Cette recension a préalablement été publiée dans la lettre n°14 BIS de la Commission Française d’Histoire Militaire en avril 2022. Nous partageons ce texte avec leur autorisation et celle de l’auteur, José MAIGRE.
Il n’est pas dans les habitudes de notre lettre de consacrer des notes de lecture à des albums de BD, mais pourquoi ne pas faire une exception ? Surtout que cet album en vaut la peine ! Il nous replonge dans l’atmosphère enfiévrée de mai 1958, d’Alger à Paris, où bruissent les « 13 complots du 13 mai ».[1] à la clé, un changement de régime et un formidable marché de dupes que résume bien dans la dernière case de la BD la confidence de Salan à Massu sur le balcon du Gouvernement général « Massu, je me demande si on n’a pas fait une connerie ! », alors que de Gaulle vient de prononcer le 4 juin 1958 face à la foule algéroise son fameux « Je vous ai compris, je sais ce qui s’est passé ici », qui veut tout dire et rien dire… bel exemple dans l’art de manier des formules que n’aurait pas reniées Machiavel. Chacun sait que « le » général ne nourrissait guère de sympathie pour ses pairs, lesquels le lui rendaient bien… sauf – bien sûr – parmi les quelques rares qui avaient appartenu à la vaillante cohorte d’origine des Français Libres.
L’album s’articule en deux parties : la première celle qui s’intitule Les généraux fait la part belle à l’émeute locale et à ses multiples rebondissements, où le cocasse flirte constamment avec le souci du respect des faits, et la seconde – plus courte – sous le titre convenu Le général qui met en scène les mécanismes – tortueux à souhait – qui aboutissent au retour au pouvoir du général de Gaulle, vite apparu pour une grande partie de l’opinion comme un « sauveur » face au délitement de la IVe République.
Tout démarre donc le 13 mai par une manifestation de ceux qu’on commence à appeler les activistes, menée par Pierre Lagaillarde un jeune avocat algérois libéré de ses obligations militaires, mais qui en réserviste très actif portait volontiers sa tenue camouflée. à Alger, ce n’est pas la première journée d’émeute au sein de la communauté européenne très prompte à s’enflammer, et pas non plus la dernière. Elle se souvient encore que le président du Conseil – Guy Mollet – y fut accueilli par une pluie de tomates plus ou moins pourries en février 1956, et dut s’esquiver face à l’émeute… les Algérois n’acceptant par le limogeage de leur cher gouverneur général, Jacques Soustelle, avec la crainte – toujours présente – de voir « brader » leur Algérie, celle qu’ils considèrent irrévocablement comme une terre française à part entière, rejoignant sur ce point l’opinion de la plupart des cadres de l’Armée qui menaient avec conviction une lutte inexpiable contre le FLN et l’ALN. La goutte d’eau qui a fait déborder le vase de la suspicion contre Paris, c’est la prochaine nomination comme président du Conseil – un de plus, du fait de l’instabilité ministérielle – de Pierre Pflimlin qui remplace Félix Gaillard, et que l’on soupçonne de vouloir traiter avec la rébellion algérienne. Les étudiants activistes allument la mèche avec les anciens combattants et prennent d’assaut le Gouvernement général – l’Armée responsable du maintien de l’ordre en ville depuis la bataille d’Alger, ayant laissé faire avec une sympathie à peine dissimulée.
Les émeutiers n’hésitent pas à mettre en place carrément un comité de Salut public avec l’idée derrière la tête d’exporter leur soulèvement à toutes les villes d’Algérie, et pourquoi pas à la France métropolitaine ! Ils s’inspirent ouvertement des thèses ultras, avec une certaine nostalgie de Vichy et même une vraie connivence avec le Salazarisme. Ils décident le général Massu, le très populaire patron des paras, pourtant gaulliste de la première heure, à prendre leur tête pour tenter de canaliser le mouvement et d’apaiser les esprits, le retour à l’ordre ayant toujours été une priorité chez les militaires. Et quant au commandant–en–chef, le général Raoul Salan, il n’a encore aucune sympathie pour les activistes algérois qui ont tout de même tenté de l’assassiner en janvier 1957, lors d’un attentat au bazooka ! Salan essaie non sans mal de ménager la chèvre et le chou entre Alger et Paris, mais la rupture va s’avérer vite inévitable entre des politiciens pour le moins discrédités et des cadres militaires – actifs et retraités – prompts à attiser les braises de la révolte. Le patron de l’Armée – le général Ely – pris entre deux feux démissionne avec fracas. Les comploteurs les plus extrémistes en viennent même à envisager de lâcher des régiments paras sur Paris (!), et on « exporte » la révolte algéroise en Corse, ce qui nous vaut quelques pages proprement jubilatoires dans l’album.
L’heure du général a enfin sonné. On va le tirer de sa retraite forcée à Colombey – où on l’a vu dans les premières pages se contenter de ronger son frein en promenant son chien et accueillir son tailleur venu prendre ses mesures pour un nouveau costume. Mais de Gaulle n’a rien à voir avec Cincinnatus ! Il est clair que l’on sent chez lui – et cela est parfaitement montré dans l’album – un réel désir de revenir au pouvoir et un art consommé de manœuvrer pour arriver à ses fins. La suite est trop connue des amateurs d’histoire pour la narrer dans le détail. En quinze jours, on passe de la traversée du désert au vote houleux de l’Assemblée nationale qui investit le 1er juin le général comme dernier président du Conseil d’un régime aux abois. La BD excelle à nous montrer sur le mode d’une bouffonnerie aimable – qui fait du bien au lecteur – tous les coups bas et les chausse-trappes qui se succèdent entre le 13 et le 23 mai, dans un perpétuel aller–retour entre Alger et Paris. Et François Mitterrand y est à peine caricaturé comme opposant irréductible au retour du général aux affaires, surtout à la suite d’un presque coup d’état militaire. La manière souvent caricaturale – mais jamais méchante – dont sont présentés les généraux d’Alger ou de Paris laisse d’ailleurs à penser qu’aucun d’entre eux n’a sérieusement envisagé un putsch… on n’est pas encore à la date du 22 avril 1961 ! De plus, la présence – souvent gaguesque – tout le long de l’album de Léon Delbecque à la tête d’un influent réseau gaulliste démontre combien ce complot-là était à Alger de loin le mieux préparé. Au total, un album qui se lit avec plaisir, à recommander aussi bien aux connaisseurs du sujet qu’aux jeunes qui y verront une analyse pertinente d’une époque révolue et une belle méditation sarcastique sur l’exercice du pouvoir.
José MAIGRE, rédacteur en chef de la Commission Française d’Histoire Militaire
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Bibliographie
BOUCQ François et Juncker Nicolas, Un général, des généraux, Bruxelles, Le Lombard, 2022, 144 p.
[1] C’est le titre d’un passionnant ouvrage d’investigation écrit à « chaud » par Merry et Serge Bromberger, paru en 1959 à la Librairie Arthème Fayard.