Nous sommes le 14 janvier 1842, au fortin de Jalalabad, confluent des fleuves Kaboul et Kunar, frontière entre l’Empire des Indes britannique et le royaume d’Afghanistan. Journal du capitaine anglais Blackhouse :
« Hier, environ vers 13 h, Brydon, un assistant chirurgien […] nous a rejoint (sur un cheval qui aurait difficilement pu faire un mètre de plus) blessé et marqué de coups des pieds à la tête et c’est lui, tout seul, qui nous a livré cette effroyable histoire. »

Un seul rescapé sur toute une division britannique : tout est dit. Une question s’impose : comment est-il possible que la première armée du monde ait pu subir une défaite aussi retentissante face à un peuple tribal ? Pour comprendre, il nous faut remonter plus de deux ans en arrière. Une querelle de succession en Afghanistan, un gouverneur anglais de la Compagnie des Indes aux vues ambitieuses, le Grand Jeu entre Russes et Anglais en arrière-plan et voilà les Anglais s’emparant de Kaboul en août 1839, y plaçant un prince à leur solde.
Mais le pays n’est pas avec eux et, en 1841, le fils du khan déchu, Mahomed Akber reconquiert tout le pays, mettant le siège devant Kaboul en novembre. Et après plus de 60 terribles jours de blocus, les plus de 16 000 Anglais et Indiens, militaires et surtout civils de la garnison, sont à bout de forces.
Alors, le 6 janvier 1842, vers 9 heures du matin, une décision est prise par le général Elphinstone : quitter le camp de Kaboul, direction Jalalabad et l’Inde anglaise, 150 km à l’est. La colonne s’organise : 690 fantassins du 44th Foot et artilleurs à cheval anglais forment l’ossature, 2500 cipayes indiens de la Compagnie des Indes avec leurs officiers européens, environ 500 cavaliers supplétifs afghans, mais surtout plus de 12 000 porteurs et civils dont les femmes et enfants des officiers anglais…
La route vers Jalalabad commence. Aucun ennemi en vue. Bientôt pourtant, c’est la déferlante : le camp de Kaboul qui est submergé, pillé, réduit en cendres en quelques heures est évacué ; un lieutenant anglais et 50 cavaliers indiens sont massacrés à l’arrière-garde ; les balles pleuvent, seuls les éclaireurs indiens du capitaine Mackenzie ripostent efficacement… Il leur faut vite rejoindre la montagne, Kaboul est en flammes. « Cet embrasement, qui éclairait tout le pays à une distance de plusieurs milles, formait un spectacle d’une effrayante sublimité »[1].

Au soir du 6, le campement se fait dans la neige, il règne un désordre terrible avec le chaos des tentes. Des milliers de civils meurent de froid dans la nuit glacée. Au petit matin, le 6e du Bengale a disparu dans la neige. La neige a durci sur les sabots, fossilisé les moustaches, les barbes…
De nouvelles attaques ont lieu. Le 44th tient seul et repousse tous les assauts. Le capitaine Mackenzie se déclare otage des Afghans, mais rien n’y fait. Au soir, ils n’ont avancé que de 16 km sur 150 dans cette « agonie lente qui torture tout ce qu’il y a de vital en [eux] »[2].
Le 8, ils doivent passer dans un défilé de 8 km où les Afghans attendent, fusils chargés, blocs de pierres prêts… C’est un spectacle terrifiant : glaçons, monceaux de neige, plus de 3000 morts, centaines de blessés qui errent, le 44th et le 54e du Bengale ferment l’arrière-garde… Les femmes des officiers anglais traversent les premières au galop et s’en sortent. Le repos est impossible : « personne n’avait d’autre lit que la neige »[3].
Le lendemain, Mahomed Akber accorde une trêve pour permettre de recueillir femmes et enfants, ils sont épargnés. Il reste une centaine d’hommes du 44th, 60 cipayes, 170 cavaliers et un canon. Soit seulement 330 soldats et des milliers de porteurs !
Le 10 janvier, les derniers soldats indiens abandonnent leurs armes, mains et bras gelés. Les Afghans recommencent à tirer, brisant la trêve. Les Cipayes paniquent, les porteurs s’enfuient… Ils sont égorgés par les Afghans. L’arrière-garde européenne est anéantie.
Au soir, ne suivent plus que 50 artilleurs, un obusier, 70 hommes du 44th, 150 cavaliers et quelques centaines de porteurs hagards… Les Afghans proposent aux Européens de se rendre s’ils abandonnent les porteurs, Elphinstone refuse. S’ensuit une marche de nuit de 35 km, les blessés sont abandonnés et les porteurs s’égarent.
Le lendemain, les troupes se regroupent difficilement à Jugdulluk pour une défense désespérée. Une soif terrible s’installe, mais le ruisseau est impossible à atteindre sous le feu continu de l’ennemi. Et les problèmes s’accumulent : attaques nocturnes afghanes, contre-sortie terrible de quinze soldats du 44th les repoussant, tentative de négociations qui échoue, Elphinstone est retenu prisonnier et son second, le capitaine Skinner, est assassiné…
Le 12, les soldats repartent d’eux-mêmes, décidés à percer la ligne. Ils grimpent les rochers à pics, les terribles pentes, traversent malgré des feux affreux et une route barrée. Seuls 40 fantassins et 12 cavaliers passent.

Mais le 13, sur la colline de Gandamak, à 56 km de Jalalabad, il ne reste plus que 25 fantassins du 44th, des centaines d’Afghans leur faisant face. Le capitaine Souter cache le drapeau sous son manteau, c’est le baroud d’honneur. Les tirs partent, les hommes tombent, les Afghans chargent au sabre. Quelques officiers dont Souter sont capturés. Les douze cavaliers restants, lancés au galop, sont tous rattrapés et massacrés les uns après les autres, à l’exception du docteur Brydon qui parvient, seul, à Jalalabad. La division de Kaboul est anéantie.
Après ce désastre qui traumatise durablement les esprits anglo-saxons, une expédition est faite à la fin de l’année 1842 pour récupérer les prisonniers, mais il faut attendre 1879 pour que les Anglais osent, de nouveau, s’en prendre à l’Afghanistan.

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Bibliographie :
EYRE Vincent, L’Armée anglaise en Afghanistan, 1842, Paris, B. Giovanangeli, 2012, 172 p.
[1] EYRE Vincent, L’Armée anglaise en Afghanistan, 1842, Paris, B. Giovanangeli, 2012, 172 p.
[2] Ibid.
[3] Ibid.