Le Dernier Duel de Ridley Scott

Cet article contient des spoilers, veuillez ne pas le lire si vous ne souhaitez pas être spoilés.

Décembre 1386. Le public est en émoi. Une femme, dont le destin se joue en ce moment-même, tremble dans la tribune. Deux cavaliers anciennement amis, maintenant ennemis, s’élancent. Les lances s’écrasent contre les boucliers…

Qui sera le vainqueur ?

Réalisé par Ridley Scott et sorti dans les salles obscures en octobre 2021, Le Dernier duel est l’adaptation du livre éponyme d’Éric Jager sur le duel judiciaire Carrouges – Le Gris. Le film retrace le « dernier » duel judiciaire en France à la fin du XIVe siècle, provoqué par l’accusation de viol par Marguerite de Carrouges contre Jacques le Gris, l’ami de son époux, le chevalier Jean de Carrouges. Afin de protéger son honneur et de prouver les dires de sa femme, de Carrouges réclame un combat à mort contre le Gris suite à un procès suivi de près par leurs contemporains.

Plan de SCOTT Ridley Le Dernier duel États-Unis 20th Century Studios 2021 152 min
Plan de SCOTT Ridley, Le Dernier duel, États-Unis, 20th Century Studios, 2021, 152 min

Avant de parler plus avant du film, il convient de bien avoir en tête ce qu’est un duel judiciaire, puis de présenter le contexte de l’époque à la fin du XIVe siècle, ainsi que les personnages concernés.

Selon les historiens romains Tacite (De origine et situ germanorum) et Tite-Live, le duel judiciaire provient des traditions païennes germaniques, et nous les retrouvons plus anciennement encore dans les récits mythiques antiques : nous pouvons citer le duel d’Achille contre Hector devant la cité de Troie dans l’Illiade d’Homère.

Un duel judiciaire doit régler un litige par le combat et est efficace pour réguler les vengeances et les guerres privées en leur offrant une solution définitive. Les dieux germaniques montrent la voie à suivre en armant le bras du vainqueur. Toutefois, cette efficacité est discutable, même à cette époque des Germains la relativisaient. Charlemagne confirme l’utilisation des duels judiciaires par un capitulaire[1] de 803 avec bouclier et bâton, maintenu par son successeur Louis le Pieux en 816. Mais le duel judiciaire est contesté par l’Église en 855 durant le concile de Valence, excommuniant ceux qui s’y adonnent. Le pape Nicolas Ier évoque même en 867 l’indignité du duel qui forcerait Dieu à créer un miracle. Or, cet interdit ne fait pas disparaître le duel judiciaire : Philippe le Bel rétablit les duels, interdits sous Saint-Louis.

Au Moyen Âge, un duel judiciaire est un fait de preuve où l’accusé doit prouver son innocence à ses accusateurs. On partait donc du principe que l’accusé était coupable. Le serment a une importance capitale, même si l’enquête occupe la première place dans la hiérarchie de preuves afin de faire éclater la vérité. Le duel judiciaire est très différent de l’ordalie, qui consiste à confronter un accusé par l’expression de la volonté divine – par exemple, mettre la main dans le feu et ne pas la voir brûler est un signe d’innocence. Ce qui différencie les duels judiciaires germaniques de ceux pratiqués au Moyen Âge est que les duellistes ne sont pas confrontés à la volonté divine, mais bien face à l’autre. C’est un combat de personne à personne et c’est après ce dernier que l’on désigne la manifestation divine.

Le duel judiciaire est donc avant tout une affaire civile, cadrée par la présence de magistrats.

Jacques Le Gris discute avec son avocat sur la meilleure manière de procéder pour gagner le procès Ridley Scott présente ce duel comme une affaire civile encadrée comme c’était le cas à l’époque Plan de SCOTT Ridley, Le Dernier duel, États-Unis 20th Century Studios 2021 152 min
Jacques Le Gris discute avec son avocat sur la meilleure manière de procéder pour gagner le procès. Ridley Scott présente ce duel comme une affaire civile encadrée, comme c’était le cas à l’époque. Plan de SCOTT Ridley, Le Dernier duel, États-Unis, 20th Century Studios, 2021, 152 min

Ensuite, au moment où se tient le duel judiciaire entre Carrouges et Le Gris en 1386, le royaume de France est toujours en pleine guerre de Cent Ans, sous le règne de Charles VI, dit « le Bien-aimé », mais plus tard connu sous le nom de « fol ». Son père, Charles V, avait réussi à repousser les Anglais et avait mis fin à la première partie de la guerre de Cent Ans. À sa mort en 1380, Charles VI lui succède donc. Il a dix-huit ans au moment du duel et règne sous la régence de ses oncles. La politique du royaume est, par conséquent, complexe : avec un tout jeune roi, une régence, ainsi qu’une mosaïque de fiefs contrôlés par des princes de sang. Notre affaire se déroule en Normandie, dans la majorité sous domination française, mais surtout sous le contrôle de familles normandes plus normandes que françaises. Dès la moindre contrariété envers le royaume de France, elles n’hésitent pas à se tourner vers le royaume d’Angleterre qui s’intéresse de près à la région.

Ce contexte a participé au lancement de cette affaire. Le long passif entre les protagonistes fut également un déclencheur.

Campé par Matt Damon, Jean de Carrouges (1330-1396) est issu d’une ancienne famille normande profondément attachée au roi de France. Il est un guerrier expérimenté : il participe en 1364 à la bataille de Cocherelle sous les ordres de Bertrand du Guesclin afin de permettre à Charles V d’être sacré à Reims et de forcer le roi d’Angleterre Edouard III à renoncer au trône de France, mais aussi à des expéditions pour le compte du roi de France et de son seigneur Pierre d’Alençon.

La famille Carrouges est vassale du seigneur Pierre d’Alençon, interprété par Ben Affleck, propriétaire de nombreux fiefs, forteresses et terres. Elle a un train de vie bien plus modeste que son suzerain, comme nous le montre correctement le film. Le château et les terres de Carrouges ne donnent à la famille qu’un revenu d’environ quatre cents livres par an, soit douze fois moins que le prix payé par le seigneur d’Alençon pour faire siéger sa cour dans la ville d’Argentan. Le père Carrouges possède la capitainerie de Bellême, ce qui laisse à son fils Jean la perspective de monter les échelons pour devenir vicomte. Il fréquente la cour de son seigneur, où il est même chambellan, et se lie d’amitié avec un écuyer, Jacques le Gris. Il épouse Jeanne de Tilly, mais elle meurt avec leur fils en 1370.

Il épouse alors en secondes noces Marguerite de Thibouville (1362-1419), jouée brillamment par Jodie Corner. Fille unique de Robert V de Thibouville, elle est l’héritière d’une partie importante de ses biens malgré une réputation assombrie par la double trahison de son père face à la couronne de France.

Interprété par Adam Driver, Jacques le Gris (1330-1386) est un homme éduqué, clerc des ordres mineurs, sachant donc lire et écrire. Nous avons beaucoup moins de sources à son propos par rapport à Carrouges et son épouse, mais nous savons qu’il exerçait avec succès l’activité de collecteur des impôts auprès des vassaux du comte d’Alençon. Il est décrit à l’époque comme un homme fort physiquement avec de la prestance, marié avec des enfants mais hédoniste et séducteur auprès de femmes mariées. Malheureusement, le film ne nous montre pas que Le Gris a une épouse, ce qui retire une facette intéressante du personnage. Preuve de l’amitié entre Le Gris et Carrouges, le premier était le parrain du fils de Jean, avant que ce dernier ne meure en 1370 avec sa mère.

L’affaire nous est connue grâce aux quinze pages du Registre du Parlement, document en latin que Jean Froissart[2] (1337-1410), chroniqueur à Paris, semble avoir vu. Il aurait pris connaissances de ce registre pour relater l’évènement[3].

Le contexte étant posé, nous pouvons nous pencher sur le film et son intrigue.

L’oeuvre de Ridley Scott se compose de cinq parties : le début du duel avant que les combattants ne s’élancent, la vérité selon Jean de Carrouges, la vérité selon Jacques le Gris, la vérité selon Marguerite de Carrouges, et enfin le duel judiciaire, incluant l’enquête et la session face au parlement de Paris.

L’intérêt majeur du film est de comparer les visions des trois protagonistes et de pleinement profiter du jeu des acteurs, qui ont à leur disposition une palette nuancée d’émotions en fonction de la scène jouée. En effet, des scènes sont revues sous une perspective différente selon le vécu propre du personnage, si bien que les acteurs ont dû jouer ces scènes trois fois.

Par exemple, là où Jean de Carrouges se présente comme étant un héros de guerre incompris et injustement trainé dans la boue par son seigneur Pierre d’Alençon, amoureux de sa femme et fidèle au roi, Jacques le Gris le voit plutôt comme un rustre illettré prompt à la colère, ridicule et moqué par ses frères d’armes. Quand Jean voit sa femme Marguerite comme une épouse modèle éprise de lui, charmante, innocente et naïve, Jacques le Gris pense plutôt qu’elle est une femme érudite ennuyée dans son mariage, séduisante et le narguant par de subtils jeux de regard. Lorsque Jacques vit ce viol comme un acte d’amour passionné dont ils n’auraient pas pu se défaire, Marguerite le perçoit comme une agression, une souillure d’avoir été prise contre son gré par un coureur de jupons. Le film est riche en détails, différents en fonction du protagoniste mis à l’honneur.

Quelques spectateurs peuvent se plaindre de la redondance des scènes, et de la longueur du film, toutefois, la richesse de l’interprétation des acteurs est à noter et les facettes des personnages ainsi bien plus complexes.

Malheureusement le personnage du roi Charles VI (1368-1422), joué par Alex Lawther, est caricatural dans son traitement, paraissant absent et immature, et il en est de même pour Pierre d’Alençon (1340-1404) incarné par Ben Affleck, interprétant un seigneur libertin sans finesse.

Le film suit fidèlement les différentes étapes de l’affaire judiciaire, de l’amitié entre les deux hommes, jusqu’aux rancœurs grandissantes que voue Jean de Carrouges à Jacques le Gris. Carrouges est, en effet, mal aimé de son seigneur Pierre d’Alençon, qui le juge rustre et grossier. Le conflit éclate véritablement quand Aunou le Faucon, anciennement une terre de Robert V de Thibouville – le père de Marguerite – inclue dans la dot de Marguerite, est donnée par Robert V à son suzerain, Pierre d’Alençon, pour payer ses dettes. Pierre donne cette terre à Jacques le Gris pour le récompenser de ses bons services en tant que collecteur des dettes, ce qui va attiser la rancœur de Carrouges.

Carrouges entame un procès contre son suzerain, Pierre d’Alençon, et contre Jacques le Gris pour récupérer Aunou le Faucon, mais le perd. Il sollicite à nouveau la justice lorsque Jacques le Gris acquiert la capitainerie de Bellême qui devait lui revenir à la mort de son père. Les sources décrivent Jean de Carrouges comme un procédurier qui enchaîne les procès contre son seigneur pour sa propre ambition personnelle.

L’affaire prend un second tournant quand Jacques le Gris tombe sous le charme de Marguerite lors des fêtes de Noël de 1384 : en signe de réconciliation après ces deux procès, Jean de Carrouges serre les mains de Jacques et demande à sa femme de déposer un baiser sur ses lèvres. Les sources sous-entendent que ce baiser serait à l’origine de la passion dévorante de Le Gris pour Marguerite.

D’autre part, le film traite de l’aspect militaire de la vie d’un chevalier et de ses usages.

Les chevaliers pouvaient partir à la guerre à des fins pécuniaires. Carrouges participait, par exemple, à des campagnes militaires afin de subvenir aux besoins de son domaine et de sa famille. Ce n’était pas qu’une question d’honneur ou de loyauté envers son seigneur.

Jean de Carrouges lance un gant à l’intention de Jacques le Gris, qui accepte, au début du procès devant le roi. Le film suit cette idée chevaleresque du héros de guerre guindé d’honneur en la personne de Carrouges, mais il le montre également sous un jour plus sombre : un chevalier rustre envers sa femme, en quête de gloire et de titres. La figure du chevalier n’est pas idéalisée, mais traitée de façon réaliste selon les besoins des hommes de ce temps.

Le sac de Limoges le 19 septembre 1370 Plan de SCOTT Ridley Le Dernier duel États-Unis 20th Century Studios 2021 152 min
Le sac de Limoges, le 19 septembre 1370. Plan de SCOTT Ridley, Le Dernier duel, États-Unis, 20th Century Studios, 2021, 152 min

En outre, l’adoubement de Carrouges à ses cinquante-six ans, présenté dans le film juste avant une bataille durant sa campagne militaire en Écosse[4] est fausse : il aurait été adoubé quand il fut nommé page à la cour d’Alençon, soit vers ses vingt ans. Il est curieux que le film mette en place cet adoubement sur le tard, comme pour signifier que Carrouges avait gagné suffisamment en prestige et en gloire durant cette campagne militaire pour être adoubé chevalier. Or, une cérémonie de l’adoubement ne se déroule pas en quelques minutes dans une forêt, mais dans le cadre précis d’une cérémonie, comme un rite de passage[5].

Nous supposons qu’ils ont inséré cette erreur historique dans le but d’exacerber l’animosité entre les deux personnages dans la scène suivante : une fois Jean revenu d’Écosse pour la cour d’Alençon, ce dernier se vante de son nouveau statut de chevalier pour humilier Jacques le Gris qui ne l’est pas.

De plus, des flèches enflammées sont lancées pour embusquer l’armée où se tient Jean de Carrouges durant cette campagne en Écosse, mais il est très peu probable que des flèches enflammées aient été utilisées. Cette utilisation hollywoodienne des flèches enflammées est abusive car bien moins courante en réalité : en Occident, elles pouvaient être utilisées afin d’incendier des bateaux par exemple, mais leur usage restait rare.

Enfin, le point d’orgue militaire du film est le duel entre Carrouges et Le Gris. Une fois que le duel est validé par le Parlement de Paris, fautes de preuves probantes suite au procès, il se tient à Paris, le 29 décembre 1386, comme l’écrit le film, plus précisément derrière le prieuré de Saint Martin des Champs, situé aujourd’hui dans le 3e arrondissement de Paris. C’était un vaste terrain plat, habituellement utilisé pour accueillir les joutes et les évènements sportifs. Le roi Charles VI est en effet présent, ce qui témoigne de l’ampleur de l’affaire. La lice de bois est longue de soixante-dix mètres et large de dix-huit, formée par un épais grillage de bois plus haut qu’un homme, composée d’un sable ratissé. La foule est tenue à l’écart par une seconde palissade en bois moins élevée.

La lice où se tient le duel. Plan de SCOTT Ridley Le Dernier duel États-Unis 20th Century Studios 2021 152 min
La lice où se tient le duel. Plan de SCOTT Ridley, Le Dernier duel, États-Unis, 20th Century Studios, 2021, 152 min
Miniature illustrant Marguerite de Carrouges très certainement au moment du duel dans un manuscrit de la fin du XVe siècle Jean de Wavrin Manuscrit Royal 14 E IV « Recueil des croniques d’Angleterre » Wikimedia Commons https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Margueritte_de_thibouville-2.jpg
Miniature illustrant Marguerite de Carrouges très certainement au moment du duel, dans un manuscrit de la fin du XVe siècle. Jean de Wavrin, Manuscrit Royal 14 E IV, « Recueil des croniques d’Angleterre », Wikimedia Commons, https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Margueritte_de_thibouville-2.jpg

Dans le film, Marguerite de Carrouges est placée dans une tour en bois en hauteur pour observer les deux combattants, mais aussi pour être observée de la foule. Elle était, en réalité, selon les sources[6], cachée à l’abri des regards dans une charrette enveloppée de tissu noir, elle-même tout de noir vêtu et à l’écart du champ de bataille. Ce choix de ne pas respecter la vérité historique est explicable par la nécessité de rendre spectaculaire le duel : l’épouse Carrouges l’observe avec avidité et frayeur car il en tient de sa vie. Si son époux meurt, elle est déclarée coupable et brûlée vive pour parjure.

Le combat se déroule en trois parties, le combat à cheval à la lance, puis à la hache et enfin à l’épée ou à la dague, ou miséricorde. Il fut long, car les deux combattants étaient des guerriers expérimentés alors que la moyenne des combats au Moyen Âge étaient, à l’inverse, assez courts, de par la dureté physique que cela implique. Selon les sources[7], le combat fut violent. Malgré sa blessure à la cuisse, Jean tue Jacques le Gris, qui clame pourtant toujours son innocence. Carrouges et sa femme triomphent après les remerciements du roi et se dirigent vers l’église Notre-Dame faire leurs offrandes sous les acclamations de la foule, tandis que le corps de Le Gris est pendu à Montfaucon.

Le combat à cheval Plan de SCOTT Ridley Le Dernier duel États-Unis 20th Century Studios 2021 152 min
Le combat à cheval. Plan de SCOTT Ridley, Le Dernier duel, États-Unis, 20th Century Studios, 2021, 152 min
Le combat à terre Plan de SCOTT Ridley Le Dernier duel États-Unis 20th Century Studios 2021 152 min
Le combat à terre. Plan de SCOTT Ridley, Le Dernier duel, États-Unis, 20th Century Studios, 2021, 152 min

En outre, le film met également en avant les femmes, en la personne de Marguerite.

La vérité, selon Ridley Scott, est portée par Marguerite de Thibouvilles, comme les termes « la vérité » restent longtemps présents à l’écran lorsque le chapitre du point de vue de Marguerite débute. Le spectateur assume donc que ce qu’il va voir est maintenant la vérité objective. Jean de Carrouges n’était pas un mari aimant, mais un mari souvent absent, cupide des biens de sa femme et obsédé par l’idée d’avoir un héritier. Jacques le Gris a pénétré la demeure de Carrouges pour violer Marguerite, alors que cette dernière ne l’a pas séduit. Elle vit dans la honte et la culpabilité, comme nous le montrent finement plusieurs scènes où Marguerite se replie sur elle-même.

Elle explique tout à son mari, qui entame pour elle une poursuite judiciaire contre le Gris jusqu’au procès au Parlement de Paris. Les femmes avaient, en effet, pour tuteur légal leur père, leur frère, puis leur époux, et par la suite leurs fils si elles en avaient, et n’avaient pas de statut juridique[8]. Marguerite avait donc besoin du soutien de son mari pour entamer une procédure judiciaire. Elle l’accuse toutefois de la défendre uniquement pour son honneur à lui et pour gagner en gloire. Les sentiments des femmes ne sont pas pris en compte, et le film le retranscrit bien : la procédure judiciaire advient pour sauver l’honneur de Carrouges et de sa lignée, et non pas pour soulager la victime. Nous reviendrons sur cette condamnation du film un peu plus tard.

Le procès où Marguerite enceinte est interrogée par les avocats et les magistrats Les questions sont intrusives, essayant de faire craquer Marguerite Le plan la place au centre de l’attention comme elle l’était justement durant l’enquête Plan de SCOTT Ridley Le Dernier duel États-Unis 20th Century Studios 2021 152 min
Le procès où Marguerite, enceinte, est interrogée par les avocats et les magistrats. Les questions sont intrusives, essayant de faire craquer Marguerite. Le plan la place au centre de l’attention, comme elle l’était justement durant l’enquête. Plan de SCOTT Ridley, Le Dernier duel, États-Unis, 20th Century Studios, 2021, 152 min

Ce qui avait certainement étonné les contemporains de Marguerite est sa volonté de prouver son innocence et de faire éclater la vérité. Les femmes se taisaient quand elles subissaient un viol – la mère Carrouges l’explique à Marguerite vers la fin du film, ne comprenant pas pourquoi sa bru s’obstine à se mettre elle et sa famille en danger pour une simple vérité. Elle-même aurait été violée durant sa jeunesse et elle s’était pourtant tue : « la vérité importe peu » tant que l’on survit. Si Le Gris gagne le duel, Marguerite sera condamnée pour faux témoignage de viol contre un homme : elle serait déshabillée, tondue, ligotée à un poteau de bois puis brûlée vive. Cette souillure retomberait sur la famille. Déjà, les regards changent. L’amie de Marguerite, Marie, s’est éloignée d’elle et l’ignore pour ne pas être tâchée elle-aussi de cette réputation. Elle en vient même à témoigner contre Marguerite au procès, expliquant que lors de l’une de leurs discussions, la dame de Carrouges aurait exprimé qu’elle trouvait Le Gris séduisant.

Le conte de fée présenté au début, du preux chevalier tombant amoureux d’une belle dame, se brise face à la réalité des mariages arrangés et des femmes propriétés de leurs époux. Jean est peut-être amoureux de sa femme, mais c’est bien sa quête d’honneur et d’héritier qui ressort le plus. Il fait peu état d’âme des sentiments de Marguerite.

L’une des qualités principales du film est de présenter Marguerite comme une maîtresse de maison, une gestionnaire, rôle en effet des épouses, notamment des seigneurs. Leurs époux partis à la guerre, c’était elles qui géraient le foyer, réalité que l’on retrouve rarement dans un film de cette ampleur budgétaire. Il ne présente pas une femme s’ennuyant dans son château, mais bien une gestionnaire aux faits de ce qu’il se passe dans sa demeure, détentrice des clés et des décisions. Marguerite est également une femme cultivée, sachant lire et écrire.

La pression mise sur les épaules des femmes pour produire des héritiers est bien présentée dans le film, car c’était en effet le premier rôle de l’épouse. Ne pas concevoir d’enfants après un an de mariage était suspicieux : le fait que la mère Carrouges condamne le manque de fertilité de sa bru est donc plausible. Le plaisir féminin est, par ailleurs, mis à l’honneur dans le film – quelques discussions entre médecins, Jean et Marguerite traitent de l’orgasme féminin – et à raison, parce que l’on croyait à l’époque que la conception nécessitait la semence de l’homme, mais aussi celle de la femme.

Toutefois, le film pèche dans sa maladresse. À trop défendre la femme, il met en scène des comparaisons peu subtiles, comme celle avec la jument devant être engrossée, prisonnière dans son écurie. Le spectateur n’a pas besoin de ce parallèle pour comprendre que Marguerite est prisonnière de cette grossesse qui tarde à venir : des précédentes discussions entre Carrouges et Marguerite l’avaient bien mis en lumière. La maladresse du film tient de sa propension assumée à présenter Marguerite comme une féministe avant l’heure, et c’est balayer de l’histoire de nombreuses femmes fortes avant elle comme Aliénor d’Aquitaine, Cléopâtre, Boadicée, Artémise d’Halicarnasse, Jeanne d’Arc, et tant d’autres, dont des femmes dont les sources n’ont pas pu faire mention à plus petite échelle.

Christine de Pizan est une poétesse et écrivaine contemporaine de Marguerite de Thibouvilles et elle aussi s’exprime sur les injustices de son temps Pourquoi donc présenter Marguerite comme la première féministe de l’histoire  British Library Harley 4431 f.259v Wikimedia Commons https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Christine_de_Pisan_-_cathedra.jpg
Christine de Pizan est une poétesse et écrivaine contemporaine de Marguerite de Thibouvilles, et elle aussi s’exprime sur les injustices de son temps. Pourquoi donc présenter Marguerite comme la première féministe de l’histoire ? British Library, Harley 4431, f.259v, Wikimedia Commons, https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Christine_de_Pisan_-_cathedra.jpg

Le contexte des femmes au XIVe siècle est bien différent du nôtre et le parallèle que le film exécute est anachronique. Les femmes n’avaient pas de statut juridique et, bien que ce soit inconcevable de nos jours, il était normal à cette époque que l’époux cherche réparation de sa réputation entachée plutôt que de véritablement défendre la victime.

D’autres erreurs sont à noter, comme les cheveux de Marguerite qui, lors de certaines scènes, sont lâchés alors qu’elle est mariée à Carrouges. Les femmes mariées cachaient, en effet, leurs cheveux de la vue des autres hommes[9].

Marguerite n’a pas les cheveux couverts durant son procès Cette scène ici présente la confrontation de Marguerite avec son époux furieuse qu’il ne lui ait rien dit des conséquences mortelles du duel s’il venait à mourir l’accusant de n’être concerné que par son honneur Plan de SCOTT Ridley Le Dernier duel États-Unis 20th Century Studios 2021 152 min
Marguerite n’a pas les cheveux couverts durant son procès. Cette scène ici présente la confrontation de Marguerite avec son époux, furieuse qu’il ne lui ait rien dit des conséquences mortelles du duel s’il venait à mourir, l’accusant de n’être concerné que par son honneur. Plan de SCOTT Ridley, Le Dernier duel, États-Unis, 20th Century Studios, 2021, 152 min

Le film accuse Jacques le Gris d’avoir violé Marguerite de Carrouges, or, la vérité n’est pas si certaine. Des historiens hésitent sur l’origine paternelle de l’enfant. Un écuyer aurait témoigné des années plus tard pour s’accuser du viol de Marguerite, selon les écrits de Juvenal des Ursins (1388-1473), évêque de Reims[10]. Une seule certitude : Marguerite a bien été violée, mais par qui ? Le Gris, ou un autre ? Est-ce que Marguerite avait menti ? Cette vérité restera un mystère.

Ce n’est également pas le dernier duel judiciaire en France, contrairement à ce que proclame le film, mais le dernier duel avalisé par le Parlement, donc le dernier qui respecte une procédure médiévale établie sans triche administrative. Nous pouvons citer comme duels judiciaires ultérieurs celui de Valenciennes entre les bourgeois Jacotin et Mahot en 1455, celui entre Jarnac et Châtaigneraie autorisé par le roi mais pas par le Parlement en 1547, et enfin le duel entre Claude d’Aguerres et le seigneur de Fendilles, autorisé par le roi mais se déroulant à Sedan pour que ce dernier se décharge de sa responsabilité. Les duels de la Renaissance sont surtout des duels d’honneur, et non plus des éléments de procédures judiciaires.

Un dernier regret que nous pouvons noter est l’utilisation du filtre bleu, caractéristique de la patte artistique de Ridley Scott, qui empêche les spectateurs de pleinement profiter du travail fait par les équipes sur les costumes. Ces derniers sont colorés, fabriqués à partir de matériaux bien divers, et propres – ce qui est rare dans les films hollywoodiens sur le Moyen Âge où la saleté est représentée à tort et à travers, en particulier dans d’autres films de Ridley Scott, comme Robin des bois.

Le duel entre le Gris et Carrouges a été hors-norme pour l’époque jusqu’à laisser des traces chez Jean Froissart, qui a mis deux versions de cette affaire dans ses chroniques, et chez un moine anonyme de Saint-Denis, qui fut la base des écrits de Juvénal des Ursins, évêque de Reims. C’était une affaire extraordinaire qui a attiré les foules de la cour de Pierre d’Alençon jusqu’à la cour de France, les yeux rivés sur le duel entre les deux hommes. Le film a pour mérite de présenter avec fidélité les différentes étapes de l’affaire dans une reconstitution assez fidèle de l’époque, de montrer avec finesse aux spectateurs les liens entre vassaux et seigneurs, la vie d’un chevalier au train de vie modeste, et la vie d’une femme gérante de ses terres dont le plaisir est essentiel pour permettre la procréation, des notions assez peu représentées dans des films historiques et qu’il est important de saluer.

Toutefois, le film a des maladresses dans le traitement de la femme en tant que victime, dans justement son entêtement à la présenter comme une féministe à une époque qui était si différente de la nôtre. Ridley Scott n’a pas pu s’empêcher de représenter des notions du XIVe avec ses yeux d’homme du XXIe siècle.

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Bibliographie

Sources primaires :

DES URSINS Juvénal, Histoire de Charles VI, roy de France, et des choses mémorables advenües de son règne, dès l’an MCCCLXXX jusques en l’an MCCCXII, Paris, Abraham Pacard, 1614, 599 p., [en ligne] https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k310004b.image (dernière consultation le 04/09/2022)

FROISSART Jean, Collection de chroniques, mémoires et autres documents pour servir à l’histoire de France, depuis le commencement du XIIIe siècle jusqu’à la mort de Louis XIV,… par M. Jean Yanoski… Froissart, Paris, Firmin-Didot frères, 1846, 476 p., pp. 365-372, [en ligne] https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6228124g/f375.item (dernière consultation le 04/09/2022)

Sources secondaires :

AINSWORTH Peter, « Au delà des apparences : Jean Froissart et l’affaire de la dame de Carrouges », dans Cahiers de Recherches Médiévales et Humanistes, n°25, Paris, Classiques Garnier, 2013, 624 p., pp. 109-127, [en ligne] http://journals.openedition.org/crm/13079 (dernière consultation le 25/08/2022)

AVIGNON Carole, BILLORÉ Maïté et MATHIEU Isabelle, La justice dans la France médiévale : VIIIe-XVe siècles, Paris, A. Collin, 2012, 222 p.

Centre universitaire d’études et de recherches médiévales, La justice au Moyen Âge : sanction ou impunité ?, Aix-en-Provence, Publications du CUERMA, 1986, 352 p., [en ligne] http://books.openedition.org/pup/3003 (dernière consultation le 25/08/2022)

LEVY-GIRES Noëlle, « Se coiffer au Moyen Age ou l’impossible pudeur », dans CONNOCHIE-BOURGNE Chantal (dir.), La chevelure dans la littérature et l’art du Moyen Âge, Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Provence, 2004, 396 p., pp. 279-290, [en ligne] http://books.openedition.org/pup/4184 (dernière consultation le 25/08/2022)

RIBEMONT Bernard, « Christine de Pizan, la justice et le droit », dans Le Moyen Age, tome CXVIII, n°1, Paris, De Boeck Supérieur, 2012, 258 p., pp. 129-168, [en ligne] https://www.cairn.info/revue-le-moyen-age-2012-1-page-129.htm (dernière consultation le 25/08/2022)

ROUCH Jeannine, « Jean IV de Carrouges contre Jacques le Gris », dans Patrimoine Normand, n°28, Les Moutiers-en-Cinglais, Spart, 1999, 68 p., [en ligne] https://www.patrimoine-normand.com/article-144712-jean-de-carrouges-jacques-le-gr.html (dernière consultation le 25/08/2022)

Filmographie :

SCOTT Ridley, Le Dernier duel, États-Unis, 20th Century Studios, 2021, 152 min

NOTA BENE, « Le dernier duel judiciaire du Moyen Âge », France, Nota Bene, 2021, 36 min [en ligne] https://www.youtube.com/watch?v=wRwRfUWcBFM&t=453s (dernière consultation le 04/09/2022)

[1] Un capitulaire est un acte législatif royal, ou impérial, de l’époque carolingienne, divisé en chapitres.

[2] Clerc et lettré, Jean Froissart est un des plus importants chroniqueurs de l’époque médiévale. Ses nombreux voyages en diverses cours européennes lui a permis de recueillir des témoignages destinés à nourrir ses chroniques : les cours d’Angleterre (Edouard III), d’Écosse (David Bruce), de Bruxelles (Wenceslas et Jeanne de Brabant), d’Aquitaine (le Prince Noir), d’Italie à Rome, Milan, Bologne et Ferrare, et de Savoie.

[3] Afin de connaître les deux versions des chroniques détaillés de Jean Froissart sur l’affaire, voir AINSWORTH Peter, « Au delà des apparences : Jean Froissart et l’affaire de la dame de Carrouges », dans Cahiers de Recherches Médiévales et Humanistes, n°25, Paris, Classiques Garnier, 2013, 624 p., pp. 109-127, [en ligne] http://journals.openedition.org/crm/13079 (dernière consultation le 25/08/2022)

[4] En 1385, Jean de Carrouges participe à l’expédition du capitaine d’Honfleur, Jean de Vienne, sur les côtes d’Angleterre et d’Écosse.

[5] Le jeune homme est, de coutume, adoubé à ses vingt ans. La veille de la cérémonie, il purifie son corps par un bain et son esprit par une veillée de prières dans la chapelle du château, vêtue d’une tunique blanche. Il exécute également un jeûne rigoureux de vingt-quatre heures. Le jour-dit, il assiste à une messe devant une assistance nombreuse, et reçoit l’épée avec le baudrier, les éperons d’or, le heaume et l’écu. Il prête serment sur les Évangiles de ne s’engager que pour des causes nobles et justes. Son parrain, un chevalier renommé ou son seigneur, lui donne alors la « paumée » ou « collée », un coup administré par le plat de la main sur la nuque, ou le plat de l’épée sur l’épaule ou la joue.

[6] FROISSART Jean, Collection de chroniques, mémoires et autres documents pour servir à l’histoire de France, depuis le commencement du XIIIe siècle jusqu’à la mort de Louis XIV,… par M. Jean Yanoski… Froissart, Paris, Firmin-Didot frères, 1846, 476 p., pp. 365-372, [en ligne] https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6228124g/f375.item (dernière consultation le 04/09/2022)

[7] Ibid.

[8] Pour avoir l’avis d’une femme sur les procédures judiciaire, voir l’exemple de Christine de Pizan, écrivaine et poétesse du XIVe siècle, contemporaine de Marguerite, qui accuse la machine judiciaire de rendre l’accès aux connaissances juridiques impossibles aux femmes pour mieux les dépouiller. La jeune veuve qu’est Christine de Pizan, sans expérience dans le droit, doit rapidement avoir affaire à la justice des hommes, à des avocats avides et peu scrupuleux qui vont la marquer d’une empreinte négative sur la justice. Voir RIBEMONT Bernard, « Christine de Pizan, la justice et le droit », dans Le Moyen Age, tome CXVIII, n°1, Paris, De Boeck Supérieur, 2012, 258 p., pp. 129-168, [en ligne] https://www.cairn.info/revue-le-moyen-age-2012-1-page-129.htm (dernière consultation le 25/08/2022)

[9] Pour en savoir plus, voir LEVY-GIRES Noëlle, « Se coiffer au Moyen Age ou l’impossible pudeur », dans CONNOCHIE-BOURGNE Chantal (dir.), La chevelure dans la littérature et l’art du Moyen Âge, Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Provence, 2004, 396 p., pp. 279-290, [en ligne] http://books.openedition.org/pup/4184 (dernière consultation le 25/08/2022)

[10] Pour en savoir plus, voir DES URSINS Juvénal, Histoire de Charles VI, roy de France, et des choses mémorables advenües de son règne, dès l’an MCCCLXXX jusques en l’an MCCCXII, Paris, Abraham Pacard, 1614, 599 p., [en ligne] https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k310004b.image (dernière consultation le 04/09/2022)

Une réflexion sur “Le Dernier Duel de Ridley Scott

  1. Très très bon article. Très clair et bien écrit.
    Moi qui adore l’histoire j’ai appris plein de choses. Bravo.

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