The Great Delusion de John J. Mearsheimer

The Great Delusion de John J. Mearsheimer

Cette recension est une version légèrement modifiée d’un devoir personnel de l’auteur, originellement réalisé dans le cadre du programme de master Histoire – Relations internationales de l’Université Catholique de Lille.

John J. Mearsheimer est un politiste américain professeur de sciences politiques à l’Université de Chicago. Il a principalement obtenu sa renommée universitaire à la suite de la publication, en 2001, de son livre publié The Tragedy of Great Power Politics où il expose les principaux fondements théoriques du réalisme offensif, une variante du courant réaliste[1] illustrés par de nombreux cas historiques[2]. Dans son œuvre, Mearsheimer, en tant que réaliste offensif, envisage les États comme des réceptacles à puissance cherchant à en emmagasiner toujours plus pour garantir leur sécurité[3]. Comme tous les réalistes, il est focalisé sur les déterminants de la puissance, en particulier de la puissance militaire qui est susceptible d’être utilisée[4]. Il avance que la structure du système international est anarchique. Dépourvus de Léviathan, les États doivent donc s’aider eux-mêmes[5], les grandes puissances comptent davantage que les puissances mineures ou moyennes qui peuvent être omises par commodité d’analyse[6], les États sont vus comme des acteurs rationnels[7] et la méfiance, l’incertitude, voire la peur, règnent dans les relations interétatiques[8].

The Great Delusion: Liberal Dreams and International Realities, publié beaucoup plus récemment, en 2018, entame une toute autre direction[9]. Il a été écrit vers la fin du mandat de Barack Obama et l’arrivée de la nouvelle administration Trump. Il s’inscrit dans un contexte de lassitude de l’opinion américaine face aux interventions menées au Moyen-Orient et aux conséquences déstabilisatrices de celles-ci[10]. L’auteur partage cette lassitude et cherche à expliquer les échecs de la politique étrangère américaine de ces dernières décennies, élaborée sur la base d’une croyance profonde à la supériorité des valeurs libérales par les élites américaines[11]. Son livre n’est plus un traité sur le réalisme, mais avant tout une critique de l’école libérale des relations internationales[12]. Sa structure suit celle du découpage Individu-État-Système ou Micro-Macro communément rencontré en relations internationales[13].

Pour Mearsheimer, le libéralisme ne peut que s’incliner face au réalisme et au nationalisme dans le champ des relations internationales[14]. Il n’est pas antilibéral, car il soutient l’ordre de la démocratie libérale en interne[15]. Cependant, il vilipende le libéralisme justicier et triomphateur : le libéralisme hégémonique. L’auteur consacre la moitié du livre à un travail de définition, de conceptualisation et de synthèse des fondements philosophiques du libéralisme et du nationalisme[16], en commençant par une exploration sur la nature morale de l’Homme[17]. Les idées avancées dans ce livre ne sont pas vraiment novatrices, ce sont des thèmes et des idées régulièrement abordées dans la littérature des sciences humaines et sociales[18].

 De ce léger détour de philosophie morale, il entame une réflexion sur l’Homme, dont la première motivation est de conserver sa personne (c’est-à-dire survivre) ; à défaut, il cesse d’exister tout simplement[19]. Il dépeint également l’Homme comme un être avant tout social et non individuel et solitaire, contrairement à ce que pensaient les philosophes contractualistes[20] du XVIIe-XVIIIe siècle[21]. Le désir de se conserver est une des raisons derrière cette nature sociale de l’Homme, le nombre fait la force[22].Tôt ou tard, toute société doit instaurer un ordre politique pour assurer la cohésion, établir des règles de conduite et régler les différends entre les membres de celles-ci, sinon il y aurait désintégration de la société[23]. La fonction de l’ordre politique en clair, comme le dit Aristote dans ses Politiques, est de vivre bien[24].

Une constante traverse l’œuvre de Mearsheimer : il s’agit de son allégeance à la théorie de la rationalité limitée fréquemment rencontrée dans la pensée politique anglo-saxonne qui remonte à David Hume et à Edmund Burke pour se prolonger chez Friedrich Hayek[25]. Pour Burke, l’ordre politique de la Révolution française construit de toute pièce après tabula rasa selon un grand plan théorique, est voué à l’échec et à s’effondrer[26]. Selon Hayek, les processus économiques sont trop complexes pour être mis à portée de compréhension pour la Raison[27]. D’après Mearsheimer, la Raison ne peut résoudre les grandes questions existentielles, telles que ce que constitue la « bonne vie »[28].

À la suite de sa brève excursion sur le terrain de la philosophie morale, Mearsheimer explore le terrain de la philosophie politique pour procéder à un travail de synthèse des idées charnières du libéralisme et du nationalisme. En commençant par son examen du libéralisme, l’auteur distingue entre les « libéraux modus vivendi »[29] surtout dominants au XVIIIe siècle et au XIXe siècle et les « libéraux progressistes ». Les « libéraux modus vivendi » plaidaient pour un rôle minimum pour l’État, qui devait laisser le maximum de latitude aux habitants de la cité pour conduire leurs affaires en privé. C’est ce que Constant dénommait la « liberté des modernes », à la différence de celle des anciens qui était synonyme de la vie du citoyen dans les cités grecques[30]. Les libéraux progressistes l’ont définitivement emporté face aux libéraux modus vivendi au XXIe siècle ; à la différence de ces derniers, ils sont pour une plus grande intervention de l’État sur la société, ce qu’il appelle « l’ingénierie sociale », afin de promouvoir les droits et égalités qui s’y rattachent comme le droit aux mêmes opportunités[31]. Ce qui traduit un optimisme dans les capacités et les bienfaits de la Raison[32]. Tous les libéraux, quel qu’en soit les sous-catégories, croient aux vertus des droits universels et inaliénables et à la tolérance qui en découle[33].

Le nationalisme, quant à lui, présente cinq grandes caractéristiques : un sentiment d’unité, une culture propre, un exceptionnalisme marqué, une histoire liée à un mythe fondateur, une identification profonde au territoire et un grand intérêt pour déterminer son propre destin[34]. État et nation ne font qu’un, parce que l’un comme l’autre a besoin de l’autre[35]. Pour Mearsheimer, le nationalisme transcende le libéralisme, car il est plus à-même de répondre aux aspirations des sociétés qui s’attachent à la survie et à la stabilité[36]. Ce n’est pas pour rien que nous vivons dans un monde constitué essentiellement d’États-nations et non de démocraties libérales.

L’auteur continue sa critique en évoquant le libéralisme hégémonique en matière de politique étrangère, notamment américaine, dans la seconde moitié du livre. Selon lui, cette politique étrangère, formulée sur la base du libéralisme hégémonique, vise à recréer le monde à l’image de la démocratie libérale représentée par les États-Unis[37]. Pour Mearsheimer, ce remodelage du monde est voué à l’échec. Les sociétés étrangères ne se prêtent pas à l’ingénierie sociale à cause de leur complexité et de leur résistance dérivée des nationalismes[38]. Ces interventions extérieures ne peuvent qu’entraîner que conflits après conflits et non la paix[39]. Au niveau national, elle dérive en État sécuritaire qui surveille ses propres citoyens[40]. Et, paradoxe le plus flagrant dans ses tentatives, elle viole les droits qu’elle était censée promouvoir. Même si cette politique réussissait, elle ne résoudrait pas la guerre entre États, ni n’apporterait la prospérité économique à tous.

Les théories de la paix démocratique sont caduques, car historiquement il y a eu des conflits entre démocraties[41]. Les théories de l’interdépendance le sont également, puisque les États peuvent faire la guerre de manière limitée pour obtenir des avantages stratégiques et que les intérêts vitaux d’un État, comme sa survie, ne répondent pas à la logique économique[42].  Les théories des libéraux institutionnalistes sont défaillantes, parce que le droit ne peut pas produire son effet sans être appuyé par la force. Or, il n’y a pas de Léviathan dans le système international[43]. Elles se rapportent aux domaines de l’économie et de l’environnement, et ne fonctionnent pas pour résoudre des problèmes sécuritaires[44]. Ultimement, tout libéral en politique international ne peut que rester dans le carcan réaliste et ne peut échapper aux logiques de puissance sévissant dans le système international[45].

Globalement, les tentatives coercitives d’exporter la démocratie libérale ne peuvent qu’être destructives et infructueuses : une telle affirmation semble recevable. Néanmoins, qu’en serait-il d’une puissance hégémonique suivant le réalisme offensif auquel l’auteur est intellectuellement associé ? Si nous suivons les principes du réalisme offensif, une puissance de ce genre chercherait toujours à accumuler davantage de puissance pour sa sécurité. Elle aussi céderait à une politique étrangère interventionniste semant chaos et destruction, soit pour chercher à accumuler davantage de ressources fondatrices de sa puissance, soit pour écraser de potentiels adversaires qui se hisseraient à sa mesure. Ce cas n’a pas été étudié par l’auteur.

Deuxièmement, son ouvrage verse dans le relativisme et le nihilisme. Si nous sommes rationnellement incapables de découvrir des valeurs intrinsèquement supérieures, alors la recherche philosophique perd sa signification, de même que l’action. Si nous sommes éternellement incapables de définir le Bien, du fait des limites de notre raison ou de l’absence de consensus, alors toutes les valeurs se valent. Le progrès moral ne peut pas dépasser un certain seuil. La croyance en des valeurs auxquelles on se rapporte est un des motifs fondamentaux de l’action. Nous serions condamnés à l’inaction ne pouvant réaliser quelque chose de plus haut qui nous demeure éternellement inaccessible.

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Bibliographie

ARISTOTE, Les Politiques, Paris, Flammarion, 1990, 575 p.

BURKE Edmund et TURNER Frank M. (éd.), Reflections on the Revolution in France, New Haven, Yale University Press, 2003, 368 p.

HAYEK Friedrich August, The Constitution of Liberty, Chicago, The University of Chicago Press, 2011, 688 p.

MEARSHEIMER John J., The Great Delusion: Liberal Dreams and International Realities, New Haven, Yale University Press, 2019, 328 p.

MEARSHEIMER John J., The Tragedy of Great Power Politics, New York, W. W. Norton & Company, 2001, 568 p.


[1] Le réalisme est historiquement le courant de pensée dominant par lequel les relations internationales ont été étudiées. En quelques mots, il se focalise sur l’analyse des rapports de force entre États dans un environnement anarchique, c’est-à-dire dépourvu d’une autorité suprême surplombant les États. Les thèmes de la guerre et de la paix, les déterminants de la puissance matérielle (armée, économie, population, territoire, industrie, etc.) sont des objets d’études classiques du réalisme. Ses racines philosophiques proviennent de la pensée de l’historien grec Thucydides (Ve siècle av. J.-C.), de l’homme d’État florentin Machiavel (1469-1527), du philosophe anglais Thomas Hobbes (1588-1679) et de bien d’autres… Dans le domaine des relations internationales à proprement parler, ses théoriciens sont, entre autres, Hans Morgenthau (1904-1980), Raymond Aron (1905-1983), Kenneth Waltz (1924-2013) et John Mearsheimer (1947-). L’école réaliste des relations internationales est principalement dominée par les politistes américains. Elle a connu son âge d’or pendant la guerre froide. Elle a depuis été sévèrement remise en question par bon nombres d’autres approches (libéralisme, théorie critique, constructivisme, féminisme, etc.). La tendance aujourd’hui est à la diversification des approches pour analyser les relations internationales.

[2] MEARSHEIMER John J., The Tragedy of Great Power Politics, New York, W. W. Norton & Company, 2001, 568 p.

[3] Ibid., pp. 17-22

[4] Ibid., pp. 55-84

[5] Ibid., pp. 32-36

[6] Ibid., p. 5

[7] Ibid., p. 31

[8] Ibid., p. 42-46

[9] MEARSHEIMER John J., The Great Delusion: Liberal Dreams and International Realities, New Haven, Yale University Press, 2019, 328 p.

[10] Ibid., p. 5

[11] Ibid., pp. 4-6

[12] Le libéralisme est le deuxième grand courant de pensée parmi les différentes écoles des relations internationales. Originellement, il puise ses idées fondatrices dans la philosophie de John Locke (1632-1704), Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), Emmanuel Kant (1724-1804), etc. Les penseurs libéraux s’attachent à défendre la liberté et les droits des individus et croient indubitablement au progrès de la condition humaine. Dans le domaine des internationales, cette école accepte les postulats du réalisme (les relations interétatiques prédominent, l’anarchie est une donnée des relations interétatiques avec pour corollaire l’éruption de la guerre). Cependant, elle projette une vision plus optimiste des relations internationales en poussant la réflexion sur les conditions nécessaires pour l’avènement d’une paix durable entre États. L’école libérale a la conviction que la pacification des relations internationales peut s’opérer par le biais du resserrement de relations commerciales, le droit international qui officie en tant que régulateur, les organisations internationales formant une communauté d’États et surtout par les prédispositions pacifiques entre démocraties. En effet, la paix démocratique est une proposition majeure de cette école. Elle attache donc une certaine importance à l’étude des institutions internes des États. La démocratie, plus respectueuse des droits des individus serait moins disposée à faire la guerre que les régimes autocratiques et autoritaires, parce que le peuple pose sa sanction. Le libéralisme a connu une immense popularité pendant l’entre-deux-guerres avec les propositions du président américain Woodrow Wilson (1856-1924) instituant la Société des Nations. Puis, après avoir perdu sa popularité du fait de la Seconde Guerre mondiale et de la guerre froide, il connaît un moment de gloire à l’effondrement de l’Union soviétique. Le politiste américain Francis Fukuyama (1952-) perçoit la clôture de la guerre froide comme un triomphe des idées libérales qui sont parvenus à s’imposer face à leurs concurrents idéologiques. Le libéralisme a depuis été très discuté du fait des évènements de ces dernières décennies (attaques terroristes, renouveau des régimes autoritaires, persistance des guerres civiles et des guerres interétatiques, compétition entre les États-Unis et la Chine, etc.). Aujourd’hui, ni le libéralisme, ni le réalisme s’arrogent une position de domination dans l’étude des relations internationales. D’autres approches comme le constructivisme ont acquis une certaine notoriété.       

[13] Ibid., pp. 12-13

[14] Ibid., p. 4

[15] Ibid., pp. 11-12

[16] Ibid., pp. 14-96

[17] Ibid., pp. 14-44

[18] Quiconque a sérieusement étudié la philosophie politique, l’histoire des idées politiques, la pensée économique, ne sera pas vraiment étonné par ce que Mearsheimer énonce dans son ouvrage. Quant à sa critique du libéralisme hégémonique, thèse centrale de l’ouvrage, le philosophe et juriste allemand Carl Schmitt (1888-1985) avait, dès les années 1930, commencé à anticiper les effets pervers du libéralisme universaliste. C’était d’ailleurs le fil conducteur de la pensée internationaliste schmittienne.

[19] Ibid., p. 15

[20] Nous faisons référence ici à Thomas Hobbes (1588-1679), John Locke (1632-1704) et Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), qui ont tous commencé leur réflexion philosophique par la situation de l’Homme dans un état hypothétique antérieur à la société appelé « état de nature », la société se formant par le biais d’un contrat entre les hommes peuplant cet état.

[21] Ibid., pp. 33-34

[22] Ibid., pp. 34-35

[23] Ibid., pp. 38-39

[24] ARISTOTE, Les Politiques, Paris, Flammarion, 1990, 575 p., p. 85

[25] HAYEK Friedrich August, The Constitution of Liberty, Chicago, The University of Chicago Press, 2011, 688 p., pp. 131-132

[26] BURKE Edmund et TURNER Frank M. (éd.), Reflections on the Revolution in France, New Haven, Yale University Press, 2003, 368 p., pp. 51-52

[27] HAYEK Friedrich August, op. cit., p. 412

[28] Ibid., pp. 28-33

[29] Ibid., pp. 46-47

[30] Ibid., pp. 54-56

[31] Ibid., pp. 56-57

[32] Ibid., p. 58

[33] Ibid., pp. 47-49

[34] Ibid., pp. 85-94

[35] Ibid., pp. 95-102

[36] Ibid., pp. 106-108

[37] Ibid., pp. 120-123

[38] Ibid., pp. 140-142

[39] Ibid., pp. 153-158

[40] Ibid., pp. 182-185

[41] Ibid., pp. 201-204

[42] Ibid., pp. 207-209

[43] Ibid., p. 215

[44] Ibid., p. 216

[45] Ibid., pp. 219-223

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