La Guerre hors limites - Qiao Liang et Wang Xiangsui

La Guerre hors limites – Qiao Liang et Wang Xiangsui

Écrit par deux colonels de l’armée de l’air de l’Armée populaire de libération et publié pour la première fois en 1999 en chinois aux Éditions littéraires et artistiques de l’Armée de libération, La Guerre hors limites (Chāoxiànzhàn 超限戰) est un traité de réflexion stratégique.

Il s’inscrit dans un contexte de bouleversements techniques et technologiques dont la guerre du Golfe de 1991 en est une de ses manifestations dans le domaine militaire. Cette double révolution dans le domaine technique et dans les affaires militaires sert de fil conducteur à la réflexion des deux officiers. En effet, d’une part, ils analysent ses implications, notamment sur la conceptualisation de la guerre. D’autre part, ils en tirent des leçons pour parvenir à dégager des principes et une méthode guidant l’action.

Pour Qiao Liang 喬良 et Wang Xiangsui 王湘穗, nous sommes entrés dans « l’époque de la synthèse des techniques et de la mondialisation »[1], l’informatique étant la technologie décisive permettant une intégration de diverses techniques et le catalyseur de la mondialisation[2]. Les sciences et techniques ouvrent des possibilités immenses à l’Homme, en particulier sur le champ de bataille grâce à un perfectionnement de l’armement, dont les Américains sont maîtres dans ce domaine[3], que ce soit les missiles de croisière, les bombes guidées, les bombardiers furtifs, etc.

Néanmoins, si les auteurs demeurent fascinés par la puissance militaire américaine, ils n’en restent pas moins très critiques de l’étroitesse d’esprit de ceux-ci, ce qu’ils ne cessent pas de souligner dans leur livre[4]. Les Américains n’envisagent la technique que comme un outil pour vaincre sur le champ de bataille. Or, pour les deux colonels, la technique n’a pas seulement révolutionné l’armement, mais a révolutionné les cadres conceptuels de la guerre[5]. La pensée stratégique traditionnelle n’est plus en adéquation avec le progrès technologique[6].

Pour Qiao et Wang, la guerre n’est plus uniquement une épreuve des volontés sur le champ de bataille entre deux armées régulières, elle n’est plus un duel entre États comme Clausewitz le pensait. La guerre s’est étendue à toutes les activités de la vie humaine, à tous les espaces, à tous les domaines[7]. Elle n’est plus l’apanage des militaires, mais aussi des civils comme le hacker ou le financier. En outre, des organisations supranationales comme l’ONU ou des organisations non-étatiques telles que les groupes terroristes ou les cartels ont également accaparé le monopole longtemps réservé aux États de faire la guerre. Elle fait usage de tous les moyens comme la spéculation financière, la dévaluation, etc., et non plus seulement des soldats, des chars et des avions. Elle ne se déroule plus forcément sur un territoire, elle s’est déterritorialisée dans l’espace exo-atmosphérique ou le cyberespace. En ce sens, la guerre et ses manifestations sont nombreuses et difficilement saisissables : « guerre financière »[8], « guerre économique », « guerre médiatique », « guerre du droit international », « guerre écologique »…

Les deux officiers ont même renoncé à définir avec exhaustivité le nouveau visage de la guerre. Cependant, ils ne cesseront tout au long de leur livre d’insister sur son élargissement afin de susciter une prise de conscience nécessaire à la préparation de la guerre future. Cette observation de Qiao et de Wang n’a rien d’originale, historiquement de nombreux stratèges ont mis en œuvre des stratégies qui ne reposent pas seulement sur une confrontation guerrière directe.

La guerre du Golfe de 1991, conduite sous la direction des États-Unis, correspond à un paradigme de la guerre à l’ère de la technique mondialisée et est déterminante pour les auteurs pour nourrir la réflexion stratégique et donc cette préparation des prochaines guerres[9]. Mêlant manœuvres diplomatiques et jeux d’alliance[10], coordination renforcée entre les différentes armes obéissant à un même commandement[11], usage victorieux de l’hélicoptère de combat[12], guerre médiatique[13], guerre psychologique[14], elle est une démonstration de l’art des combinaisons dont, justement, les deux militaires s’en inspirèrent dans la théorisation de leur nouvel « art de la guerre ».

Les auteurs mettent en avant ce nouvel édifice théorique mêlant art combinatoire[15] et application ingénieuse des « règles de la victoire » (le nombre d’or 0,618[16] et la « règle latéral-frontal »[17]), c’est la « guerre combinée hors limites sur le mode latéral-frontal » exprimée dans ce passage essentiel de l’ouvrage :

« Si l’on veut gagner la guerre aujourd’hui ou de demain et tenir la victoire entre ses mains, il est nécessaire de “combiner” l’ensemble des ressources guerrières dont on dispose pour combattre – tout en sachant que cela ne suffit encore pas. Il convient aussi d’opérer cette combinaison en se conformant aux exigences des “règles de la victoire”. Mais cela ne suffit toujours pas, car les règles de la victoire ne garantissent pas que cette dernière tombera dans votre panier comme un fruit mûr. Il faut aussi une main habile pour la cueillir. Or cette main, c’est justement le “dépassement des limites”, c’est-à-dire l’art de combiner la guerre débordant de l’ensemble des limites tout en obéissant aux exigences des règles de la victoire. Nous aboutissons ainsi à un concept total, à une dénomination de la guerre entièrement nouvelle : la “guerre combinée hors limites sur le mode latéral-frontal” »[18]

Plus concrètement, les auteurs proposent une méthode combinatoire englobant plusieurs combinaisons en son sein :

 -celle qui mélange les actions en dehors du cadre étroit de l’État (« combinaison supra-étatique »[19]) ;

-celle qui multiplie les actions dans différents domaines qu’ils soient militaire, politique, économique, financier, diplomatique ou autre (« combinaison hors domaines »[20]) ;

-celle qui repose sur une diversification des moyens comme les bombardements, l’embargo, la propagande, la spéculation financière, la dévaluation monétaire, etc. (« combinaison hors moyens »[21]) ;

-celle qui amalgame les échelles afin de promouvoir une interaction et une action décloisonnée entre le stratégique, l’opérationnel et le tactique (« combinaison hors degrés »[22]).

Il en ressort huit principes[23] qui figurent comme des maximes de ce nouvel art de la guerre que nous ne détaillerons pas ici : omnidirectionnalité, synchronie, objectifs limités, moyens illimités, déséquilibre, consommation minimale, coordination omidimensionnelle et contrôle du processus entier.

Si Qiao Liang et Wang Xiangsui ont raison d’indiquer qu’il ne peut y avoir de révolution dans les affaires militaires sans un effort de réflexion théorique accompagnant le perfectionnement technique des armes[24], leur travail est loin d’être révolutionnaire et n’est pas exempt de lacunes et de critiques. Ce que nous examinerons dans un prochain article.

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Bibliographie :

QIAO Liang et WANG Xiangsui, La Guerre hors limites, Paris, Payot & Rivages, 2006, 309 p.


[1] QIAO Liang et WANG Xiangsui, La Guerre hors limites, Paris, Payot & Rivages, 2006, 309 p., p. 39

[2] Ibid., pp. 36-37

[3] Ibid., p. 51

[4] Ibid., p. 56, p. 143, pp. 150-158

[5] Ibid., pp. 76-77

[6] Ibid., p. 168

[7] Ibid., pp. 78-79

[8] Ibid., pp. 88-95

[9] Ibid., pp. 100-101

[10] Ibid., pp. 101-105

[11] Ibid., pp. 105-110

[12] Ibid., pp. 111-116

[13] Ibid., pp. 116-120

[14] Ibid., p. 121

[15] Ibid., pp. 194-208

[16] Le nombre d’or 0,618 est utilisé depuis l’Antiquité dans la production architecturale et artistique.

[17] Ibid., pp. 213-242

[18] Ibid., p. 252

[19] Ibid., pp. 252-260

[20] Ibid., pp. 260-265

[21] Ibid., pp. 265-270

[22] Ibid., pp. 271-275

[23] Ibid., pp. 281-293

[24] Ibid., p. 167

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