C’est le 6 octobre 1951 que le coup le plus violent du Malaya[1] National Liberation Army (MNLA) fut orchestré : le meurtre de la plus importante personnalité de l’Administration coloniale britannique en fédération de la Malaya, le Haut-Commissaire Sir Henry Lavell Goldsworthy Gurney.
Aux alentours de 13 h 30, un convoi composé du véhicule de fonction de Sir Gurney – une Rolls Royce -, d’une Land Rover transportant le Procureur Général M. J. P. Hogan et sa femme, et d’un véhicule blindé est pris en embuscade dans un virage à la frontière entre l’état du Selangor et l’État de Pahang, à environ 14 kilomètres de sa destination. En effet, Sir Gurney se dirigeait, avec sa femme Isabel Lowther Weir Gurney et son secrétaire, à Bukit Fraser (Fraser’s Hill), coin de plaisance à deux heures de Kuala Lumpur afin d’échapper à la chaleur étouffante de la capitale.
Non détectés par le véhicule de reconnaissance, les tireurs sont positionnés sur une colline environnante au flanc droit du virage.

L’assaut commence, les échanges de tirs sont soutenus. Sir Gurney ouvre soudainement la porte de son véhicule, sort de celui-ci et est inévitablement touché par plusieurs balles au corps et à la tête. Dès lors, et après des tirs de couverture, les guérilleros du MNLA prennent la fuite. Chin Peng, le Secrétaire Général du Parti Communiste de Malaya (Partai Komunis Malaya, qu’on désignera par son acronyme malais PKM), affirme que la présence du Haut-Commissaire dans ce convoi et l’information de sa mort dans cette attaque ne furent connues qu’au travers des nouvelles journalistiques. « Par hasard, le but étant de récupérer des armes » déclare même Chin Peng dans son mémoire 52 ans après l’affaire. Une aubaine pour la guérilla face à ce Haut-Commissaire ayant tout mis en œuvre pour combattre les communistes en Malaya.
La taille de l’escouade insurgée fut estimée à 20 combattants dans le télégramme rapportant l’affaire ; il sera révélé en 1999 qu’elle fut de 38, qu’elle appartenait au 11e régiment de la MNLA et que les tireurs étaient armés de trois BREN, de pistolets mitrailleurs Sten et de carabines.
Cet événement et ses intentions réelles restent un mystère semblable à celui de l’assassinat de J. F. Kennedy. Pourquoi Sir Gurney est-il sorti du véhicule alors qu’il était protégé par un convoi ? Est-ce un acte de vengeance à la suite du combat contre les communistes engagés par le Haut-Commissaire élu en 1948, ainsi qu’une réaction au Briggs Plan adopté un an plus tôt ?
Il est cependant certain que cet épisode choqua l’administration britannique et augmenta la tension en Malaya. Les officiers représentants des Malais et des Indiens Malaisiens[2], Dato Sir Onn Bin Dato Jaafar et R. Ramani, condamnèrent aussi directement l’acte : Sir Gurney était en effet populaire.

Effectuons une petite rétrospective pour mieux comprendre le cadre du conflit. Le 8 décembre 1941, l’embargo américain sur le pétrole au Japon imposa à ce dernier d’engager, notamment, sa 25e armée en Malaya et à Singapour, utilisant largement la bicyclette pour ses opérations et mettant en déroute les forces présentes. C’est dans ce contexte que le profond anticolonialiste et récent marxiste-léniniste Chin Peng participa à sa première confrontation armée dans « l’Armée Anti-Japonaise des peuples de la Malaya » (Malayan Peoples’ Anti-Japanese Army – MPAJA), groupe paramilitaire composé en majorité d’affiliés au PKM, ceux-ci étant en coopération avec l’Administration britannique le temps du conflit japonais… Ironiquement, c’est grâce à son implication dans ce mouvement paramilitaire qu’il apprit et mit en pratique les techniques de la guérilla.
« Les ennemis de mes ennemis sont mes amis ». L’expression était plus qu’adéquate ces années-là. Chin Peng, descendant d’un immigré chinois d’ethnie Hokkien de la fameuse région d’émigration du Fujian, fut profondément touché par le massacre de Nankin. Les priorités changèrent et l’envahisseur japonais devint l’ennemi numéro un. Mais cela n’est qu’un rajout dans l’équation. Lorsque cette nouvelle valeur fut effacée, le jeune Chin Peng, alors décoré de l’Ordre de l’Empire britannique et désigné Secrétaire Général du PKM après l’éviction de son prédécesseur, Lai Tek – qui aurait été agent double -, revint à l’objectif initial, inscrit dans la Constitution de 1934 du PKM : celui de fonder la « République Populaire de Malaya » (Malayan People’s Republic).

La Seconde Guerre mondiale terminée, le PKM put agir librement grâce à la reconnaissance reçue à la suite de son implication contre les Japonais. Dès lors, ce dernier agrandit ses champs d’influence en créant des syndicats et en lançant de nombreux journaux. Le PKM mit alors toute action armée en suspens et se concentra sur des actions collectives comme les grèves.
En juin 1948, les révoltes populaires en Malaya atteignirent leur paroxysme avec l’assassinat de trois Européens. L’état d’urgence (Darurat Malaya) fut annoncé par l’Administration britannique dans cette Malaisie perçue comme l’îlot de tranquillité de l’Asie du Sud-Est. Elle accusa aussi le PKM d’être à l’origine de révoltes, contexte mondial oblige, notamment avec le blocus de Berlin et les affrontements entre le Kuomintang et le Parti communiste Chinois.
Le PKM disposa alors de deux choix : se rendre malgré sa non-implication dans les révoltes et risquer la prison ; ou bien la lutte.
En raison de militants jeunes et fougueux (tous les membres du PKM n’étaient pas plus âgés que Chin Peng, qui avait 23 ans), la seconde proposition fut choisie par les autorités du PKM et la renaissance de la dissolue MPAJA, qui devint le MLNA (Malayan National Liberation Army), eut lieu.
Ici commença l’insurrection sous forme de guérilla, Chin Peng utilisant les tactiques théorisées par Mao Zedong en 1936.

Dans la « jungle malaisienne », l’insurrection battait son plein. Le PKM convainquit la majorité des citoyens d’ethnie chinoise et son armée se basait sur le soutien des ruraux, regroupés dans le « Mouvement du Peuple » (Min Yuen 民运), qui fournissaient informations et provisions aux insurgés. Cependant, la contre-insurrection britannique ne tarda pas à montrer ses ressources stratégiques.
L’année 1950 marqua un tournant dans la contre-insurrection. Le Lieutenant-Général Sir Harold Briggs invoqua, avec l’éminent Sir Robert Thompson, secrétaire à la Défense à Kuala Lumpur, le Briggs Plan qui devint la politique de « New Village » (Kampung Baru). L’idée était de couper les vivres des guérillas en isolant et en surveillant les ruraux.
Coup de maître sur une guérilla relativement peu nombreuse en combattants et dépendante des Min Yuen. Système orwellien sous couvert d’état d’urgence, tout était contrôlé dans ces quelques 500 Kampung Baru, depuis le rationnement jusqu’à l’enseignement des écoliers. Les techniques d’insurrection furent ainsi assimilées par l’Administration coloniale.
Cependant, sous le Haut-commissaire Sir Henry Gurney, la contre-insurrection ne voyait pas le bout du tunnel. Son remplacement, le 7 février 1952, soit quatre mois après son décès, par Sir Gerald Templer, changea la donne.
L’équipe Templer-Briggs-Thompson intensifia toutes les dispositions mises en œuvre contre la guérilla : en 1953, l’effort militaire britannique et malais atteignait un coût quotidien de 83 000 à 234 000 dollars américain !
En deux ans de gouvernance, Templer parvint ainsi à mettre en déroute le MLNA, comme le reconnut d’ailleurs Chin Peng lui-même dans ses mémoires.
Cependant, ce qui fut une réussite militaire ne fut pas pour autant une réussite politique et augmenta – bien que cantonné aux 475 000 personnes touchées par le Briggs Plan – le ressentiment populaire en Malaya.
Les débats fusèrent et même dans le parlement britannique fut soulevée la problématique du manque de respect des droits fondamentaux en Malaya (notamment entre Woodrow Wyatt et Olivier Lyttelton)[3].
En 1953, le quotidien britannique The Times écrivit même sur « l’État policier » en Malaya. En effet, comme le rappelle Karl Hack, historien britannique sur le communisme en Malaya, puis Malaysia : « la clé de la contre-insurrection [malaisienne] réside plus en la captivité des populations qu’en gagner leurs cœurs »[4].
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Bibliographie :
« Guerrillas Murder High Commissioner In Malaya », dans The Canberra Times, Canberra, National Library of Australia, 1951, [en ligne] https://trove.nla.gov.au/newspaper/article/2839310 (dernière consultation le 24/02/2022)
« Malaya (Anti-Terrorist Measures) », vol. 498, dans UK Parliament, Londres, UK Parliament, 1952, [en ligne] https://hansard.parliament.uk/Commons/1952-04-02/debates/5a25f6a5-1b30-4331-b5f5-e4f9f27df315/Malaya(Anti-TerroristMeasures) (dernière consultation le 24/02/2022)
ALIAS Alzahrin et PARZI Mohd Nasaruddin, « Henry Gurney sabung nyawa selamatkan isteri? », dans Berita Harian, Kuala Lumpur, The New Straits Times Press, 2015, [en ligne] https://www.bharian.com.my/node/55305 (dernière consultation le 24/02/2022)
CHIN C. C. et HACK Karl, Dialogues with Chin Peng: New Light on the Malayan Communist Party, Singapore, Singapore University Press, 2004, 448 p.
DEL TUFO Moroboë Vincenzo, « Death of Sir Henry Gurney, Oct.6th.1951 », dans MALAYA / BORNEO VETERANS, 1948-66, 2011, [en ligne] http://askari_mb.tripod.com/id6.htm (dernière consultation le 24/02/2022)
NEWSINGER John, British Counterinsurgency, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2015, 284 p.
PENG Chin, Chin Peng: My Side of History, Singapore, Media Masters, 2003, 527 p.
RAHMAN Abdul, Lest We Forget: Further Candid Reminiscences, Singapour, Eastern Universities Press, 1983, 198 p.
STOCKWELL Anthony John, « Chin Peng and the Struggle for Malaya », dans Journal of the Royal Asiatic Society, vol. 16, n°3, Cambridge, Cambridge University Press, 2006, 369 p., pp. 279-297, [en ligne] https://www.jstor.org/stable/25188648 (dernière consultation le 24/02/2022)
THOMPSON Robert, Defeating Communist Insurgency: The Lessons of Malaya and Vietnam, New York, F.A. Praeger, 1966, 171 p.
[1] La Malaisie est ici désignée « Malaya » pour la période pré-indépendance et « Malaysia » pour la période post-indépendance (le terme de Malaisie, en français, est trop vague lorsqu’on parle de son histoire).
[2] Les termes de « Malais » ou « Melayu » désignent les personnes d’ethnie Melayu, tandis que le terme de « Malaisien » désigne toute personne possédant la nationalité malaisienne.
[3] Lire cet échange intéressant ici : « Malaya (Anti-Terrorist Measures) », vol. 498, dans UK Parliament, Londres, UK Parliament, 1952, [en ligne] https://hansard.parliament.uk/Commons/1952-04-02/debates/5a25f6a5-1b30-4331-b5f5-e4f9f27df315/Malaya(Anti-TerroristMeasures) (dernière consultation le 24/02/2022)
[4] CHIN C. C. et HACK Karl, Dialogues with Chin Peng: New Light on the Malayan Communist Party, Singapore, Singapore University Press, 2004, 448 p.