La cartographie militaire 

La cartographie ayant pour but la représentation du terrain, la cartographie militaire désigne la réalisation de cartes pour un usage militaire. Elle suit donc l’évolution à la fois des techniques de représentation graphique, de l’art militaire, et de la géographie. La géographie et la cartographie militaire sont confondues jusqu’au milieu du XIXe siècle. En effet, jusque-là, l’intérêt de la géographie militaire avait été de situer les obstacles à la progression d’une armée et donc de les cartographier.

La prise en compte des éléments géographiques est une évidence que rappelle par exemple Sun Tzu[1], qui consacre deux chapitres de son Art de la guerre au terrain et à son influence. Pour lui, il y a des terrains à prendre et à éviter : tous les terrains ne sont pas bons, et il déconseille par exemple le passage par les marécages qui ralentissent la progression. Il met également en rapport les terrains les uns avec les autres. Si la connaissance géographique est reconnue comme primordiale, il n’y a pas pour autant de conceptualisation de celle-ci ni de ses possibles représentations. Nous essaierons donc de présenter ici les principales évolutions de la cartographie militaire.

Les premières cartes sont vraisemblablement des représentations de constellations, comme dans les grottes de Lascaux ou du Castillo (Espagne). La plus ancienne carte topographique semble être le Rocher de Bedolina. Les spécialistes découpent sa fabrication en quatre phases, des ajouts successifs dont l’interprétation n’est pas tranchée[2].

Photographie du rocher de Bedolina, Ruparch, 1996
Photographie du rocher de Bedolina, Ruparch, 1996, Wikimedia Commons

Durant l’Antiquité et le Moyen Âge européens, le savoir géographique se transmet plutôt sous une forme manuscrite, ressemblant à des guides, indiquant longueur des étapes, lieux de ravitaillement plus qu’à des représentations totales du territoire. Les quelques représentations graphiques connues reprennent des formes géométriques. La miniature de Cosmas, moine byzantin, représente la terre sous la forme d’un rectangle entouré d’un océan extérieur. Les cartes en « T dans l’O »[3] sont les plus courantes. On voit ici, dans cette reproduction d’une page des Étymologies d’Isidore de Séville, évêque espagnol dont les Etymologiae tentent de regrouper l’ensemble du savoir antique, que ces représentations ne peuvent pas être très utiles pour le chef de guerre. En effet, elles ne montrent qu’une connaissance très générale de la géographie terrestre, sans référence ni aux angles, ni aux surfaces. L’orientation des troupes ne peut donc pas se faire avec ces cartes.

La représentation du monde en « T dans l’O », spécifique au Moyen Âge. Ici, un extrait des Étymologies d’Isidore de Séville, 623
La représentation du monde en « T dans l’O », spécifique au Moyen Âge. Ici, un extrait des Étymologies d’Isidore de Séville, 623, Wikimedia Commons

Le monde arabe, lui, produit aux XIe et XIIe siècles des cartes plus abouties, notamment du point de vue de la précision. Celles d’al-Idrisi[4] sont remarquables par leur organisation. Il reprend l’organisation précédemment utilisée par Ptolémée. Sept régions, organisées d’Est en Ouest, sont divisées en dix sections. Le code couleur est encore utilisé de nos jours : par exemple, la mer est représentée en bleu. Une autre de ses particularités est de représenter le Nord en bas de la carte et le Sud en haut. Ce savoir géographique devient de plus en plus utilisable en pratique, mais l’échelle reste inadaptée à la plupart des opérations.

Macrobe, Commentaire sur le Songe de Scipion, folio 34 recto, environ 1150
Macrobe, Commentaire sur le Songe de Scipion, folio 34 recto, environ 1150, Wikimedia Commons

Lui aussi présente les différentes zones climatiques, qui sont l’inclinaison entre ce lieu et l’écliptique.

Toutefois, une méthodologie générale de la cartographie semble absente en Europe, que ce soit au sujet de la réalisation ou de l’utilisation des cartes. Ainsi, Nicolas Machiavel[5], non seulement politiste mais également théoricien militaire, invite tout général à s’aider de cartes, sans préciser leur nombre, les moyens de se les procurer, ni ce qu’elles peuvent représenter. La cartographie progresse en profitant des avancées de la topographie, notamment en matière de géométrie et de trigonométrie. Une meilleure connaissance de la topographie d’un espace permet d’en tirer une meilleure représentation.

Pour passer d’une sphère (en trois dimensions) à un plan (en deux dimensions), un compromis doit être fait par le cartographe entre préservation des angles et préservation des distances et des surfaces. Les cartographes terrestres s’orientent plutôt vers une préservation des distances, tandis que les cartographes militaires utilisent des méthodes préservant les angles. En effet, modifier les angles entre les ports compliquerait considérablement le repérage des navires dans l’océan. La sphère militaire prend en compte ces avancées et les premiers corps de géographes-cartographes se développent dans le monde militaire. L’habitude se prend progressivement de faire figurer des indications d’anciennes opérations militaires telles que des marches, sièges, ou camps fortifiés[6].

Les ingénieurs militaires sont aussi fréquemment sollicités pour des travaux de cartographie. Les fortifications qu’ils doivent proposer s’appuient sur des éléments de terrain qu’ils doivent décrire et représenter dans des mémoires adressés aux cours. Si les quatre générations de Cassini[7] avaient triangulé la France sur le terrain, les cartographes actuels peuvent se soustraire à cette pratique. Le lien privilégié entre cartographes et haut commandement se voit également dans le rattachement en 1816 de la cellule de cartographie prussienne à l’État-Major.

Collaboration entre César-François Cassini et des ingénieurs-géographes, extrait de sa carte de 1745, centrée sur le pays d’Olne. Conservée au Château de l’Armée. Ministère de l’Armée
Collaboration entre César-François Cassini et des ingénieurs-géographes, extrait de sa carte de 1745, centrée sur le pays d’Olne. Conservée au Château de l’Armée. Ministère de l’Armée, Wikimedia Commons

La défaite française de 1870 aboutit à la création du Service de Géographie de l’Armée (SGA) en 1887. Il devient un véritable service cartographique militaire et emploie 200 personnes en temps de paix. Le SGA est alors directement rattaché à l’État-Major, rue de Varennes. Un de ses objectifs est d’améliorer la carte d’État-Major pour préparer la prochaine guerre face à l’Allemagne.

Le nouveau changement semble être celui du GEOINT, à partir des années 2000, acronyme anglais désignant une science de l’information géospatiale. Faire une carte devient de plus en plus rapide et les possibilités techniques permettent de superposer des couches d’informations toujours plus nombreuses. Les données sont fusionnées selon leur géolocalisation et géoréférencement.

L’idée n’est pas nouvelle : l’utilisation conjointe de l’aviation et de la photographie permet, lors de la Première Guerre mondiale, de superposer des photographies du front avec les systèmes orographiques et hydrographiques pour déceler les lieux de stationnement de pièces d’artillerie est déjà de la fusion de données. Le changement survient avec les capacités techniques permises par l’expansion des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Le flux d’informations s’intensifie : chaque militaire devient un capteur capable d’acquérir et de transmettre du renseignement. Cartographier devient donc progressivement un jeu d’échanges rapides entre le haut-commandement et les troupes déployées. Cela se voit aussi avec l’introduction dans l’armée française du Système d’Information et de Communication Scorpion permettant un « suivi de situation tactique amie (blue force tracking) »[8]. L’ensemble de la hiérarchie a à sa disposition les informations en temps quasi-réel.

Le chemin parcouru depuis les premières cartes à usage militaire est donc sensible. La première étape de la réalisation d’une carte, la collecte des données, a été rendue de plus en plus facile par l’organisation étatique et les moyens technologiques permettant de conserver et diffuser l’information. Le numérique y a joué un rôle prépondérant ces dernières années : les outils de SIG (Systèmes d’Informations Géographiques) permettent à l’amateur comme au professionnel de mener ses analyses cartographiques, qu’elles soient militaires ou non.

Si vous avez aimé cet article, nous vous conseillons également :

Bibliographie :

« SICS », dans Ministère des Armées, Paris, Délégation à l’information et à la communication de la défense, 2021, [en ligne] https://www.defense.gouv.fr/terre/equipements/equipements/commandement-transmissions/sics (dernière consultation le 22/01/2022)

BAVOUX Jean-Jacques, La géographie : objets, méthodes, débats, Paris, Armand Colin, 2016, 367 p.

BINOIS Grégoire, « La cartographie militaire au XVIIIe siècle, une cartographie historique ? », dans Hypothèses, vol. 19, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2016, 428 p., pp. 41-51, [en ligne] https://www-cairn-info/revue-hypotheses-2016-1-page-41.htm (dernière consultation le 22/01/2022)

BOULANGER Philippe, La géographie, reine des batailles, Paris, Perrin, 2020, 362 p.

BOULANGER Philippe, Géographie militaire et géostratégie : enjeux et crises du monde contemporain, Paris, Armand Colin, 2015 (1re éd. 2011), 315 p.

GRATALOUP Christian, Vision(s) du Monde : histoire critique des représentations de l’Humanité, Malakoff, Armand Colin, 2018, 236 p.

JACOB Christian, L’empire des cartes. Approche théorique de la cartographie à travers l’histoire, Paris, Albin Michel, 1992, 537 p.


[1] Sun Tse est un stratège et général chinois du VIe siècle avant notre ère, souvent considéré comme le premier théoricien militaire d’envergure. Il est l’auteur d’un Art de la Guerre.

[2] JACOB Christian, L’empire des cartes. Approche théorique de la cartographie à travers l’histoire, Paris, Albin Michel, 1992, 537 p., pp. 41-48

[3] GRATALOUP Christian, Vision(s) du Monde : histoire critique des représentations de l’Humanité, Malakoff, Armand Colin, 2018, 236 p.

[4] Charif al-Idrissi est un savant arabe né vers 1100, probablement à Ceuta, et mort en 1166 ou en 1175 en Sicile. Réputé pour ses connaissances géographiques dues à de nombreux voyages, il est appelé par le roi Roger II de Sicile à Palerme pour réaliser une carte de l’ensemble du monde connu. Cette carte contient de nombreuses erreurs de localisation qui sont palliées par la masse de données.

[5] Nicolas Machiavel (Florence 1469 – Florence 1527).

[6] BINOIS Grégoire, « La cartographie militaire au XVIIIe siècle, une cartographie historique ? », dans Hypothèses, vol. 19, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2016, 428 p., pp. 41-51, [en ligne] https://www-cairn-info/revue-hypotheses-2016-1-page-41.htm (dernière consultation le 22/01/2022)

[7] Jean-Dominique Cassini (Perinaldo 1625 – Paris 1712) et son fils Jacques (Paris 1677 – Thury 1756) ont terminé le tracé du méridien de Paris (allant de Dunkerque à Perpignan) en 1718. Des cartes individuelles de l’ensemble de la France sont levées par César-François Cassini (1714-1784, dit Cassini III) et Jean-Dominique Cassini (1748-1845, dit Cassini IV) entre 1744 et 1784.

[8] « SICS », dans Ministère des Armées, Paris, Délégation à l’information et à la communication de la défense, 2021, [en ligne] https://www.defense.gouv.fr/terre/equipements/equipements/commandement-transmissions/sics (dernière consultation le 22/01/2022)

Laisser un commentaire