1945) est particulièrement singulier, car il témoigne d’une extrême brutalité. Une brutalité souvent focalisée, à juste titre, sur la population, notamment sur les viols d’innombrables femmes. Mais, il existe une autre brutalité liée au massacre de Nankin, parfois moins mise en lumière : l’exécution sommaire des prisonniers de guerre chinois.
Tout commence le 7 juillet 1937, lors d’un accrochage sur le pont Marco-Polo entre une garnison de l’armée nationale révolutionnaire chinoise de Chang Kai-shek et un détachement de l’armée japonaise. Cette dernière tire prétexte de l’incident pour lancer une offensive de très grande ampleur, qu’elle semble déjà chercher depuis longtemps. En effet, dès le début des années 1930, la situation semble extrêmement tendue en Chine : du côté japonais, se produit l’assassinat du seigneur de guerre Mandchou Chang Tso-lin par des officiers en 1928, des affrontements fin 1931 et début 1932 avec l’occupation de la Mandchourie, deux tentatives de coup d’état en 1932 et février 1936 ; du côté chinois, Chang Kai-shek du Gouvernement nationaliste du Goumindang rencontre Zhou Enlai du Parti communiste chinois pour discuter d’un front commun contre le Japon.

Deux autres affrontements éclatent peu après l’incident du pont Marco-Polo, donnant lieu à l’ordre 64 stipulant que « conformément à ses devoirs actuels, l’armée japonaise en Chine devra réprimander les forces chinoises sur le front Beijing-Tianjin et pacifier les points stratégiques ». Un nouvel ordre, le 65, demande le renfort de trois divisions en plus de la mobilisation de 209 000 hommes et 50 000 chevaux. Le 28 juillet sonne alors le début de l’offensive générale dans le nord de la chine permettant rapidement l’occupation de Beijing et de Tianjin.
En août 1937, la marine japonaise attaque Shanghai. Le 7 novembre, l’armée expéditionnaire de Shanghai fusionne avec la 10e armée pour créer l’Armée en zone de chine centrale. Forte de 160 000 à 200 000 hommes, cette réorganisation des forces japonaises signifie la fin de l’expédition et le début d’un conflit de plus grande ampleur, avec un nouvel ordre : « détruire les forces ennemies dans la zone de Shanghai, annihiler toute volonté de combattre et ainsi mettre un terme au conflit ». Le 24 novembre, le quartier général commence à envisager très sérieusement l’attaque de Nankin.
Les 13 et 14 décembre, les forces japonaises encerclent la ville, puis la capturent. Les soldats chinois se livrent alors au nouvel occupant. Ce dernier les exécutera en masse, enfreignant ainsi toute règle en vigueur en matière de droit des prisonniers de guerre. Et, c’est ici le premier élément qui caractérise la prise de Nankin : l’illégalité militaire du japon. L’historien Fujiwara Akira, professeur émérite à l’université de Hitotsubashi, explique que pour comprendre l’ampleur du massacre et son atrocité, il faut l’analyser en tant que crime de guerre.

Depuis l’affrontement du pont Marco-Polo, le Ministère japonais des armées partait du principe que le conflit entre la Chine et le Japon était un incident et non une guerre. Le 5 août 1937, Tokyo indique ainsi au commandement de la garnison japonaise en Chine qu’il n’était pas nécessaire de suivre les clauses spécifiques relatives aux lois internationales de la guerre, incitant à éviter les termes de prisonniers de guerre. Le commandement japonais n’ignorait cependant pas les engagements conclus aux deux conférences internationales de La Haye en 1899 et 1907, qui renforçaient le droit régissant les guerres au sol et notamment la nécessité du traitement humain des prisonniers de guerre. Engagement que le Japon avait fait sien pour gagner la reconnaissance de ses pairs occidentaux durant l’ère Meiji et Taishō.
Or, en procédant à l’exécution, le Japon venait de rompre avec sa politique martiale appliquée jusqu’alors pour les récents conflits qu’il avait menés : avec la Chine en 1894 et avec la Russie en 1904, des clauses précises avaient été spécifiées et incluses dans la déclaration de guerre. C’est ainsi qu’on retrouve de nombreux témoignages d’officiers et de soldats japonais sur le massacre de ces prisonniers de guerre qui ne sont alors pas considérés comme tel. Par exemple, l’adjudant Kodama Yoshio, 16e division, 38e régiment, explique que : « le commandement nous avait ordonné, à un ou deux kilomètres de Nankin, de « s’occuper » des prisonniers de guerre ».
Des rapports nous sont aussi parvenus sur la manière dont ces prisonniers étaient exécutés, un rapport notamment adressé au 1er bataillon du 66e régiment : « Ordres reçus du commandement à 14h00 : tuer tous les prisonniers […]. Comme méthode, nous suggérons de les rassembler en groupe de 20 maximum et de les fusiller un par un. » […]. Le rapport comprend également un compte-rendu : « […] Chaque compagnie devait exécuter ses prisonniers par la baïonnette. […] Toutes les compagnies ont terminé les préparations et débuté les exécutions à 17h00, la plupart des prisonniers étant éliminés à 19h30. »
D’autres exécutions continuèrent le même jour, cette fois-ci, pour les soldats qui tentaient de se changer en civils et ainsi éviter de se faire prendre par les Japonais. Un dernier témoignage révèle le sort de ces soldats chinois (16ième division du 20ième régiment de l’armée expéditionnaire de Shanghai) : « Chacune des escouades recherchait tous les hommes dans ces grosses maisons chinoises. Dans l’une d’elles, le caporal Maebara et ses troupes trouvèrent une centaine de retardataires défaits se changeant en civils. […] Certains d’eux portaient toujours l’uniforme. D’autres étaient en train de se changer en hâte en habits ordinaires. D’autres encore portaient des chemises de civils et des pantalons d’uniforme. […] Nous les avons tous sortis, déshabillés, inspectés, attachés avec des câbles de téléphone… […] nous marchâmes environ à 600 mètres de la porte Xuanwu et les avons abattus ».
Chacun de ces témoignages traduit la violence et l’atrocité d’un aspect de ce massacre, dont l’ampleur globale ne doit bien évidemment pas tomber dans l’oubli. Les soldats chinois capturés le 13 et le 14 décembre, puis exécutés sans le statut de prisonnier de guerre, constituent ainsi une part nombreuse de ces victimes de Nankin.
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Si le sujet de Nankin vous intéresse :
Michael Lucken, Les Japonais et la guerre, 1937-1952, Paris, Fayard, 2013, 400 p. Prix Thiers de l’Académie française 2014
Fujiwara Akira, The Nanking Atrocity: An Interpretive Overview, Chapitre 2, pp. 29-54, dans Wakabayashi, Bob Tadashi, editor. The Nanking Atrocity, 1937-38: Complicating the Picture. 1st ed., Berghahn Books, 2009.
Lan Yi, Le massacre de Nankin – Une cicatrice à jamais, dans La Revue d’Histoire Militaire, Les Lilas, La Revue d’Histoire Militaire, 2021, [en ligne] https://larevuedhistoiremilitaire.fr/2021/04/26/le-massacre-de-nankin-une-cicatrice-a-jamais/
Une réflexion sur “Nankin, l’atrocité par les armes”